Pourquoi je n’ai pas écrit la plupart de mes livres

 

Jean-Pierre BALPE

 

Parce que :

 

1.         ça

2.         lui

3.         eux

4.         l’art

5.         ma vie

6.         le livre

7.         le désir

8.         tout ça

9.         le plaisir

10.     les livres

11.     parce que

12.     c’est ainsi

13.     Harlequin

14.     il y a la vie

15.     je n’écris plus

16.     c’est comme ça

17.     Marcel Duchamp

18.     je suis paresseux

19.     je suis comme ça

20.     j’aime finir les plats

21.     j’aime programmer

22.     je souhaite le potlach

23.     j’aime bien me répéter

24.     je n’ai pas de mémoire

25.     le monde n’est pas fixe

26.     je n’ai pas peur du vide

27.     je ne sais pas qui je suis

28.     je n’écris plus beaucoup

29.     l’inspiration est un travail

30.     l’imaginaire est calculable

31.     la beauté est un problème

32.     je ne lis pas tous les livres

33.     l’exégèse tue la littérature

34.     des textes je préfère le flux

35.     j’aime tout ce qui est relatif

36.     le monde change sans cesse

37.     je n’ai plus aucune certitude

38.     ça pose quelques problèmes

39.     j’aime l’en-soi des processus

40.     il n’y a pas d’absolu littéraire

41.     même si c’est vrai, c’est faux

42.     notre époque est spectaculaire

43.     Pierre Ménard de J.L. Borges

44.     la littérature met en jeu du jeu

45.     le livre est en soi un problème

46.     je ne sais pas ce que je produis

47.     j’écris pour prolonger le temps

48.     la beauté n’est pas le problème

49.     les formes ne sont jamais seules

50.     tout aurait pu se faire autrement

51.     l’ordinateur est un méta-médium

52.     je crois en la beauté des concepts

53.     toute création est communication

54.     la variation est l’essentiel du texte

55.     je crois en l’efficacité des concepts

56.     cette liste sera toujours incomplète

57.     je vis dans des contextes différents

58.     cette liste ne sera jamais exhaustive

59.     la génétique textuelle me fait vieillir

60.     tout livre est aujourd’hui un format

61.     j’ai besoin de l’épaisseur du monde

62.     j’ai toujours aimé écrire sur les murs

63.     je hais les gloses et les commentaires

64.     on ne sait jamais avec qui on couche

65.     il n’y a pas de vérité révélée du texte

66.     la littérature est une technique du réel

67.     je n’ai plus les naïvetés de ma jeunesse

68.     l’expression des sentiments me fatigue

69.     l’informatique est un langage universel

70.     je ne veux pas savoir ce qu’est un livre

71.     il n’y a plus de Grands Récits possibles

72.     il y a beaucoup de murs dans nos villes

73.     j’ai déjà souvent répondu aux pourquoi

74.     la programmation est un des beaux-arts

75.     j’aime jouer avec des objets composites

76.     je ne lis pas jusqu’au bout tous les livres

77.     je ne viendrai jamais à bout de cette liste

78.     l’informatique est un nouvel humanisme

79.     la plupart des livres ne sont que des livres

80.     le siècle à venir sera virtuel ou ne sera pas

81.     je crois en la force motrice de l’imaginaire

82.     je recherche une littérature à n-dimensions

83.     j’aime travailler sur le même et le différent

84.     je considère mes lecteurs comme des adultes

85.     le pourquoi m’importe plus que le comment

86.     le livre est devenu un instrument de pouvoir

87.     je ne sais pas où je vais mais je suis en route

88.     tout texte se crée dans la relativité des textes

89.     je préfère la consommation à la conservation

90.     la générativité est une exhaustivité reposante

91.     je ne sais pas pourquoi ce serait un problème

92.     la langue n’existe que par ceux qui la parlent

93.     quand le moment sera venu je dirai pourquoi

94.     la plupart de mes écrits ne sont pas des livres

95.     je rêve d’inscrire mes poèmes dans la lumière

96.     l’absolu de l’imaginaire est dans les processus

97.     je recherche une littérature non démonstrative

98.     je préfère privilégier la création sur la mémoire

99.     le livre qui n’a que cinq cent ans est trop jeune

100.  je sais que vous n’irez pas au bout de cette liste

101.  je suis venu trop tard dans un monde trop vieux

102.  je ne connais pas de théorie sémantique correcte

103.  je veux débarrasser la littérature de la subjectivité

104.  nous sommes entre le 20 ème et le 21 ème siècle

105.  je ne me prends pas pour un auteur de droit divin

106.  le monde ne tient que par notre invention du monde

107.  ce qui vaut la peine d'être fait vaut la peine d'être fait

108.  « Les preuves fatiguent la vérité. » (Georges Braque)

109.  le livre avec ses cinq cent ans a atteint sa limite d’âge

110.  je rêve de faire de l’écriture un système d’interactions

111.  l’état d’arrêt d’un texte n’est qu’un moment du texte

112.  il existe aujourd’hui des machines à produire des livres

113.  il n’y a pas de réponse simple à une question complexe

114.  j’aime l’idée de faire de l’univers un support de lectures

115.  je ne relis que très rarement les livres que j’ai lu une fois

116.  je n’ai pas écrit la plupart de mes écrits qui sont des livres

117.  je suis fasciné par la puissance absolu de l’opposition 0 et 1

118.  j’aime travailler les oppositions entre le fixe et le dynamique

119.  toute proposition littéraire est une proposition expérimentale

120.  je souhaite remplir d’écrits toutes les dimensions de l’univers

121.  il n’y a aucune raison aucune raison que cette liste s’arrête là

122.  je me sens toujours enfermé dans ce que l’on appelle l’écriture

123.  ce qui m’intéresse c’est la mémoire des processus de la création

124.  toute écriture de livre doit se soumettre aux carcans de l’édition

125.  dans chaque langue les mêmes mots disent infiniment de choses

126.  j’aime par dessus tout faire du vélo au soleil à l’ombre des forêts

127.  je déteste tout ce qui se présente comme ne devant jamais bouger

128.  la littérature programmée a toujours affaire avec la métalittérature

129.  Lautréamont, Raymond Roussel, Gertrude Stein et quelques autres

130.  « Le langage est un ensemble statistique. » (Paul Valéry, Cahiers I)

131.  les techniques numériques permettent de sortir la littérature du livre

132.  je ne crois pas en dieu quels que soient les avatars dont on l’affuble

133.  j’aime transformer les murs en des livres qui ne sont plus des livres

134.  « Les livres ne sont jamais achevés. » (Paul Auster, Le carnet rouge)

135.  je ne mesure qu’un mètre soixante huit (soixante neuf les bons jours)

136.  la littérature est largement indépendante du médium spécifique qu’est le livre

137.  les mots ne parlent du monde que dans la mesure où le monde nous parle

138.  j’ai horreur du roman rouleau, du livre qui ne peut se lire que du début à la fin

139.  écrire, c’est essayer de maîtriser le temps, son temps propre et celui des autres

140.  je suis né le 3 octobre 1942 et non pas le 4, ce qui est essentiel dans mon œuvre

141.  je cherche une distance entre l’écriture et la subjectivité : mon Je est un autre…

142.  les quelques livres que j’ai écrits ne plaisent pas aux éditeurs qui me plaisent

143.  je suis partisan du « jeu d’un vol ou d’une voltige indéfinie du sens » Derrida

144.  je considère que Kant se trompe lorsqu’il affirme que la beauté est sans concepts

145.  le plus difficile est de trouver la bonne manière de répondre à cette question

146.  «Le récit — plus encore que le sexe — dit sans arrêt "encore !"» (Pascal Quignard)

147.  « J'aime mieux une pensée fausse qu'une routine vraie. » (Alain, Propos d'un normand)

148.  j’ai envie de tracer un sentier gratuit à l’écart des autoroutes payantes et trop fréquentées

149.  ceux de mes écrits qui semblent être des livres sont souvent tout autre chose que des livres

150.  l'ordinateur permet une anti-culture hiérarchique, quelque chose comme une « post-culture »

151.  je ne recherche pas l’éternité (position métaphysique) mais l’infini (position mathématique)

152.  “Tout ce que je fais et pense n’est que specimen de mon possible” (Valéry, Monsieur Teste)

153.  « Il est possible pour un récit de continuer à s'écrire sans auteur. » (Paul Auster, Le carnet rouge)

154.  « L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel. » (André Breton, Le revolver à cheveux blancs)

155.  programmer de la littérature consiste à travailler au niveau de l’imagination de l’imaginaire

156.  « Ce qui est maintenant prouvé ne fut autrefois qu'imaginé. » (Blake William, Proverbes de l'enfer)

157.  « La mission actuelle de l’art est d’introduire le chaos dans l’ordre » (T.W. Adorno, Minima Moralia)

158.  « Les livres qui passent d'une époque à l'autre sont des fruits morts. » (Jean-Paul Sartre, l'homme ligoté)

159.  « Que faire ? C'est avec cette question que j'ai commencé à ne pas dormir. » (Julio Cortazar, Marelle)

160.  « Les paresseux ont toujours envie de faire quelque chose. » (Vauvenargues, Maximes et réflexions)

161.  « Il faut apprendre à haïr la mort sous toutes ses formes. » (Gérald Neveu, Comme les loups vont au désir)

162.  écrire relève toujours d’une conduite cognitive que j’oserai désigner comme « programmation expérimentale »

163.  « Toutes choses furent faites par Hasard et rien de ce qui fut fait ne le fut sans lui. » (Luke Rhinehart, L'Homme-dé)

164.  « N'est-ce pas ce qu'on peut faire de mieux avec l'écriture que dérouter ? » (Claude Ollier, Cité de mémoire)

165.  « On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père » (Guillaume Apollinaire, les peintres cubistes)

166.  « La technologie évolue, le langage change, la voix mue, le destin nous incombe. » (Jean Baudrillard, Cool memories)

167.  « Les livres sont ennuyeux à lire — pas de libre circulation — le chemin est tracé, unique. » (Henri Michaux, Passages)

168.  S'intéresser aux concepts, croire au pouvoir des modèles, s'investir dans ce qui s’écrit — voilà qui submerge tout le reste

169.  les mots du texte informatique sont irrécusables qui n'ont pas à fournir d'autres preuves que celles qu'ils portent en eux-mêmes

170.  « L'art suprême et l'être suprême ont ceci de commun qu'ils dépendent entièrement de nous. » (E.M. Cioran, Aveux et anathèmes)

171.  j’ai fait « écrire » mes textes par un ordinateur parce que l’idée m’en est venue, je pense que c’est une raison suffisante pour le faire

172.  dés que l'écriture du monde cesse, le réel réaffirme sa présence ; dés que la subjectivitisation s'efface, l'objectivisation prend le dessus

173.  la littérature informatique, telle que je la conçois, n'a rien à voir avec une littérature d'ingénieur elle se veut, avant tout, de la littérature

174.  le recours à la technologie introduit une rupture volontaire, une mise à distance, une mise en évidence de la féconde opacité des mots

175.  « Chaque fois que l'homme maîtrise il déclenche mille phénomènes immaîtrisables. » (Joseph Simas, Cet autre double en personne)

176.  l’informatique permet de repenser totalement les relations du texte et du contexte, et ce jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes

177.  « Une vie se compose d'éléments multiples. Mais le nombre des compositions possibles est infini. » (Marc Saporta, Composition n°1)

178.  « La valeur d'une pensée se mesure aux distances qu'elle prend avec la continuité de ce qui est déjà connu » (T.W. Adorno, Minima Moralia)

179.  la littérature informatique a pour ambition de prolonger la littérarité dans les zones où les dispositifs antérieurs ne permettaient pas d'imaginer aller

180.  l’ensemble des connaissances engrammées dans les possibles de texte est plus important que les textes produits et que l’être même de leurs auteurs

181.  j’adore la possibilité de détourner un outil aussi pragamatique et industriel que l’ordinateur pour le mettre au service du non-indispensable

182.  « Après cela qu'est-ce qui change et qu'est-ce qui change après cela et après cela et qu'est-ce qui change… » (Gertrude Stein, Lectures en Amérique)

183.  « Les choses changent tellement ici. Chaque fois que je regarde de nouveau, il y a quelque chose de différent. » (Lewis Carroll, Sylvie et Bruno)

184.  « J'aurais pu commencer par le chapitre I mais tout le monde même moi en aurait eu assez. » (Gertrude Stein. L'histoire géographique de l'Amérique)

185.  « C'est à travers ce qu'il fait que l'homme vit et revit son empoignade radicale avec ce qui le défait, et qui est la mort. » (Daniel Sibony, Entre dire et faire)

186.  « Puisqu'il faut raconter, l'idéal serait que la machine à écrire (j'écris à la machine) puisse continuer à taper toute seule… » (Julio Cortazar, Les fils de la Vierge)

187.  « Il créait des romans que non seulement l'on pouvait lire, entendre et voir, mais dans lesquels on entrait comme en un jardin. » (Ernst Jünger, Abeilles de verre)

188.  nous sommes à l’ère des prothèses où la machine devient un prolongement naturel de l'homme pour un corps non immédiatement sensoriel mais pensé

189.  “La technique offre une voie de choir hors du monde, de penser un autre monde, de réaliser un simulacre d’autre monde.” (Marc Guillaume, Figures de l’altérité)

190.  « Subitement eh bien peut-être pas subitement mais peut-être oui je sais où je vais et je n'aime pas ça comme ça. » (Gertrude Stein, L'histoire géographique de l'Amérique)

191.  « On prend les romans parus dans la Revue des Deux Mondes au 19 ème siècle, on rajoute des avions et des téléphones, et le tour est joué. » (Philippe Sollers, Passion fixe)

192.  la littérature n'existe que parce que, tournant, bougeant, elle se maintient, perdure dans des mouvements complémentaires, seuls capables de lui permettre de surmonter le chaos

193.  La littérature n'a pour moi d'intérêt que comme mise en scène, exemplarisation, de l'inter-générativité du sens, plus exactement des sens, avec toutes les ouvertures signifiantes de cette expression

194.  « Si les années m'ont appris une chose, c'est ceci : du moment qu'on a un crayon dans sa poche, il y a de fortes chances pour qu'un jour ou l'autre on soit tenté de s'en servir. » (Paul Auster, Pourquoi écrire ?)

195.  « L'histoire commence et s'arrête, avance et puis se perd, et, entre chaque mot, quels silences, quelles paroles s'échappent et s'évanouissent pour ne jamais reparaître. » (Paul Auster. Le voyage d'Anna Blume)

196.   Du point de vue d'un romancier, tout pouvait être modifié et amélioré, révisé, renouvelé à l'infini — chaque plan ne représentait qu'une face d'un grand volume à révéler. » (Richard Ford, Une situation difficile)

197.  “Je sens infiniment le pouvoir, le vouloir, parce que je sens infiniment l’informe et le hasard qui les baigne, les tolère, et tend à reprendre sa fatale liberté, sa figure indifférente, son niveau d’égale chance.” (Valéry. Monsieur Teste)

198.  Il n'y a plus de « culture » ayant valeur immanente nécessairement liées aux sociétés hiérarchisées et qui n'ont jamais empêché la barbarie, mais un ensemble de "cultures" à égalité (Georges Steiner. Dans le château de Barbe-Bleue)

199.  Tant d’histoires tronquées se déroulent à chaque heure sur cette sombre terre qu’elles ont presque la supériorité sur les autres dont les personnages « posent des fondations pour l’éternité, d’une durée plus brève que la destruction et la ruine. » (Thomas Hardy, A la lumière des étoiles Garnier-Flammarion, 1987)

200.  "Je rêve d'un livre qui serait assez puissant pour contenir tous les éléments de son être : mais ce n'est pas le genre de livre auquel on est habitué de nos jours. Par exemple, sur la première page : un résumé de l'action en quelques lignes. On pourrait ainsi se passer des articulations du récit. Ce qui suivrait serait le drame à l'état pur, libéré des entraves de la forme. Je voudrais faire un livre qui serait libre de rêver." (Lawrence Durrell, Justine)

 

 

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