CE QUE PEUT LA FICTION. ENTRE TRANSITIVITE ET INTRANSITIVITE
Mais quelle était cette quête
d'une signification, dans cette indifférence envers la signification?Et
que signifiait-elle?
Samuel Beckett
Tout lecteur qui, lisant un roman, se soucie de savoir comment finiront
ses personnages, sans se soucier de savoir comment lui-même finira,
ne mérite pas qu'on satisfasse sa curiosité.
Miguel de Unamuno
Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne
pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison
en flammes; oui, il doit y avoir quelque chose. On n'agit pas comme ça
pour rien.
Ray Bradbury
On pourrait croire, à la lecture
de nombre de romans français contemporains, que la parenthèse
réflexive, massivement instaurée au vingtième siècle
par le nouveau roman, a définitivement été
refermée, tant l'adhésion au réel, à son déroulement
prévu et prévisible, à ses figures, à ses
postures, plus particulièrement ses personnages et ses lieux, paraît
aller de soi. Finies les interrogations en uvre, sur ce qu'est un
roman, ce qui le compose, les représentations ne sont plus questionnées,
assurées qu'elles seraient de leur transitivité. Et même
le balancier postmoderne paraît revenu du panfictionnalisme pour
se fixer résolument sur « réalité ».
À
ce recul de la pratique littéraire s'ajoute l'incurie d'une critique
qui ne fait généralement pas l'effort de comprendre son
objet d'analyse et, plus particulièrement, puisque c'est le sujet
qui nous intéresse dans cet article, ce qu'est la fiction, multipliant
pourtant les dossiers thématiques sur le sujet et les attributions
à large spectre, comme si tout le champ représentationnel,
voire humain, devait être touché, et cela à une époque
où les livres théoriques sur le sujet ne manquent cependant
pas [1].
C'est
pourquoi il m'a semblé nécessaire de penser ici ce que peut
la fiction, et, pour commencer, d'analyser précisément son
rapport spécifique au monde, d'examiner s'il lui est possible d'y
faire référence, tentant ensuite de voir ce qu'une théorie
de la fiction peut apporter à ma propre pratique d'écrivain,
notamment dans des textes où je combine des parties fictionnelles
et des parties référentielles (ou documentaires) [2].
SEMANTIQUE
ET PRAGMATIQUE DE LA FICTION
Une
des questions les plus délicates à trancher concernant le
discours fictionnel concerne la possibilité d'abriter en son sein
d'autres régimes discursifs. Serait-il possible, en effet, comme
le pense un grand nombre de philosophes, d'avoir des éléments
de nature référentielle dans une fiction? Autrement dit,
peut-on parler, dans un roman, de lieux et de personnes existants, donner
des informations à propos d'une période historique ou énoncer
une théorie scientifique ?
Je
ne le crois pas. Je pense que toute représentation fictionnelle
est un acte feint de référence et que tous les énoncés
et les termes figurant dans la fiction ne se réfèrent à
rien ni à personne, même si les termes singuliers scripturalement
identiques aux véritables noms propres, comme « Dublin »
ou « Emil Zatopek » ces contreparties d'êtres
réels profitent, indéniablement, d'une façon
que je préciserai, des propriétés sémantiques
de leur pendant dans la réalité [3].
De
fait, c'est l'ensemble d'un texte qui est rendu fictionnel par un opérateur
de fiction généralisé. Le premier élément
à spécifier à propos de cet opérateur, c'est
que sa portée doit couvrir la totalité du texte de fiction
qu'il préfixe, puisque l'origine du texte en question, son but,
le contrat de lecture qui émane implicitement de l'institution
littéraire, les règles qui suspendent le fonctionnement
référentiel du langage et, au plus près du récit,
les marques paratextuelles (première de couverture, nom de l'édition,
de la collection, etc.) ne sont pas altérées au moment où
l'on passe, dans le texte, d'un moment narratif à un soi-disant
moment référentiel. En outre, comme le disait Roman Ingarden,
si l'on séparait le fictionnel du prétendu référentiel
dans une fiction, on voit mal comment on pourrait alors intégrer
des parties sémantiquement hétérogènes pour
la constitution d'un sens global [4].
Autrement dit, pour
des raisons d'intelligibilité dans l'analyse logique du discours
de fiction, il paraît nécessaire de ne pas distinguer des parties
fictionnelles et des parties référentielles au sein de l'uvre.
Enfin,
cet opérateur doit être conçu comme une abstraction
conceptuelle, dans le sens où il n'est pas lisible en tant que
tel au début de l'uvre, comme pourrait l'être l'opérateur
de possibilité devant une série de propositions d'un manuel
de logique. Cet opérateur atypique est l'émanation d'un
besoin de narration et d'une ontologie partagée via l'institution
littéraire [5]. Le
contexte social nous dicte une lecture spécifique des textes de
fiction. Ainsi, parce que nous savons comme lecteurs que ces textes n'ont
pas de prétention à la validité, nous acceptons qu'ils
mentionnent ou utilisent des gens réels et des lieux existants
de façon libre voire inexacte. Cette convention de lecture, incarnée
par un opérateur, désamorce formellement la prétention
à la vérité ou à la justesse de chacune des
assertions qui composent le récit [6].
C'est pourquoi Jean Echenoz ne peut pas parler
d'Emil Zatopek dans son uvre. Quel que soit le matériau utilisé
par lauteur, qu'il soit inventé ou non, une uvre de
fiction est non référentielle. Si un auteur importe un objet
du monde réel, et si son lecteur fait le lien entre Zatopek-dans-la-fiction
et Zatopek, cest parce tous deux vivent dans la réalité
où il y a eu un Zatopek et qu'ils le savent. Ainsi, un lecteur
qui ne connaîtrait pas le coureur de fond tchécoslovaque
et qui lirait les aventures de ce personnage d'Echenoz comme celles de
nimporte quel autre ne commettrait aucun contresens. Il perdrait
seulement la richesse introduite par l'auteur, son allusion au sportif,
le fait qu'il ait créé ainsi un personnage dont la figure,
rappelant celle de Zatopek, pourrait alors thématiser l'innovation
technique, la puissance quasi mécanique, etc. Le lecteur qui, au
contraire, lirait luvre d'Echenoz comme un moment de la biographie
de Zatopek serait totalement dans lerreur, même si ce qui
est dit dans l'uvre correspondait exactement à la réalité
(hors de portée de l'opérateur fictionnel).
Plus généralement, il n'y a pas
d'espace possible pour le discours sérieux dans un texte littéraire.
On pourra toujours (se) dire que ce n'est qu'un roman. Ainsi Zatopek demeure
Zatopek dans tous les mondes possibles, mais "Zatopek" dans
un récit fictionnel ne fait pas référence à
Zatopek, mais emprunte à Zatopek certaines de ses caractéristiques
(son nom et quelques descriptions définies).
John
Searle, au contraire, pense qu'il existe dans les romans des zones
ou des régions qui ne sont pas fictionnelles ou, comme il le dit,
qu'il est nécessaire de distinguer « entre une uvre
de fiction et le discours de la fiction. Une uvre de fiction n'a
pas nécessairement à être ramenée au seul discours
de la fiction, et en général ne s'y ramène effectivement
pas » [7].
Pour
Searle, la différence entre la fiction et la non-fiction réside
dans le fait que lorsque jénonce une phrase comme partie
dun discours non fictionnel, je lasserte, alors que lorsque
je la profère comme élément dun discours fictionnel,
je fais semblant de lasserter. « Un auteur de fiction feint
d'accomplir des actes illocutoires qu'il n'accomplit pas en réalité
», sans intention de tromper, écrit-il [8].
Mais si lacte illocutoire est feint, lacte dénonciation
est quant à lui bien réel lauteur énonce
effectivement des phrases. Les illocutions feintes qui constituent une
uvre littéraire de fiction sont rendues possibles par lexistence
dun ensemble de conventions extralinguistiques, non sémantiques,
qui suspendent lopération normale des règles sémantiques
et pragmatiques reliant les actes illocutoires et le monde. Ainsi, dans
la fiction, la règle essentielle de lassertion, à
savoir celle qui stipule que son auteur répond de la vérité
de la proposition exprimée, nest pas respectée [9].
Pourtant, il prétend que les termes singuliers habituellement employés
dans les texte référentiels pour se référer
à des personnes ou à des lieux gardent leur fonctionnement
habituel. Dans ces cas-là, on ne suspend pas les règles
« verticales » reliant le langage au monde. Ainsi les noms
« Dublin » et « Londres » du roman Murphy
de Samuel Beckett, par exemple, feraient bien référence
aux capitales, respectivement, de la République d'Irlande et de
l'Angleterre. De plus, les sentences ou les maximes générales
ne seraient pas fictionnelles selon lui. « Pour prendre un exemple
connu, Tolstoï commence Anna Karénine avec la phrase : 'Les
familles heureuses sont toutes heureuses de la même manière,
mais les familles malheureuses sont malheureuses d'une manière
distincte, originale.' Ceci, à mon avis, n'est pas une énonciation
de fiction, mais une énonciation sérieuse. C'est une véritable
assertion » [10].
Mais quel est le critère qui nous permettrait de repérer
ces énonciations sérieuses dans une uvre de fiction?
Selon Searle, c'est « ce qui compte comme une erreur » [11].
Autrement dit, si Murphy emprunte un itinéraire géographiquement
impossible dans Londres, Beckett s'est trompé; alors que le fait
que Murphy n'existe pas n'est pas une erreur de l'auteur.
Searle postule ce qu'il doit démontrer.
En effet, il ne suffit pas de dire, par exemple, que le trajet emprunté
par Murphy dans le roman de Beckett est géographiquement impossible
pour signaler une erreur, encore aurait-il fallu que l'énoncé
en question prétende parler de Londres, ce qui justement doit être
prouvé et qui, pour les raisons énoncées précédemment,
n'est pas le cas. Par contre, il se peut que l'écart du texte avec
ce que nous savons de la géographie de Londres soit pertinent dans
notre interprétation de Londres-dans-le-roman ou de l'ouvrage en
général.
On ne comprend pas mieux comment son critère
s'appliquerait aux énoncés généraux. Non seulement,
il ne distingue pas le cas où c'est un personnage qui énoncerait
une maxime de celui où c'est le narrateur, mais il semble confondre
l'auteur et le narrateur. Reconstruisant alors au mieux son raisonnement,
on peut penser que si c'est un personnage qui profère un tel énoncé,
il sera fictionnel, alors que si c'est le narrateur, il sera référentiel.
En effet, le personnage tirerait vers lui (vers sa fictionalité)
ses paroles, alors que le narrateur ne serait que le porte-parole de l'auteur.
Cependant, même reformulé ainsi, un tel point de vue est
difficilement défendable. Il interdirait notamment au narrateur
d'exprimer un énoncé général fictionnel, réduisant
considérablement la richesse de nos modalités expressives
[12]. Tout ce que le narrateur
exprimerait serait ainsi aplati et identifié au point de vue de
l'auteur. La fiction ne serait alors qu'une pâle province de la
réalité où des personnages fictionnels se promèneraient
dans des lieux réels et rencontreraient des personnes existantes
auxquelles ils ne pourraient pas vraiment répondre.
Cela
dit, on ne peut en rester là, quitte à passer à côté
de l'importance de la fiction dans nos vies, il nous faut alors renouer
les liens avec la réalité que la sémantique avait
coupé.
Un
énoncé littéraire conserve le sens ordinaire des
mots de la langue dans lequel il est écrit. Nous n'avons pas besoin
d'un dictionnaire français-français littéraire
pour comprendre un récit rédigé dans cette langue.
Plus précisément, on réalise deux opérations
pragmatiques fondamentales dans la fiction : d'une part (i) la suspension
de toute prétention à la validité des énoncés
qui la composent et, d'autre part, (ii) ce que j'appelle l'importation
ou l'emprunt du langage référentiel dans la fiction, autrement
dit le fait qu'il garde son sens habituel.
- (i) Je partage donc avec Searle l'idée
que dans la fiction il existe un ensemble de conventions extralinguistiques,
non sémantiques, qui suspendent lopération normale
des règles verticales (sémantiques) reliant les actes illocutoires
et le monde, annulant ainsi le fonctionnement normal de l'assertion.
- (ii) Cela dit, l'emploi fictionnel du langage
est tributaire ou dérivé de son emploi référentiel
habituel. Ainsi, le sens des énoncés fictionnels est fixé
par le sens des mots dans leur emploi référentiel. Comment
imaginer l'histoire du Petit Chaperon Rouge, par exemple, dans une société
sans discours sérieux, c'est-à-dire dans une société
où l'extension des concepts « petit », « chaperon
» et « rouge » ne serait pas donnée? Il y aura
forcément un moment où il faudra que nous sachions ce qu'est
un loup, un animal, et ce que signifie « dangereux », pour
pouvoir comprendre l'histoire. C'est pourquoi je dis qu'on importe ou
emprunte toute la langue lorsquon rédige une fiction. Plus
précisément, on emprunte le sens habituel d'un terme (constitué
dans le discours référentiel), mais aussi sa nature (groupe
nominal, adjectif, etc.), sa fonction syntactique (sujet, complément
de verbe, etc.) et ses propriétés sémantiques (référentialité,
marque d'unité-pluralité d'un déterminant, etc.).
Autrement dit, on assiste à un transfert (quasi automatique) de
l'ensemble de nos compétences linguistiques dans la fiction [13].
Nous sommes alors en mesure d'expliquer ce qui
se passe lorsque l'on décide de considérer un énoncé
assertorique fictionnel (ou pseudo-assertorique) comme une véritable
assertion [14]. Il s'agit
simplement d'effectuer une opération mentale visant à réactiver
cet énoncé, à rétablir, pour parler comme
Searle, les règles verticales de référence entre
le langage et le monde. Si la sémantique est étanche ou
imperméable au mélange, c'est la nature du texte entier
qui détermine la nature de ses parties, pour les raisons évoquées
précédemment, la psychologie ne l'est pas. Autrement dit,
nous pouvons entretenir des pensées de nature différente
et décider, par exemple, de franchir le fossé sémantique.
Ainsi, je peux vouloir, connaissant néanmoins la nature d'une fiction,
rapatrier un énoncé général fictionnel et
en faire une maxime qui orientera ma vie future, exactement comme je peux
décider d'adopter le comportement d'un personnage fictionnel dans
la réalité, voire prendre au sérieux ce que décrivent
les romans. Plus précisément, comme lecteur de roman, j'extrais
les énoncés qui m'intéressent de leur contexte fictionnel
ou, mieux, je cherche les énoncés que je pourrais considérer
sérieusement dans la fiction, tout en sachant qu'aucun d'entre
eux n'est véritablement sérieux. Ce faisant, je vais renouer
avec le fonctionnement habituel du langage ordinaire (les roues ne tournant
alors plus à vide [15].
Cela m'est d'autant plus facile à effectuer que c'est du même
langage qu'il s'agit. Pour faire une comparaison, c'est comme si l'on
décidait d'actionner l'opérateur de fiction à la
façon d'un interrupteur. En le désactivant, c'est-à-dire
en réintégrant un énoncé de fiction dans la
réalité, on lui fait jouer un rôle qui va au-delà
du simple mécanisme tout un réseau descriptif et
prescriptif se met en route (l'ensemble du réseau électrique
se trouvant derrière l'interrupteur).
POESIE
MOLECULAIRE ET RECITS SEMI-CONDUCTEURS
À
l'aune de cette conception de la fiction, j'aimerais maintenant examiner
la façon dont sont construits certains de mes textes, ce que j'appelle
ma poésie moléculaire et mes récits semi-conducteurs,
autrement dit des textes que j'ai élaborés par alternance
de paragraphes d'énoncés fictionnels et d'énoncés
référentiels pris dans différents domaines (philosophique,
politique, scientifique, sportif, technique, etc.) [16].
En voici un exemple [17]:
Il avait commencé
à l'aimer, par morceaux. Dans l'ascenseur d'abord. La dixième
fois quil l'avait vue. Il n'avait rien dit.
Elle l'avait lu dans ses yeux. Dans les textes qu'il avait commencés
à écrire. A plein de plis sur son visage. Dépôts
des gestes du quotidien.
Il n'y avait pas d'ascenseur dans cet immeuble.
Ainsi, quelqu'un qui veut placer
un piano entre le mur et le bureau est capable de voir comment il pourra
placer le piano sans avoir la moindre idée précise de sa
taille, de son volume, etc. Le grain du contenu perceptif semble être
beaucoup plus fin que celui du contenu conceptuel.
La zone s'étendait sur
neuf hectares. La zone était toxique. La zone regorgeait de lieux
communs et de lieux non répertoriés. Ceux qui connaissaient
la zone avaient tous les avantages. La zone ne tenait sur aucun plan.
Les perspectives se multipliaient quand vous étiez dans la zone.
Mais vous ne sortiriez plus de la zone. C'était comme un labyrinthe
à l'intérieur. Tous les possibles miroitaient. Il n'y avait
aucune issue. Chaque jour, on sortait des cadavres de la zone dans de
grandes voitures grises. Des meurtres, des suicides et, parfois, une mort
naturelle.
Cet extrait est composé de deux parties
distinctes typographiquement. J'ai écrit les premier et troisième
paragraphes, alors que j'ai simplement repris le second d'un ouvrage de
philosophie et l'ai inséré dans mon récit [18].
On aurait donc, dans un même texte, des paragraphes sérieux
et des paragraphes fictionnels. Si ce qui précède est vrai,
une telle hétérogénéité est sémantiquement
impossible. Le contexte d'une narration inventée fictionnalise
le tout. Reste alors à expliquer la raison pour laquelle j'emploie
du discours sérieux puisqu'il devient fictionnel une fois recontextualisé.
Elle est à trouver dans la composante psychologique de mon analyse.
On sait (ou l'on suppose) que l'origine du matériau cité
est d'un registre référentiel. Et même si, dans le
contexte de ce récit, il est désamorcé, ne pouvant
plus prétendre à la validité, il persiste cependant
un écho de sa référentialité passée.
C'est ce que tend à indiquer sa typographie, comme son contenu.
Donc quand je décide de construire mes textes de cette façon,
je souhaite entraîner une réflexion, pousser le lecteur à
considérer sérieusement l'énoncé en question,
le sortir mentalement de son contexte fictionnel pour lui redonner son
statut originaire (actionner l'interrupteur) tout en indexant ce questionnement
à mon texte. Autrement dit, je joue de la possibilité de
considérer mentalement un énoncé référentiel
devenu fictionnel comme un énoncé référentiel
en lien avec mon récit, dans mon récit et donc, in fine,
fictionnel. Mais ce détour, cette sortie provisoire dans la réalité
aura rejailli sur le texte qui ne pourra plus être lu comme avant.
La dernière partie de l'ouvrage de Dokic
pose une question philosophique cruciale concernant la nature du contenu
de nos expériences perceptives. Ce contenu est-il conceptuel, c'est-à-dire
a-t-il déjà une structure propositionnelle? Plus précisément,
dans le passage cité au deuxième paragraphe, il s'agit pour
Pascal Engel de signaler la différence entre la finesse et la précision
du contenu perceptif et la grossièreté de nos capacités
conceptuelles et linguistiques. Autrement dit, il souligne le fait que
« le contenu de l'expérience perceptive ne semble jamais
être épuisé par le contenu de nos jugements de perception
» [19]. Outre l'intérêt
philosophique d'une telle interrogation, celle-ci n'épargne pas
la question de la représentation fictionnelle. Elle semble même
pointer sa caractéristique principale, dans la mesure où
l'objet décrit dans une fiction, ou plutôt créé
par celle-ci, n'a pas d'existence réelle. Contrairement au discours
sérieux, on ne peut donc pas combler les lacunes descriptives en
faisant référence à un objet existant (perçu).
Autrement dit, dans la fiction, le contenu de l'expérience n'excède
pas celui du jugement, puisqu'il n'y a pas de véritable expérience
perceptive, mais, au contraire, le contenu du jugement devient en quelque
sorte celui de notre expérience perceptive (esthétique).
Ainsi, l'incomplétude intrinsèque des objets fictionnels
conditionne leur existence dans la fiction aux traits qui leur sont attribués
et à eux seuls. C'est pourquoi l'écrivain doit choisir précautionneusement
les mots qu'il va employer afin de « caractériser »
son objet [20].
Pourtant, dans mon travail, les liens entre les
éléments fictionnels et référentiels ne sont
pas toujours aussi directs et univoques que dans le passage cité.
Il existe de multiples façons dont un texte peut se rattacher à
un autre et il est difficile d'en donner la typologie. En effet, contrairement
à ce qui se passe avec les images, il est impossible de spécifier
a priori les rapports entre un texte fictionnel et un texte non
fictionnel au sein d'une même entité. Cela tient, me semble-t-il,
à la discursivité du texte. Autrement dit, la signification
propre aux énoncés joue un rôle dans la détermination
des relations entre les parties en présence, alors qu'il est possible
de s'engager dans une typologie texte-image sans nécessairement
en préciser les contenus, notamment sur la base de leur nature
respective [21]. Au niveau
thématique, il n'y a donc pas forcément une homogénéité
entre le récit et les textes insérés. On peut même
considérer que cette tension redouble la dualité de leur
nature.
Dans un article intitulé « On ne
fait pas de vrais pantalons », Tiphaine Samoyaut définit
la fiction par la vitesse, celle-ci serait un accélérateur
d'histoire. Elle compare deux films militants, un de 1972 et un autre
de 2010, et elle constate que la fiction est absente du second, car, selon
elle, il est difficile aujourd'hui de projeter des possibles. On tendrait
plutôt alors à ralentir le mouvement afin de conserver un
modèle social en train de disparaître. C'est ce qui expliquerait
le fait que le roman n'est plus européen, dans la mesure où
l'utopie propre à la fiction est absente de nos sociétés
[22]. Je trouve cette explication
intéressante. Néanmoins, en insérant et en montant
des éléments hétérogènes, je n'ai pas
l'impression d'obtenir un sursis, mais plutôt, constatant ce que
les fictions classiques ont d'aliénant et d'inefficace, de nouer
autrement les liens entre fiction et réalité, sans renoncer
à une certaine complexité que nous avons hérité
de la modernité. Cet entraînement des engrenages est alors
un travail formel dont la structure va modifier le contenu
[23].
En
conclusion, j'aimerais proposer l'ambiguïté de ma position,
connaître l'étanchéité sémantique entre
les deux discours tout en jouant de leur porosité psychologique,
comme une posture possible de l'écrivain au vingt-et-unième
siècle, c'est-à-dire celle d'un engagement dégagé
[24]. En effet, cette attitude
apparemment équivoque, cette distance me paraissent être
à même de tenir les promesses de la représentation
fictionnelle à la fois libre construction esthétique
et rapport renouvelé au réel. Ce point de vue se tenant
alors entre une conception intransitive et dogmatique de la littérature,
isolée de tout enjeu réel, et une vision transitive et naïve
de celle-ci, soi-disant au service de la cognition et de la survie de
l'espèce.
Lorenzo Menoud,
chercheur indépendant et écrivain (Genève)
1.Entre transitivité
et panfictionnalisme, la contradiction n'est qu'apparente : on assiste
à la même dissolution des concepts, la distinction perdant
tout son sens.
2. Dans cet article, j'examinerai
principalement la fiction littéraire, mais mon analyse peut également
s'appliquer au cinéma. Par ailleurs, j'ai analysé ce que
peut la fiction en termes d'action (politique) dans un autre article,
« De l'écriture au dispositif : le détournement »,
L'Esprit Créateur, Vol. 49, No. 2, été 2009, p. 132-146.
3. J'appelle « contreparties
» les objets et les événements fictionnels dont le
nom coïncide avec celui d'objets et d'événements réels.
Ainsi, le Dublin de Samuel Beckett est la contrepartie de la capitale
de la République d'Irlande.
4. L'uvre d'art littéraire,
1931, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1983, § 25-26.
5. C'est le plus bref résumé
que je puis donner de la thèse défendue dans mon Qu'est-ce
que la fiction?, Paris, Vrin, 2005.
6. Gérard Genette parle
aussi d'opérateur. « Les actes de fiction » dans Fiction
et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 51.
7. « Le statut logique
du discours de la fiction » dans Sens et expression, 1974, Paris,
Minuit, 1982, p. 118. 8 Ibid., p. 109.
8. Ibid., p. 109.
9. Il en va de même
pour les autres règles. Pour plus de détails, se reporter
aux pages 105 et suivantes de son article.
10. Ibid., p. 117-118.
11. Ibid., p. 116.
12. C'est également
le point de vue de Genette, op. cit., p. 59.
13. Pour plus de détails,
je me permets de renvoyer à mon « Qu'est-ce qu'un personnage
de fiction? », Revue de théologie et de philosophie, vol.
135, 2003, p. 137-159.
14. Pour Searle, les assertions
dans la fiction sont des actes illocutoires feints, alors que pour Genette,
ce sont des actes illocutoires spécifiques. Notre thèse
ne nécessite pas que nous tranchions ce désaccord ici. Pour
l'opération inverse, il suffit de placer n'importe quel texte référentiel
dans une fiction pour le transformer en un énoncé fictionnel.
15. L'expression est empruntée
à Ludwig Wittgenstein, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, T.E.R.,
Mauvezin, 1991, p.17.
16. On peut en lire des extraits
sur mon site aux adresses suivantes : <http://serialpoet.eu/pages/poesie-poesie/accueil.html>
et <http://serialpoet.eu/pages/recits/accueil.html>.
17. En transit, 2008, tome
2 de la trilogie Warj Dolski, extrait en ligne, <http://serialpoet.eu/pages/recits/transit.html>.
18 Jérôme Dokic,
Qu'est-ce que la perception?, Paris, Vrin, 2004, p. 112, citant lui-même
dans l'extrait choisi un article de Pascal Engel.
19. Ibid., p. 114.
20. Dans mon ouvrage, je défends
une conception descriptiviste de la fiction et, plus particulièrement,
une approche aspectuelle et immanente propre à fonder une stylistique;
op. cit., pages 93 et 124-5.
21. J'ai tenté d'entreprendre cette typologie
dans : « La fiction augmentée. Une analyse de la narration
mixte », Paris, L'Harmattan, à paraître, 2012.
22. Vacarme, hiver 2011, n°54,
p. 54-5.
23. À comprendre alors
dans les deux sens d' « entraînement », c'est-à-dire
comme exercice (qui serait du côté de la fiction) et comme
mise en route (qui serait du côté référentiel).
24. Lorenzo Menoud, «
Dégagement interdit », Poésie - espace public, un
journal des éditions Le bleu du ciel, mars 2007. On en trouve une
version en ligne : <http://serialpoet.eu/pages/theoriques/degagement.html>.
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