Cet entretien a eu lieu le 12 avril 2000, il a été enregistré, ceci en est donc la transcription. La conversation s’est déroulée en français.
Comment
définiriez-vous ce que la critique appelle vos romans ?
Comme des poèmes épiques ou romans épiques. Dans le roman bourgeois, le roman moderne, le personnage est très bien décrit psychologiquement, c’est un individu, en lutte contre la société, contre les autres… Mais c’est une idée de la bourgeoisie, de l’individualité. Dans mes livres, les personnages n’ont pratiquement pas de psychologie, ils sont plats, et ce sont des personnages, qui comme les personnages des poèmes épiques, sont pratiquement des masques, ce sont des personnages collectifs, qui représentent des grandes quantités d’autres, qui sont comme lui. Donc un peu l’interprète d’un groupe social. Et à mon avis, le poème épique, c’était quelque chose de très bien pour raconter les histoires des années 70 en Italie. Et en effet, dans ces trois livres, - L’éditeur, c’est un peu plus compliqué, il n’y a pas qu’une seule voix, - dans les deux autres, c’est une voix qui parle, qui raconte tout, qui n’a pas de nom, et ça c’est pour l’idée que ce n’est pas un individu. Dans L’éditeur, il y a quatre voix qui parlent d’un autre, de Feltrinelli, qui plus que d’être absent, n’est pas mis en question comme personnage, mais comme symbole, pour ce qu’il représente dans ces années. Et c’est un petit peu un jeu. Maintenant, sont sortis deux livres sur Feltrinelli, un écrit par son fils, l’autre c’est une biographie, où c’est raconté, une vraie biographie. Mais là, dans ce livre, (L’éditeur) il n’y a pas cela. Il y a seulement une interprétation devant ce personnage comme un moment de passage de la politique de gauche italienne de cette période.
Avez-vous utilisé des extraits de journaux pour L’éditeur ?
Un chapitre sur deux est fait d’extraits de journaux. Les impairs sont des extraits de journaux, les pairs sont une fiction plus simpliste.
Et
l’autopsie ?
L’autopsie, je l’ai prise des journaux. Je l’ai un peu retravaillée, mais tous les éléments sont vrais, moi je n’y étais pas. Après il y a d’autres choses. C’est un peu comme ça qu’est développée l’histoire, on retrouve quelqu’un qui n’a pas de nom, après on découvre qui c’est, et tout ça les personnages le vivent à travers la presse, jusqu’aux funérailles à la fin. Et les journaux c’est quelque chose que j’emploie beaucoup. Par exemple, dans La violenza illustrata, beaucoup. Un peu aussi dans Blackout.
Dans Blackout, il y a utilisation de plusieurs matériaux.
Oui, on peut dire que c’est un collage, un patchwork, ce mot est utilisé, il y a le patchwork.
Dans
Le avventure complete della signorina Richmond ?
Dans Richmond, il y a de tout.
Et
cette idée de poème épique ?
Ça m’intéresse beaucoup, cette idée du poème épique. Toute la poésie épique, à travers les siècles, ça m’intéressait, je pensais un peu entrer dans cette ligne. Parce qu’on peut voir, dans le roman moderne comme Joyce, par exemple, Ulysse est un poème épique, pas seulement par son titre, pour autre chose aussi. Mais tout cela m’intéressait aussi en même temps sur un plan formel. Pour moi, c’est intéressant, c’est indispensable. Mais tous ces romans sont construits avec les chapitres, les nombres, les paragraphes dans les chapitres, les lignes aussi. Enfin, les lignes, seulement dans Tristan, mais comme la typographie peut changer facilement, c’est pas très intéressant. Alors il y a ça, qui est donné comme un squelette, une structure, qui comme pour la poésie à mon avis sert à tenir ensemble le matériel. Et puis, il y a cette histoire de points, de virgules, de ponctuation. Et ça pour moi, c’est tout simplement une façon d’écrire une langue parlée. C’est toujours un personnage qui parle (sauf dans Tristano et dans La violenza illustrata). Donc j’ai trouvé cette formule pour rendre ça. On peut trouver de nombreuses formules pour rendre cela. Céline a trois points par exemple. Parce que tu ne peux pas imiter la langue parlée. Ce qui est enregistré là, après quand on l’écrit, c’est quelque chose qui sur la page ne rend pas. Parce quand tu parles, il y a les pauses, il y a l’intonation, il y a toute une série de choses qu’on ne peut pas indiquer dans la langue écrite. Alors pour rendre quelque chose qui ressemble à la langue parlée, moi j’ai inventé ces paragraphes qui sont comme une longue phrase. Après, il y a comme une pause d’air. Il y a aussi des respirations dans le paragraphe, mais à la fin du paragraphe, on reprend le souffle. C’est le rythme de la respiration qui fait ça. Donc moi je suis très content quand on me dit : Là, c’est un peu comme un enregistrement transcrit sur la page. Parce que ça veut dire que ça ressemble à du langage parlé. Même si en vérité ce n’est pas ça, parce que c’est très travaillé, pour y arriver c’est un grand travail. C’était ma solution pour donner une langue orale. Si on veut, c’est une tradition de prose dans la poésie, mais c’est surtout comme un peu toute la poésie du siècle, dans laquelle la langue haute de la poésie a été submergée dans la langue basse, le parlé, ça commence à la fin du XIXè siècle, en France même avant qu’en Italie. Dans Richmond, ces quatrains, c’est une métrique simpliste que j’ai trouvée, qui me sert pour pouvoir introduire n’importe quoi. Avant dans les années soixante, je faisais d’autres choses très formelles, expérimentales.
Le recueil était prévu au départ ?
Les quatre ou cinq premiers avaient été publiés dans des revues. Après j’en ai fait des autres, mais là aussi c’était des nombres, parce que c’était 16, 4 x 4 = 16, alors j’ai fait tous les livres de 16 [poèmes], donc quatre livres de 16, 43 = 64, après c’était terminé. Les premiers poèmes sont un peu généraux. Après, il y a la période politique, beaucoup de journaux, des discours, de tout. Après il y a toute une série de poèmes avec l’ordre alphabétique.
Comment
les expliquez-vous ?
Pour moi, c’est une idée de hasard. Parce qu’en vérité, à un moment donné on se pose la question de l’ordre du discours, de comment mettre les lignes l’une après l’autre. Une fois, j’avais fait un poème qui doit être dans Ma noi facciamo un’altra, où l’ordre des lignes était la longueur. J’ai dit au typographe de ranger les lignes comme ça, croissant selon la longueur. Et tout ça dans cet effet d’un côté de hasard. Ça pourrait être un hasard comme le surréaliste qui met des morceaux dans un chapeau, après il prend, mais ça c’est un hasard pur. Là [dans mes livres] c’est un hasard avec des règles. L’ordre alphabétique, c’est aussi un hasard. Je les écris ou je les choisis. Je les mets ensemble. Pour ça c’est très bien l’ordinateur. Moi je choisis cent lignes, puis dans l’ordinateur, il y a un truc c’est mettre dans l’ordre alphabétique. Pour ça c’est très bien l’ordinateur.
Et
ce que vous écrivez, c’est de la prose quotidienne ou vous
l’écrivez ?
Ça dépend. Moi j’ai tendance à écrire le moins possible, j’évite. Parfois ça m’arrive. Mais il y a beaucoup de poèmes qui sont liés au vocabulaire, et aussi à l’ordre alphabétique. Comme dans Estremi Rimedi, là il y en a plusieurs comme ça. Alors là, ces poèmes sont sur… mettons l’onda [1] . Alors, moi je pensais à cela comme une instruction pour faire des poèmes, je devrais écrire un “ faites des poèmes ”, comme des règles du jeu, comme des règles pour construire des meubles, des règles. Les règles, c’est extraordinaire. Alors on part d’onda ou de campo [2] , on regarde dans le dictionnaire, après il y a la définition, et on copie tout, divisée en phrases comme ça. Et après il y a l’ordinateur, on met tout en ordre alphabétique. Ça donne quelque chose d’imprévu, mais qui a des règles. Et je trouve ça pas extraordinaire, mais quand même bien.
Un
peu le même principe que pour “ Les chiens ” ?
Les chiens, c’est un peu plus compliqué. C’est un changement que je fais avec des mots, je substitue à des phrases le mot chien. Par exemple, un uomo di cuore, un cane di cuore. Toute une série de phrases, de proverbes, de phrases communes.
Le
résultat est drôle.
En effet les fois où je l’ai lu en public, les gens riaient pas mal. En y repensant, il doit y avoir d’autres règles de composition, mais maintenant je ne vois pas.
Ces
textes déjà écrits, usés, repris et remontés,
comment expliquez-vous leur importance dans vos textes ?
Ce qui est déjà écrit me stimule plus. Si je trouve une phrase et quelque chose d’écrit, ça m’apparaît comme un objet extérieur à moi, que je trouve et que je peux utiliser. Si c’est une chose que moi j’ai écrit, c’est quelque chose qui sort d’une idée que j’ai, j’ai donné des mots à une signification, et ça ça me gêne un peu, j’aime pas. Mais les seules choses que j’aime utiliser parmi ce que j’écris, sont les phrases, je pense que cela arrive à tout le monde à un moment donné, il y a des phrases qui viennent dans la tête, sans être pensées. Alors moi j’écris ces phrases, j’ai des carnets comme ça, j’écris des phrases qui sont isolées, des souvenirs, des choses qu’on a entendues, bon, des phrases n’importe quoi. Et alors ça, c’est des bonnes phrases, mais enfin ce sont des phrases d’un autre, parce que ce n’est pas moi qui l’ai pensé, ce sont les phrases d’un autre. Alors avec ces matériaux, moi je travaille mieux, c’est un peu comme faire des collages en peinture, moi j’aime beaucoup faire des collages. Plutôt que de prendre un pinceau et de faire un visage. Ce n’est pas la seule manière de faire de la peinture, mais c’est ce que je fais moi.
Cela
ne veut pas dire que c’est dépassé ?
Non, sûrement pas. C’est devenu personnel à la fin. À mon avis, dans l’écriture, il doit y avoir deux choses, de la passion et du plaisir, comme peut-être dans toutes les choses. De la passion parce que pourquoi écrire sans passion ? Et on voit toujours chez l’écrivain si ce qu’il écrit est quelque chose qui le passionne. Mais aussi de plaisir parce qu’écrire sans plaisir ça n’en vaut pas la peine. Donc les sujets sur lesquels j’ai écrit m’ont passionné. Ces histoires politiques là m’ont passionné. Aussi les minables fans de football sur lesquels j’ai écrit I Furiosi. C’était des types horribles, mais qui m’ont passionné. Et le plaisir vient pour moi de faire ce jeu avec les mots. La dernière partie de Richmond, c’est surtout des poèmes que j’avais écrits exprès pour des lectures. Mais moi je ne lis pas très bien, ça me gêne un peu aussi. Donc j’essaie de le faire le moins possible. Mais des fois il faut le faire. Alors j’écris exprès des poèmes où il y a cette idée de s’adresser directement au public. Il y a peut-être, ce doit être le premier poème de cette section, qui parle un peu du poème épique, de l’épique, c'est-à-dire à propos des choses dont j’ai parlé auparavant, c’est un peu écrit là sur le poème épique. Ce doit être le premier de la quatrième partie.
Quel est votre rapport avec les textes que vous avez déjà écrits, vous les lisez souvent, vous les connaissez parfaitement ?
Je les lis très rarement. Par exemple, la semaine dernière, j’ai été en Espagne, je devais faire une lecture, alors je devais relire des morceaux, des romans. J’ai regardé L’éditeur, je pense que ça faisait dix ans que je ne l’avais pas lu. Ça m’a un peu surpris, parce qu’il y avait des choses que j’avais complètement oubliées. Ce sont des choses qui s’en vont pour nous. Vraiment, c’est ça, quand tu as terminé un livre, un écrivain me racontait ça très bien, il y a en même temps comme un soulagement, parce que c’est très bien, c’est fini. Et aussi une grande douleur, de la douleur parce qu’on essaie de prolonger encore, de ne pas terminer. La dernière page, je pense que c’est terrible, parce qu’on est combattu entre le désir de terminer et de ne pas terminer.
Et
par exemple Les Invisibles,
vous l’avez écrit en combien de temps ?
Pour Les Invisibles, j’ai fait un long travail parce que j’avais trouvé aux Deux Garçons à Aix-en Provence, quelqu’un. Là il y avait un peu d’Italiens, des échappés, la plupart à Paris, mais aussi un peu en Provence. Alors moi j’en connaissais un, je l’avais rencontré, il habitait à Aix. Un jour, un dimanche, il y avait ce jeune qui venait d’arriver d’Italie, le jour avant. Alors moi, j’avais cette maison à la campagne, il y avait beaucoup de place, lui ne savait pas où loger, alors je lui ai dit de venir à la maison. Et c’était Sergio, le protagoniste. Il est resté deux ans. Alors on a fait vraiment un bon travail ensemble. Il me racontait toutes les histoires, moi je les enregistrais, après je travaillais, et comme ça après il y avait d’autres histoires. Après je suis allé à Paris, je l’ai terminé à Paris, je l’ai tapé, avec un de ces premiers ordinateurs, très primitifs. Alors j’ai terminé ce livre, après est venu le moment où j’étais acquitté et je suis revenu en Italie. Alors j’ai cherché un éditeur. Pratiquement tous les éditeurs refusaient ce livre. Je crois que je ne l’ai pas proposé à Feltrinelli parce que je n’avais pas de bons rapports, c’était mon éditeur avant. Mais Einaudi, Mondadori, Rizzoli, tous l’ont refusé. Après, je l’ai publié chez Bompiani, mais seulement parce que mon ami Umberto Eco était un des auteurs, chez Bompiani. Et il a beaucoup aimé le livre. Après, il s’est très bien vendu. Il y avait des raisons politiques à cela. Les gens avaient peur. Pourtant, ce n’est pas un livre de propagande. Il n’y a pas de jugement final, il présente, comme ça.
À
propos du texte “ Linguaggio e Opposizione ”…
Oui, c’est le seul texte théorique que j’ai écrit de toute ma vie.
Lorsque
vous parlez du roman expérimental dans le livre du Gruppo
63 du même titre, pensez-vous que Les
Invisibles et L’éditeur entrent dans cette catégorie ?
Non, ça c’est bien avant, maintenant je pense que c’est différent. C’était ce qu’on faisait dans les années soixante. Dans les années soixante, il y avait ce Gruppo 63, il y avait cette avant-garde, expérimentale, mais c’est quelque chose qui s’est passé dans les années soixante. Après, à mon avis c’est inutile de…même s’il y a des gens qui considèrent que ne pas mettre la ponctuation est quelque chose de terriblement avant-gardiste…mais ce n’est pas ça. Dans les années soixante, il y avait des raisons de renouveler la langue, renouveler le langage, chercher des nouvelles formes, aujourd’hui il n’y a pas ce problème.
Le
seul texte théorique que vous avez écrit, “ Linguaggio
e Opposizione ”, vous le trouvez toujours valable ?
Oui, oui je crois. Peut-être peut-on trouver des choses comme ça, dans les poèmes. Je mets quelques phrases qui ont des significations de poétique. Je pense surtout au dernier poème de la première partie de Richmond. C’est un peu une petite poétique, des histoires de jeu.
Qu’est-ce
que c’est pour vous la combinaison en littérature, et en
particulier dans la vôtre ?
C’est une chose qui m’intéresse beaucoup, à côté du hasard, dont on a parlé auparavant. En effet, c’est peut-être plus important pour moi la combinaison que le hasard. C’est un peu à la base de tout le travail que j’ai fait, les collages, mettre ensemble des choses qui sont séparées, d’origine différente. Le hasard rentre un peu dans le travail que j’ai fait avec les ordinateurs. Alors, à mon avis, et c’est un peu une provocation, un ordinateur est capable de faire un grand nombre de combinaisons, un nombre incroyable en vitesse, en quantité, que moi je pourrais aussi faire à la main, mais ça me prendrait des mois – ce serait un travail ennuyeux -. Donc je fais plusieurs expériences, en prenant des phrases, des mots, des règles, là aussi, il y a l’idée des règles. L’ordinateur est extraordinaire, c’est quelqu’un qui exécute les règles, pour faire des combinaisons. Et le résultat, c’est toujours une surprise, avec le hasard qui entre en jeu.
Mais
le projet initial est important, le hasard n’est pas total…
Oui, le projet initial est important, les règles, c’est aussi une valeur en soi. Les règles ne sont pas forcément dirigées vers un résultat, la règle doit être belle en soi. Ce n’est pas comme en mathématiques, moi je ne m’y connais pas bien en mathématiques, mais les mathématiciens pensent que ce n’est pas une valeur, ce sont des théorèmes comme ça. Pour moi, [en littérature] ces règles sont aussi des jeux. Mais des jeux qui après arrivent à avoir une signification.
Et
vous pensez que ça modifie la lecture aussi ?
Oui, je pense que probablement le lecteur se trouve un peu dérangé, parce qu’il n’est pas habitué. L’idée de déranger le lecteur, c’est très important, il faut déranger le lecteur. Il y a des écrivains commerciaux qui donnent au lecteur ce qu’il a déjà, ce qu’il veut. Il y a ceux qui essaient de le déranger. Il y avait cela dans cet essai de l’espagnol Bergamín, La littérature et la tauromachie, il ne le dit pas exactement comme ça, mais l’écrivain c’est un peu comme un torero, en face d’un taureau qui est le public. Alors il doit d’abord le déranger, le blesser un peu, après le faire entrer dans son jeu. Et puis cette chose magnifique après, quand le torero lui fait suivre le rouge, et après il doit le tuer. Mais tuer le lecteur ça veut dire le changer, après un bon livre, le lecteur doit être pas tout à fait comme il état avant. Je pense que c’est une bonne métaphore du rapport auteur-lecteur.
Quel
serait la réception de votre littérature que vous trouveriez
la plus intéressante ?
Un lecteur, qui a lu mes livres, qui a compris des choses et qui m’en parle, tout simplement. Ça ça me fait plaisir. Quelqu’un qui me dit “ j’ai beaucoup aimé vos livres. ”
Est-ce
que vous en tant qu’éditeur, vous avez eu à décider
de l’appartenance générique d’un texte ?
Quels seraient vos critères ?
Au début des années soixante surtout. Mais là pour des raisons éditoriales, on devait mettre roman. Le mot roman, tu peux y mettre tout ce que tu veux. Roman ça veut dire un livre un peu gros, qui n’est pas un essai, qui raconte.
En
ce qui concerne les vôtres, vous pensez que ce sont des poèmes
épiques.
Ou romans épiques.
Il
est vrai qu’en face d’un paragraphe de L’éditeur, on a l’impression d’être en face
d’une strophe.
Oui, mais ce sont des strophes. Dans mes deux derniers livres, [Una mattina ci siam svegliati, I Furiosi] j’ai utilisé une chose qui fait partie de la prose latine, une prose rythmée, et qui était utilisée à la fin de chaque strophe, comme une rime, mais une rime qui n’était pas une répétition de syllabes, mais celle d’un mot. Il y avait différentes façons de terminer un paragraphe, mais c’était quelque chose de rythmique. C’est comme la strophe d’abord, et pour terminer, un tour de poésie. Alors là, je l’ai utilisé de façon systématique dans mon livre. Et si l’on regarde bien, il y a toujours quelques mots répétés à la fin, comme un ritornello.
Et
à propos des règles qui ont un fort rapport avec les nombres ?
Il y a toujours des règles, mais presque toujours je les ai oubliées. Il y a des règles comme celle de l’ordre alphabétique. Ou bien un vers fait de deux mots, on prend le deuxième mot puis un autre, puis deuxième mot, troisième mot, c'est-à-dire répétais de façon systématique. Et puis il y a Blackout. Dans ce livre, j’ai tout mis, mais d’habitude je ne mets pas les règles, je pense que ce n’est pas indispensable pour le lecteur, sauf pour le lecteur pervers. Et bien sûr les lecteurs pervers sont les meilleurs.
Donc
vous vous considérez comme un poète ? Et seulement
un poète ?
Oui. Les romanciers, c’est une autre race. Il y vraiment une différence entre poètes et romanciers. Aussi dans le comportement social. Le poète aime se regrouper avec d’autres poètes, pour être ensemble. Le romancier est un solitaire, c'est-à-dire envers les autres romanciers. Je pense qu’ils se détestent entre eux, un peu comme les peintres. Peut-être parce qu’il y a une concurrence, parce que là il y a de l’argent. Enfin, les poètes font des festivals, des revues, des choses ensemble. Cet entretien a eu lieu le 22 mai 2000, en italien, sur base d’enregistrement et de notes. Ceci en est donc la transcription et la traduction.
Cette
façon d’utiliser la prose quotidienne, c’est un hommage
à tous ces textes qui existent, qui paraissent chaque jour, et
donc à la langue en général, c’est une façon
de vous situer parmi toute cette prose ?
C’est plutôt un paysage. Ce n’est pas un hommage, parce que c’est un matériel très souvent ordinaire, banal. Mais il a rôle de paysage, d’atmosphère de mots, qui arrivent à l’oreille ou que l’on découvre avec les yeux. Parmi tout cela, tout ce qui apparaît dans le journal, tous les jours. Comme ce que je fais en tableaux, des collages avec des morceaux de journal. J’ai fait des choses avec des titres de journal, des choses visuelles. L’utilisation des journaux, je l’ai fait d’une façon intense dans La violenza illustrata, qui est un livre très expérimental. Un livre qui est fait de matériel avec journaux et libres. Tristano, mon premier livre, est fragmenté aussi, fait de morceaux pris un peu partout, expérimental aussi. Alors que dans La violenza illustrata, il y a une série d’expérimentations, par exemple de prendre tant d’articles de journaux qui parlent du même événement, d’un fait divers. Chaque chapitre est fait de façon différente. Il faut un fait type fait divers, où il y une action, et où chacun le raconte d’une façon diverse. Le matériel est traité de façon différente selon le chapitre. Certains extraits sont alignés, d’autres entrecroisés, toute une série de divers expériences. Par contre, dans Vogliamo Tutto, ce sont des tracts, dans L'editore, ce sont des extraits de journaux qui parlent de la mort de Feltrinelli.
C’est aussi un moyen pour se mettre dans le contexte ?
Se mettre dans le contexte, mais c’est surtout important par rapport à ce sujet de l’épique. L’épique aujourd’hui, nous la vivons à travers les journaux, qui nous font l’histoire, jour après jour.
C’est
aussi une façon de poétiser cette prose ?
Poétiser, ou plutôt faire un traitement littéraire, comme quand un peintre fait un collage, pour le faire devenir art visuel, il coupe, le couper est très important, et colle. Prends un élément et mets-le près des autres.
J’ai
remarqué que vous n’utilisez jamais de poésie pour
ces textes coupés, quelquefois de la prose littéraire,
mais jamais de poésie.
La poésie est déjà poésie. Elle a déjà rejoint cette situation. Pour faire devenir quelque chose poésie, il faut prendre quelque chose qui n’est pas encore poésie. Je prends l’exemple d’un peintre, un peintre pour ces collages pourrait couper des morceaux de tableaux de Picasso, ou de Matisse, mais ça c’est déjà peinture. C’est mieux de faire devenir poésie ce qui ne l’est pas.
Ce
n’est donc pas un ready- made ?
Non c’est surtout la combinaison qui compte. Pour revenir à ce livre, La violenza illustrata, il y avait un thème. Il s’agissait de présenter des exemples de violence actuels, dans la société contemporaine, quoi de mieux alors que le journal pour cela ? Par exemple, la mort d’Onassis, retracé par des dizaines de journaux différents. Comme dans les films de ces réalisateurs, comme le dernier Oliver Stone, par exemple, ils tournent une scène avec pleins de caméras dans tous les coins, et après ils font un montage avec des passages sans arrêt d’un point de vue à l’autre. Et aussi ainsi en passant d’un journal, d’un journaliste à l’autre, ils racontent tous la même chose, mais toujours d’une façon un peu différente.
À
propos de l’épique.
C’était les dieux qui décidaient pour les choses que les hommes devaient faire. Les hommes n’étaient pas libres de faire ce qu’ils voulaient. Un peu si, mais pas beaucoup. Pour la plus grande partie, c’était les dieux qui faisaient le scénario. Ils laissaient aux hommes seulement un peu. Puis, dans d’autres épiques, il y a Dieu, il y a la religion. Mais en ce qui nous concerne, l’important c’est de dire qu’il y a un conflit. Que les acteurs du conflit soient libres ou pas, ça dépend de l’idéologie de l’époque. Aujourd’hui, on dirait que tout dépend de l’économie. Mais c’est un choix de l’auteur, cela…
Et
votre choix ?
Mon choix, c’est celui de la révolte. Comme les tifosi dont j’ai parlés. Des personnes qui n’acceptent pas le jeu imposé, métro-boulot-dodo. A un certain moment ce choix imposé de la société ne leur convient plus. Mais ce n’est pas que ça ne leur convient plus d’un point de vue individuel, ce qui serait encore le roman moderne, bourgeois, du XIXè siècle, qui sont toujours individualistes. Cette fois, ce sont des révoltes collectives, pas toujours politiques, mais sociales en général. Et ce sont des choses qui m’intéressent. Des gens comme dans Vogliamo Tutto ou dans Gli Invisibili. Ce sont tous des groupes collectifs qui à un moment donné, de façons différentes, pour des raisons différentes, entrent en conflit avec l’ordre établi de la société. Ce sont en général des révoltes perdantes, peut-être que la première a été celle de Sparte, la révolte des esclaves. Et c’est un sujet qui me passionne, parce que j’aime les gens qui se révoltent collectivement. Pour moi, c’est une chose très importante, vitale, peut-être la plus vitale. Si tu fais une révolte individuelle, c’est quelque chose qui est élitiste, snob, ou alors c’est un abandon. Ce sont ces révoltes spontanées, qui laissent exploser une grande énergie, une énergie collective, où les gens se reconnaissent entre eux. Une chose incroyable. C’est comme un grand amour. Un amour est quelque chose qui te porte en hauteur, qui te multiplie les perceptions, les excitations, on ne sait jamais pourquoi, là c’est comme un grand amour collectif, la volonté de faire quelque chose ensemble, un plaisir, pour avoir quelque chose qu’il veulent tous. Moi ça m’intéresse en tant qu’elles deviennent un langage. Je pense que toutes ces révoltes deviennent un langage. Mai 68 par exemple a crée un langage, par exemple. Pour un écrivain, c’est quelque chose d’exceptionnel. Ce sont des choses passionnantes, en elle-même mais aussi parce qu’elles deviennent langage. Et pouvoir écrire un livre dessus, ça me passionne. Je te l’ai déjà dit : pour écrire un bon livre, il faut écrire sur la chose qui te passionne. D’ailleurs une grande quantité de livres ont été écrits sur des passions, des histoires d’amour, des aventures… Des passions d’un personnage. Et donc cela est une grande passion collective. Tu peux écrire dessus des choses intéressantes. Et c’est ça que j’appelle l’épique.
Et
en quoi vos poèmes sont-ils empreints d’oralité ?
Ces situations collectives s’expriment aussi oralement. Même pour l’écrit. Dans Vogliamo tutto, il y a ces créations de tracts, mais ceci se fait d’abord à l’oral, c’est un produit spontané. En général, c’est une oralité qui modifie la langue, qui introduit des choses nouvelles.
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