L’épique selon Nanni Balestrini

 

Nanni Balestrini s’exprime volontiers et clairement lorsqu’il évoque son œuvre et les procédés de son écriture. Lors des deux entretiens qu’il m’a accordé en avril et en mai 2000, il s’est largement expliqué sur ses textes, et notamment sur les nuances qui existent entre ce que les institutions éditoriales appellent ses “ romans ” et sa propre perception des choses. Un élément revient fréquemment dans ses propos : il se dit producteur de textes épiques. Ceci est un extrait  de l’entretien du 12 avril 2000.

 

“ Comment définiriez-vous ce que la critique appelle vos romans ?

 

- Comme des poèmes épiques ou romans épiques. ”

 

La réponse est nette, ferme. Balestrini n’hésite pas. Pourtant, Balestrini poète épique, la formule a de quoi surprendre. Il était surtout reconnu comme chercheur de nouvelles formes en prose ou en poésie, poète “ engagé ” dans l’histoire de son pays, exilé en France pour échapper à la justice italienne. Il s’affirme pourtant poète de l’épopée. Il convoque deux grandes idées pour expliquer sa conception de l’épique : d’abord la notion de conflit ou plus précisément de révolte (collective, qu’il oppose à l’agitation individuelle du personnage de roman bourgeois du XXè siècle) ; et la forte présence de l’oralité dans son écriture. Selon lui, les révoltes créent des situations qui se vivent à l’oral, et qui modifient la langue. L’intrusion de la langue parlée dans son travail poétique se fait par le biais d’une proposition formelle simple et efficace : l’utilisation de la strophe.


Dans son Esthétique,a Hegel écrit : “ le chant épique narre le combat contre l’Autre, l’étranger hostile, l’ennemi extérieur au groupe – que ce dernier soit une nation, une classe sociale ou une famille. ” Paul Zumthor dans Introduction à la poésie oraleb emploie les mêmes termes, puisque l’on lit : “ fondamentalement l’épopée narre un combat ”. Il s’agit ici cependant d’une épopée moderne, actualisée, que Balestrini lui-même compare plus  volontiers à Brecht qu’à Homère. Brecht exprime la volonté de faire un théâtre épique parce que le théâtre de son époque ne rend pas compte du monde, des grands conflits sociaux. “ Le théâtre épique s’intéresse avant tout au comportement des hommes entre eux, là où ce comportement présente une signification historico-sociale, autrement dit dans ce qu’il a de typique. ”c Les livres de Balestrini s’inscrivent dans une perspective assez proche de cette visée. Ils narrent des révoltes. Or, ces révoltes peuvent intervenir dans des situations très différentes, pour des raisons différentes, et à des moments différents. Elles montrent les comportements des hommes, qui n’ont plus rien du héros immortel. Les exemples de Vogliamo tutto et de Gli Invisibili sont très représentatifs. Ce sont des révoltes directes, concrètes, fondées sur des faits historiques, auxquels Balestrini a participé. Il s’agit des évènements politiques et sociaux qui ont secoué l’Italie durant les années soixante et soixante-dix. Par exemple, Vogliamo tutto raconte le moment le plus grave de la lutte ouvrière durant l’été 1969 à l’usine Fiat Mirafiori de Turin. Cependant, Balestrini ne fait jamais allusion à sa propre participation dans ces expériences. Il met en scène des personnages-témoins plutôt fictifs, qu’il évite de juger ou de faire juger. En ce sens, il montre les comportements et laisse la place à une certaine neutralité dans le texte, qui se rapproche de ce que Brecht a appelé l’effet “ Verfremdungseffekt ” dit “ effet V ”, qui est l’effet de distanciation épique, celle qui permet de donner aux évènements où les hommes se trouvent face-à-face l’allure de faits insolites.

Chaque personnage dans l’œuvre de Balestrini assume un champ symbolique collectif. Mademoiselle Richmond par exemple est à la fois une jeune femme se promenant dans l’histoire, l’Histoire elle-même ou peut-être la Poésie. Elle est souvent figurée en lutte contre toutes les parties dans Le Avventure complete della signorina Richmond, quelquefois au contraire elle n’est que témoin. Dans le poème XIII du recueil au titre évocateur “ Prudentemente la signorina Richmond assiste mascherata alla lotta tra le due società ”d, l’épisode est sanglant : en pleine manifestation, les chômeurs sont pris dans des filets afin d’être guillotinés. L’épisode est insolite, comme le veut “ l’effet V ” de Brecht. Finalement, après des discussions échauffées, on les abandonne en pleine campagne, priant pour qu’ils aient perdu le sens de l’orientation. Dans L’editore, la représentation de Giangiacomo Feltrinelli, riche éditeur et gauchiste activiste est utilisée comme un symbole, comme la personnification d’une révolte menée à terme. Le livre relate l’échec de faire un film sur cette personnalité, peut-être à cause de sa dimension “ polysémique ”. Le choix de la révolte (comme idée centrale) est à la fois personnel et collectif : l’auteur, singulièrement décide de narrer des révoltes collectives. Il conduit l’écriture seul et fait un certain nombre de choix, comme l’absence de ponctuation, ou l’activité particulière du montage. Il désire déranger le lecteur, or son choix ultime est de lui donner à lire des histoires qui ont existé pour un grand nombre d’individus. Les histoires de Balestrini ont eu lieu, au sens propre du terme. Il nous semble alors possible de parler d’epos (contemporain) dans la mesure où s'exposent une voix singulière, celle de l’auteur puis du narrateur, et des voix formant une voix collective unique, presque un chœur. Ces différentes voix sont présentes grâce au procédé de montage utilisé par Balestrini. Le poète a une utilisation particulière du matériel prose (entendu avec Todorove, comme tous les textes en prose déjà écrits, ce qui inclut aussi l’“universel reportage” de Mallarméf). Il recueille des mots et des phrases, par exemple dans de vieux journaux, qu’il sort de leur contexte initial et qu’il replace au sein d’un texte qui devient aussitôt le sien, dans la mesure où il le réécrit. Il retouche cette “ prose d’occasion ” en la combinant à son texte - et par exemple en supprimant la ponctuation -. Il bouleverse la syntaxe des textes qui dans leur vie précédente en avaient une autre. Les effets sont difficiles à étudier car la séparation n’est jamais nette entre ce qu’il a recréé et ce qu’il a créé. L’histoire personnelle des personnages et une certaine histoire collective (celle décrite dans des journaux dont on ne sait ni l’origine ni la date) s’entremêlent. Le tout construit l’œuvre. La prose est poétisée. C’est un procédé relevant du montage, qui regroupe l’activité de sélection du matériau et celle de sa combinaison. Ces mots empruntés à un dictionnaire de cinéma nous rappellent ceux de Jakobson pour qui les deux modes fondamentaux d’arrangement utilisés dans le comportement verbal sont :

1.     la sélection, base de l’équivalence

2.     la combinaison, construction de la séquence

La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison.g Balestrini opère un montage verbal, d’abord poétique. Mallarmé n’est pas très loin, qui disait qu’il servait au bourgeois les mots que celui-ci lit tous les jours dans son journal, mais qu’il les lui servait dans une combinaison déroutante.

 L’opération de montage révèle aussi l’usage que Balestrini entend faire de la fonction référentielle, telle qu’elle a été définie par Jakobson. Selon le linguiste, la fonction poétique n’est pas la seule fonction de l’art du langage, elle en est seulement la fonction dominante. La poésie épique, centrée sur la troisième personne, met fortement à contribution la fonction référentielle, c’est-à-dire l’orientation vers le contexte. Le montage de textes déjà écrits, souvent lors de l’événement auquel Balestrini fait référence, fait appel à la fonction référentielle. L’individualité de la voix énonciatrice tend à être neutralisée par ces textes qui ne dépendent plus de personne, (sinon du poète, ici absent). La fonction référentielle a donc un espace presque autonome dans ses textes, le poète semble la laisser éclore, puis se développer discrètement. Pour reprendre les termes d’Adriano Spatolah, on pourrait dire que le dépassement du fardeau de la subjectivité correspond en réalité à une méthode de travail, à une pratique. Il y a donc une volonté d’immersion dans la réalité de l’écriture et de l’Histoire, sous la forme de reprises de textes “ usés ”. Balestrini tente une dé-subjectivisation de l’Histoire par ce moyen, en tendant (dans la mesure du possible) vers le point de vue collectif. Lorsque Balestrini exhibe les textes “ d’occasion ” de l’époque, c’est aussi un moyen de suspendre sa propre création, de laisser parler l’Histoire. La voix singulière du narrateur perd de sa détermination au profit des autres textes, eux aussi porteurs de résonance.


Il s’agit presque toujours de parler dans les livres de Balestrini. L’oralité est très présente, directement par le biais des dialogues et monologues ; indirectement par la représentation que le lecteur se fait de la situation, où l’action commence toujours en parlant. L’oralité en ce qui concerne le poème épique entendu au sens classique est une notion qui définit presque son propre genre. Nous sommes conscients du fait que si nous parlons d’oralité chez Balestrini, elle n’est pas fondamentale comme celles des poèmes antiques, qui a vraiment porté le genre jusqu’au papier. Cependant, d’après ses propres déclarations, l’importance du facteur oralité dans son travail le place sur la voie de l’épique. Plusieurs éléments sont à prendre en considération. Lorsque Zumthor évoque le discours épique dans Introduction à la poésie orale, il insiste sur un point particulier. Ce trait est le “ style formulaire de l’épopée ”. “ Plutôt que comme un type d’organisation, ce dernier peut être décrit conne une stratégie discursive et intertextuelle : le style formulaire enchâsse dans le discours, au fur et à mesure de son déroulement, et intègre en les y fonctionnalisant, des fragments rythmiques et linguistiques empruntés à d’autres énoncés préexistants, en principe appartenant au même genre, et renvoyant l’auditeur à un univers sémantique qui lui est familier. Ces fragments, les formules, apparaissent dans le chant épique en nombre très inégal selon les époques, les poètes, les circonstances. ” Il n’est pas ici question d’appliquer mot pour mot cette remarque à Nanni Balestrini. Cependant, il est intéressant de remarquer que Balestrini utilise aussi des formules que sont ces mots, ces phrases, que le poète utilise et qui ne sont pas de lui. Ce sont presque des objets trouvés et montés, mais qui confirment le contexte historique et culturel.

L’oralité de la situation s’affiche également lors des croisements de dialogues, de monologues, de conversations qui sont le matériau du texte. Ils font interférence avec les textes usés de Balestrini, car aucun indice formel ne permet de faire savoir qui parle. Un bruit, presque un grésillement résulte de cette confrontation de divers types de textes. Dans la mesure où Balestrini n’utilise aucune ponctuation, il n’est pas évident de démarquer le texte narré du texte rapporté. La forte présence du discours rapporté tend à contaminer l’ensemble du texte par exemple. Le paragraphe (ou la strophe) radicalise cette impression, car c’est lui qui en général contient les mots d’une phrase ou d’un bref énoncé, dits par l’un des personnages. Balestrini considère que le paragraphe est une solution pour exprimer le langage parlé. Le poète introduit toujours dans ses textes des slogans, des répétitions ou des automatismes de la langue parlée. Prenons l’exemple du poème XI de Le avventure complete della signorina Richmond, “ La signorina Richmond propone che i lama stiano in Tibet ”i. Chaque quatrain est construit sur le même modèle : les trois premiers vers sont la reproduction d’un discours politique, le quatrième, comme une interférence, est le cri d’un slogan politique, de type “ è ora miseria è ora miseria per chi lavora ”j.

Le paragraphe ou strophe devient le lieu de reconnaissance du texte. En effet, si le lecteur est dérangé par ces soubresauts d’énonciation, un élément permet de stabiliser sa lecture : c’est cette forme récurrente et rassurante, ce fragment régulier de quelques lignes, qu’on appellera désormais strophe. Cette particularité formelle est presque obsessionnelle chez Balestrini. Parmi ses différents jeux d’écriture, la strophe se dresse, d’une stabilité inouïe, étonnante dans un texte mouvant comme le sien. La forme fixe ici conditionne absolument le texte. Nous sommes en face de quelque chose qui s'exprime en segments structurés, ce qui nous met sur la voie de la Poésie. Il est envisageable d’appeler laisse cette strophe poétique : selon Jean Rychnerk, le fait fondamental de la poésie épique est la strophe (ou laisse). La laisse est une forme poétique extrêmement souple, bien adaptée aux conditions de la diffusion orale. La laisse est le lieu des interrogations de Balestrini, et notamment celle de la difficulté de faire de la poésie (épique) pour quelqu’un d’autre que soi-même, pour un lecteur ou un public. Il l’annonce clairement dans un poème intitulé “ Prologo epico ”.

 

“ e perciò oggi il poeta moderno

non ha più un suo pubblico da cui dipendere

da cui essere ispirato e remunerato

solo pubblici anonimi e occasionali

              

 […]

 

perchè per lui non esiste ci dicono

che l’individuo come singolo

irriducibilmente diverso

e separato dagli altri

 

e così il poeta moderno

solo

o anche davanti al pubblico della poesia

dialoga individualmente con la sua poesia

 

la immagina naturalmente come un’affascinante signorina

e vorrebbe che anche voi la immaginaste così

che si trova in questo momento qui di fianco a lui

cioè a me e cioè dunque lì di fronte a voi ”l

 

Balestrini soulève un problème difficile : comment continuer à être un poète épique, sur le modèle des poètes antiques, lorsque depuis plus d’un siècle l’on a perdu le rapport avec le public, lorsque la voix ne peut plus être collective ? Le texte cité ici “ Prologo epico ” est ironique. Le poète ici tente de rétablir un rapport, le plus simple du monde, puisqu’il évoque l’image  d’une demoiselle, et demande un léger effort d’imagination. Que reste-t-il au poète moderne dans ces circonstances, semble nous demander Balestrini dans ce poème. Il lui reste la faculté de poétiser l’Histoire, dans ses manifestations les plus prosaïques, ou les plus nobles, même lorsqu’elle n’est pas évidente, même lorsqu’une voix singulière ne peut exprimer absolument la collectivité. Nous sommes ici au cœur du travail de Balestrini. L’épique n’est pas complètement morte, il tente de la réanimer. D’où l’idée d’écrire pour un public, pour un lecteur. L’évocation des pratiques hors-textuelles de Balestrini s’impose ici. Le poète est sorti de son support classique et est aussi un “ poète en action ”, un “ poète sonore ”, un “ performer ”, aucune définition n’est exacte. Zumthor dit: “ la P.S [Poésie Sonore] reste comme héréditairement marquée par les deux désirs, en apparence contradictoire, mais en fait complémentaires, qui l’engendrèrent : désir de retour à l’oral chez les poètes ; de retour au parler, chez les musiciens. ”m On lit également : “ c’est ainsi que l’on peut, avec Fontana, assurer que la poésie non seulement est avec la voix, dans la voix, mais derrière la voix, dans le lien corporel intérieur ”. C’est en ce sens aussi que Balestrini se déclare poète épique. Il se mobilise pour parler véritablement à un public, pour se faire entendre. Il tente de retrouver quelque chose de l’épique passée, il accepte le rôle de fondateur social du poète épique antique, il donne à lire ou à entendre des voix qui s’entrecroisent, et c’est leur tissage qui crée le texte.


 



a Hegel, Esthétique, Le Livre de Poche, Librairie générale française, 1997

b Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, collection Poétique, Editions du Seuil, 1983, p 103-105

c Bertold Brecht cité par Bernard Dort, Lecture de Brecht augmentée de Pédagogie et forme épique, Editions du Seuil, 1960, p 185

d “ Prudemment, Mademoiselle Richmond assiste masquée à la lutte des deux sociétés ”

e Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, collection Points, Editions du Seuil, 1971, p

f Mallarmé cité par Roman Jakobson, Huit questions de poétique, Editions du Seuil, 1977,

p 21

g Roman Jakobson, Eléments de linguistique générale, “ Poétique ”, collection “ Arguments ”, Editions de Minuit, 1963

h Adriano Spatola, Vers la poésie totale, Editions Via Valeriano, 1993, trad. Philippe Castellin

i “ Mademoiselle Richmond propose que les lamas soient au Tibet ”

j “ c’est la misère c’est la misère pour ceux qui travaillent ”

k Jean Rychner, La chanson de geste : essai sur l’art épique des jongleurs, “ La structure strophique des chansons ”, Société des publications romanes et françaises, Librairie E.Droz, Genève, 1955

l “ Prologue épique ”

“ Et ainsi aujourd’hui le poète moderne

n’a plus un public à lui dont il dépendrait

dont il serait inspiré et rémunéré

seulement des publics anonymes et occasionnels

[…]

parce que pour lui il n’existe dit-on

que l’individu comme singulier

irréductiblement différent

et séparé des autres

 

et ainsi le poète moderne

seul

ou bien devant le public de la poésie

dialogue individuellement avec sa poésie

 

il l’imagine naturellement comme une demoiselle fascinante

et il voudrait que vous aussi vous l’imaginiez ainsi

qui se trouve en ce moment ici à côté de lui

donc de moi et donc là en face de vous

m Paul Zumthor cité dans Poésure et peintrie, Catalogue Musées de Marseille, Diffusion Seuil, “ Une poésie de l’espace ”, p 586-587

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