À propos de " Happy Japan!!! " (performance) Araï Shin Ichi
Je (42 ans, célibataire, homme) me lève
à 8h30 et quitte la maison (60000 yens / mois: 6m x 8m, facture
de téléphone: 5000 Yens par mois, chaleur, lumière
eau fraîche: 10000 yens / mois, (note: 1 USD = 120 yens, 100 yens
= 0,83 USD) à 8h50 du matin. 10 minutes plus tard, je gare mon
vélo sur une place de arking (2500 yens / mois) en face de la
gare. Ayant acheté un billet (400 Yens), je prends le train rapide
de Chuo Nakano, Tokyo. Même en dehors des heures de pointe, le
train est tellement bondé qu’il est impossible d’y
ouvrir un journal. Après un trajet de 20 minutes, j’arrive
à Nakano, je gagne la ligne de métro Tozai. Comme il démarre
de Nakano, je peux trouver une place assise. Encore 20 minutes, je suis
sur mon lieu de travail pour aujourd’hui, une société d'édition.
Au travail, j'ai
lu les épreuves de la revue (20000 yens / jour). A l'heure
du déjeuner, je mange une assiette de tranches de poisson cru
(800 yens), j’achète un paquet de cigarettes (250 yens)
et une boîte de thé (120 yens). Je quitte le travail à
6 h, j’appelle le siège social de l'entreprise par téléphone
mobile (5000 Yens par mois) et j’apprends que je n'ai
pas de travail demain. Je vais dans
une librairie et achète
le livre, "Conceptual Art" (4400 yens), que j'ai toujours voulu bien qu’il soit un peu cher pour moi.
Je vais au Budo-ya, mon bar favori, et je commande une bouteille de
vin (2400 yens). Je me plains à ma barmaid à propos de
mon travail, je dis un peu de mal des performances des autres et ainsi
de suite, je suis ivre mort. À 0h30, je paie la note (5000 Yens)
et je prends le dernier train (450 yens), une heure de trajet. Le dernier
train est bondé, beaucoup d'autres
types ivres comme moi, et évidemment,
il n’y a pas de place assise.
Bien que je déclare que je suis un artiste, dans le fond je pars travailler
dans un train bondé pour gagner de l'argent, comme la moyenne des salariés.
La seule différence entre eux et moi est que le nombre total
de jours où je travaille
varie entre 5 et 20 par mois,
et que je n’y suis pour rien.
L'uniforme que je porte dans ma performance, “Happy Japan”, est
l'uniforme de la “Japan Overseas Cooperative volunteers”.
Cet organisme, financé par le gouvernement japonais, envoie ,
pendant 2 ans, des japonais,
hommes et femmes de moins de 40 ans, dans les pays en voie développement afin d’enseigner aux gens du coin
des choses comme la langue
japonaise, la façon de réparer les voitures, les techniques agricoles, les systèmes
informatiques, et ainsi de suite. Beaucoup de jeunes ont été
envoyés, par exemple,
dans diverses régions de la Chine comme enseignants de japonais ou d’agriculture.
De 1992 à 1994, j'ai enseigné l'art, surtout les techniques
d’impression, dans une école d'art juste créée, en Tanzanie,
Afrique de l'Est. Pour entrer dans la “Japan Overseas”,
j'ai dû passer un examen et
participer à un
«camp d’entraînement » d'environ 3 mois. J'ai dit à mon bureau,
aux parents et aux amis que je voulais aller en Tanzanie pendant 2 ans,
j’ai décidé de louer la maison à un copain
pendant mon absence et obtenu l'accord du propriétaire. J'ai donc participé à l’entraînement en
ayant en tête que
j’allais quitter le Japon. D’ailleurs, le départ
devait avoir lieu 10 jours seulement
après la fin de l’entraînement. Le dernier
jour de la formation, nous avons eu une rencontre avec l'Empereur, qui
est le président de “Japan Overseas”. En dépit
de mes convictions (je suis contre l'empereur), j'ai décidé
d'assister à l'audience
comme beaucoup d’autres. D'un côté, je me
disais que si je refusais et que cela
me disqualifiait pour la Tanzanie, je pourrais toujours intenter une action en justice contre “Japan Overseas”. Mais au
final si je n'ai pas refusé, c’est que j'avais été effrayé par nos
instructeurs dans le camp d'entraînement: ils disaient que si je faisais une chose de ce genre, je serais vidé de Japan Overseas mais sous un prétexte quelconque,
problèmes de santé ou mauvaise attitude pendant la formation.
Ainsi, j'ai choisi d’éviter les problèmes qui auraient
pu se produire si j'avais été
exclu, comme peut-être de ne pas récupérer mon ancien
poste, d’avoir à affronter la honte de mes parents,
les disputes, de créer des soucis pour mes amis, et ainsi
de suite.
La “Théorie de la guerre “, que je mâche dans ma
performance " Happy Japan", est une bande dessinée
controversée de KOBAYASHI Yoshinori - l'un des principaux membres
du projet “écrire et publier une nouvelle histoire des
manuels scolaires au Japon “- et ce livre s’est vendu dans
les 2 ans qui suivirent sa publication à environ 1 million d'exemplaires, principalement parmi les jeunes. Au cours
de la Seconde Guerre mondiale,
l'Armée impériale japonaise a contraint de nombreuses
femmes venues de la Corée du Sud et du Nord comme de toute l’Asie
du Sud-Est à se rendre
au camp militaire pour fournir des services sexuels (elles ont
été appelées
"femmes de réconfort» par les militaires).
Bien qu’il s’agissait d’esclaves sexuelles,
KOBAYASHI prétend, dans sa BD, qu'elles étaient
des prostituées, parce qu'on les payait pour leurs actes. À
mon avis cette insistance sur le fait que les troupes japonaises n'ont
pas fait de mal à ces femmes montre bien l’indifférence
et l’égoïsme de Kobayashi.
Mais je n’oublie pas que j’ai voulu faire partie de la “Japan Overseas”–
ce soi-disant "détachement de la paix» - qui impose
la culture japonaise aux pays en voie développement au nom de l'Empereur, son chef titulaire, et je vois bien que
je refoule une image de moi celle d’un fieffé impérialiste
qui profitait de la force du yen pour prendre la main d’un tas
de jeunes filles désespérées dans les bars de Tanzanie.
Je pense que ce livre est d'autant plus pernicieux que de nos jours beaucoup
de jeunes pourvus d’une faible conscience historique risquent
de se laisser avoir par les entorses que KOBAYASHI Yoshinori inflige
à la vérité. J’en ai fait moi-même
l’expérience il y a 25 ans. C’était une période
où j'avais des doutes
quant à l'histoire japonaise enseignée dans l'école
secondaire et j’étais gêné par les contradictions
que je percevais dans la société. J’avais lu HANI
Goro, un historien spécialisé dans le marxisme,
et son travail m’avait marqué. On était en 1975,
époque où le mouvement étudiant de gauche était
à son apogée au Japon, et HANI a inspiré nombre
d’entre nous par sa vision marxiste de l’histoire. À
cette époque, il
a écrit plus d’essais
de critique sociale vulgarisant sa perspective historique que de vrais livres, et il dépensait son énergie
à donner des conférences dans les universités,
etc. Il répétait sans cesse que « tous les problèmes
du Japon résultaient du capitalisme et que pour se débarrasser
d'eux, le Japon devait passer à un système socialiste
ou communiste. » - Ou encore : « On dit que de
nombreuses personnes innocentes ont été victimes des purges de Staline, n’empêche
que la Russie est un pays plus habitable que le Japon actuel. »
Il disait aussi que «La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne
en Chine a été une expérience de démocratie
directe. Quel splendide événement. Dans tous les domaines,
le socialisme est supérieur au capitalisme. » - Cela a été mon premier contact avec le socialisme, et j'ai été subjugué par
sa puissance. Par rapport à la réalité du Japon
à ce moment-là,
je pensais que les pays socialistes dont il nous parlait c’était
le rêve.
J’ai donc cru pendant longtemps que tout ce qu’on racontait à
propos des pays socialistes, la Chine, le Vietnam, le Cambodge, l'ex-Union
soviétique, les pays d'Europe de l'Est, la Corée du Nord,
etc., comme à propos des affaires internationales impliquant
ces pays, était une
propagande concoctée par les agences de presse des pays capitalistes
(les puissances occidentales). J'ai eu, par exemple, l’impression que l’ampleur de l'holocauste perpétré
par Pol Pot au Cambodge était exagérée par les
puissances occidentales. (Je pensais qu’une chose aussi terrible
était impossible dans un pays socialiste et que ces informations
étaient inventées par les puissances occidentales pour
nous faire croire que les pays socialistes étaient dans l’erreur
et le mal. Effectivement d’ailleurs, il y eut de faux reportages
concernant la guerre du
Vietnam ou Cuba.) Et je n’essayais pas de penser les
choses qui se passaient dans les pays socialistes sous un autre
angle, pas plus que je ne me demandais ce que pouvaient ressentir les
gens ordinaires de là-bas. C’est seulement à la
fin des années 1980, après le début de la révolution
dans les pays de l'Est européen, que j'ai abandonné mes idées fixes,
socialisme vs. capitalisme (ou gauche vs. droite, Est vs.Ouest) et ai commencé de
voir les choses d’un point de vue banal, du point de vue de tous
les gens, comme si j'étais
au milieu d'eux.
«Vous vous faites avoir par les conservateurs, ces idées sont
dangereuses car elles persuadent les gens d'essayer d'éliminer
les étrangers au Japon, dressent le Japon contre les autres nations
et empêchent les gens de penser à leurs préoccupations
communes »-, peu importe comment j'essaie de dire aux jeunes
qui soutiennent KOBAYASHI Yoshinori,
je sais bien que mes conseils ne seront pas facilement reçus.
N’ai-je pas moi-même cru dur comme fer que même les
informations étaient fabriquées
par la droite… Eh bien, comment puis-je aujourd’hui affronter
ces jeunes? Comment puis-je
m’adresser à eux? Faut-il que j’aille débattre
dans les forums web? Dois-je
envoyer mon avis, à des journaux , des magazines? Ou devrais-je participer à des
mouvements de combat citoyen?
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C'était dans la matinée du 20 Décembre, en 2000. "En
conclusion, il a été décidé de ne pas délivrer
en ce moment de visas aux deux chinois. Nous ne pouvons
pas vous donner la raison car il s’agit d’une décision
officielle. On vous informera ultérieurement.", m’a dit un agent du ministère
des Affaires étrangères du Japon. Je suis resté
muet quand j’ai entendu ces mots dans le récepteur du téléphone.
La fin du jour suivant était la date limite pour que nos amis
chinois soient en mesure d'obtenir des visas pour se rendre au Japon,
et voilà qu’on nous lançait cet ultimatum. Nous
avions déjà des billets d’avion pour eux et nous
attendions seulement les visas. D’ailleurs, comme les visas traînaient
depuis longtemps, j'avais déjà
appelé le Ministère des Affaires étrangères,
presque tous les jours de la semaine. Pour n’obtenir que des réponses
fumeuses.
SHU Yang et CHEN Jin, qui organisent
l’Open Art performance festival à Pékin,
tentaient d’obtenir des visas pour participer les 23 et 24 Décembre 2000, au festival "Perspective
Emotion 3" - (les 1ère et 2ème versions de cet événement ont eu lieu
en 1998 et 1999 sous la direction de Chie MUKAI), événement
pour lequel j’étais membre du
comité d’organisation. Pour obtenir un visa pour
les artistes, il fallait que le gouvernement japonais accepte de reconnaître
que « Perspective
Emotion », était un événement musical, chose qui nous avait paru impossible
par manque de temps. Nous avions donc tenté d’obtenir leur
visa différemment: en les présentant comme citoyens chinois
en visite amicale privée. En tant que garant, j'avais rempli les documents suivants:
1.Documents décrivant l'objet de leur venue au Japon, horaire détaillé
et formulaire de consentement
par lequel je m’engageais à être leur garant
au cours de leur séjour 2. La préhistoire de la façon dont nous en sommes venus à
nous connaître tous les trois 3. Des preuves de notre amitié,
une photo par exemple, une lettre, etc. 4. Si je m’étais déjà rendu en Chine, la copie
de mon passeport 5. Mon attestation fiscale 6. Ma carte de résident
J'ai dû soumettre ces documents
à l'ambassade du Japon en Chine via Yang SHU et CHEN Jin. Bien
sûr ils avaient pris soin de remplir et présenter leurs
propres documents. Concernant
le point 5, le certificat indiquait un revenu de 1,4 millions
de yens. Comme un ami à moi,
qui avait invité au Japon un ami chinois, m’avait
dit auparavant que le revenu nécessaire pour inviter des Chinois
était d'environ 5 millions de Yen, je m’étais informé
de ce règlement auprès
du ministère des affaires étrangères et avais obtenu
comme réponse qu’un tel montant était nécessaire. Du coup
j'avais demandé à un ami salarié d’être
co-garant et d'ajouter
son propre certificat fiscal, parce que parmi les membres de "Perspective
Emotion", j'étais
celui qui possédait les plus hauts revenus, et personne
d’entre eux n’aurait été en mesure de m’aider.
Pourquoi donc la délivrance du visa n’est elle pas intervenue,
même après l'élaboration
et la remise des documents adéquats?. Après une
nouvelle semaine de dialogue par téléphone avec des fonctionnaires
du gouvernement , j'ai
enfin découvert pourquoi le ministère des Affaires étrangères
ne voulait pas délivrer le visa pour les Chinois. Cela vaut non
seulement pour la Chine, mais aussi pour tous les autres pays qui exigent
un garant japonais pour l’obtention d’un visa. Par contre,
quand des occidentaux viennent au Japon avec un visa tourisme, une caution
n'est pas nécessaire. L'officier du ministère des Affaires
étrangères m’a expliqué avec un ton très
homme d’affaires que « Il semble que cela va être difficile de délivrer
les visas pour cette fois. ». J’ai continué
à insister, jusqu'à ce qu'il me dise: « Imaginez
donc, si les Chinois pouvaient
facilement se rendre au Japon… Vous vivriez ça comment?
Voilà pourquoi nous devons procéder à des vérifications
si rigoureuses ». Mais est-il possible pour eux de venir au Japon
si "facilement" dans des conditions aussi strictes? Et un
japonais pauvre ne peut-il donc pas inviter un ami chinois à
lui rendre visite? Ou s’imaginent-ils que les japonais pauvres
font des plans pour aider les chinois à entrer et séjourner
au Japon illégalement?
Trois mois plus tard (Février 2001), j'ai rencontré CHEN Jin au festival "EXIT" (sous la direction de Roi Vaara) à Helsinki, en Finlande. Je lui
demande s'il est difficile d'obtenir un visa pour la Finlande, Il dit
avec un sourire, « Pas de problème! ».
Après cela, au printemps 2001, l’affaire du détournement
des fonds secrets a commencé à faire surface. Profitant
du fait que les dits fonds secrets n'ont pas à être examinés
par la commission des comptes, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères
a détourné, pendant des années, plusieurs centaines
de millions de yens. Bien que cette affaire ait été traitée comme un
cas personnel, on dit qu'il pourrait s’agir d’un coup monté
par des fonctionnaires du Ministère des Affaires étrangères
en cheville avec certains politiciens. Partant du principe que les citoyens
originaires de pays plus pauvres que le Japon pourraient venir ici et
y commettre on ne sait quel crime, le ministère des Affaires
étrangères refuse les visas, ne donne aucune raison claire
à ce refus, et, invoque – quand on insiste - l'intérêt
national . D’ailleurs, accordé le visa à des personnes pourvues
de documents irréprochables et nanties d’excellents garants,
quel crime plus grave que celui des fonctionnaires du ministère
des Affaires étrangères ces gens pourraient-ils bien commettre
et comment porteraient-ils plus gravement atteinte à l’intérêt
national?- C’est
au contraire la non-délivrance
des visas qui risque d’endommager
les relations personnelles, de créer de la confusion et
d’augmenter le niveau du sentiment anti-japonais (la plupart de
ces personnes viennent de pays voisins). Et selon moi, cela porte bien
plus de tort à l'intérêt national.
Alors bon, je continue à présenter ma performance. Public plutôt
réduit. Ici, au Japon, pays supposé riche, avec une démocratie adulte,
jouissant de la liberté d'expression, tout ce que je peux faire,
c'est pleurer.
"Happy Japan! Happy Japan!" "Happy Japan! Happy Japan!"
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* édité par Shu Yang dans NEXT WAVE (critique d'art / performance
de l'auteur) traduit en anglais par HOSHINO Roka et en français
par Philippe CASTELLIN
* Ce texte a été écrit pour la revue d'art chinois mensuel
"NEXT WAVE" (Décembre 2001, le dernier numéro),
qui a été interdit.
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