ARRÊTONS
DE FALSIFIER RIMBAUD & L’HISTOIRE !!!
par Jean-Pierre BOBILLOT
Écrire
de Rimbaud est bien souvent le prétexte à écrire
de tout autre chose. Ainsi, le livre de Marcelin Pleynet :
Rimbaud en son temps / situation (Gallimard « L’Infini »,
2005), ne cesse-t-il d’exhaler, plus ou moins sourdement, quelquefois
ouvertement, de chapitre en chapitre, tenace, plus ou moins diversement
formulé, quelquefois ressassé, insidieusement
insistant, un préjugé ou un ressentiment anti-républicain, auquel il s’agit d’associer de manière indissociable
et indélébile le nom et l’œuvre de Rimbaud,
et qui s’avère au bout du compte être le véritable
fil conducteur idéologique de l’ouvrage, son ultime justification.
« “Tout est français,
c’est-à-dire haïssable au suprême degré”,
écrit Rimbaud l’année même où naît
la IIIe République », écrit
Pleynet en un temps où agonise la Ve. Que l’État
ait préempté et acheté la lettre à Demeny,
abusivement dite « du voyant », où apparaît
cette phrase, « pour la somme de trois millions trois cent
mille francs », est à ses yeux un tel scandale qu’il
la dit adjugée « à l’État français » :
l’auteur, bien sûr, est trop avisé pour ne pas savoir
que l’État français n’est pas la République
française, et, si lapsus il y a — et combien révélateur
—, il est parfaitement délibéré.
Au paragraphe suivant, donc, par la
grâce de la métonymie, surgit tout armé… Philippe
Pétain qui, « né en 1856, est un exact contemporain
de Rimbaud. » À quoi l’on rétorquera
aisément que : 1) Arthur Rimbaud, né en 1854, n’est
qu’un approximatif contemporain de Pétain ; et surtout que :
2) exact ou approximatif, on ne voit vraiment pas ce que ça prouve !
En fait, cette suggestion par les dates n’a qu’une fonction
de transition, amenant au paragraphe suivant et à ces affirmations
décisives: « Qu’est-ce que vise Rimbaud lorsqu’il
écrit : “Tout est français, c’est-à-dire
haïssable au suprême degré…”, lors de
la constitution de la IIIe République :
régime, né en 1870 de la répression sanglante de
la Commune de Paris, et le plus long de toute l’histoire de ce
pays, la France, puisqu’il dure jusqu’à sa conversion
en un régime de collaboration avec les nazis, par un maréchal
de France, Philippe Pétain, en 1940. » À quoi l’on rétorquera
tout aussi aisément que : 1) la France a connu bien d’autres
régimes, sous l’Ancien, qui ont duré bien plus longtemps ;
mais surtout que : 2) si comme on peut le penser la IIIe République
est née en 1870 (plus précisément, le 4 septembre),
ce n’est pas « de la répression sanglante de
la Commune de Paris » (qui n’avait pas encore eu lieu),
mais de l’effondrement programmé du IIe Empire,
à la grande satisfaction de Rimbaud et des Républicains qui y virent une bonne occasion de rétablir enfin —
et cette fois durablement — le régime auquel ils aspiraient ;
que : 3) le gouvernement provisoire installé à
Versailles sous la houlette de Thiers avec la bénédiction
de la monarchie prussienne victorieuse, et qui procède à
« la répression sanglante de la Commune
de Paris » (21-29 mai 1871), n’est aucunement la République,
qui précisément s’est incarnée dans la Commune
de Paris assiégée autant que dans la résistance
aux armées d’invasion, menée par Gambetta ;
que, par conséquent : 4) ce n’est pas la République,
mais les ennemis de la République qui ont procédé
à « la répression sanglante de la Commune de
Paris », c’est-à-dire, en bonne logique,
à la répression sanglante de la République, comme l’ont très bien
vu Rimbaud et les Républicains ; que : 5) ce sont toujours
les ennemis de la République — monarchistes et bonapartistes
au coude à coude, catholiques et antisémites de tout
poil — qui feront tout pour en retarder l’établissement
définitif (l’amendement Wallon, officialisant la République,
ne fut voté qu’à une voix de majorité, le
30 janvier 1875) et, une fois instaurée durablement, pour la
renverser (crise boulangiste, affaire Dreyfus, Croix de feu, etc.) ;
que : 6) ils y parviendront enfin, en mai-juin 1940, en contraignant
le gouvernement et l’assemblée élue, qu’ils
avaient préalablement affaiblis, à se défaire
— fût-ce par la force (arrestation de Mandel) — de
leurs éléments républicains et opposés à
l’armistice, et à accepter aux plus hautes fonctions ceux
qui allaient aussitôt le et la liquider, au profit d’un
État soi-disant français (« …un maréchal
de France, Philippe Pétain… »), plus qu’aligné
sur les positions de l’Allemagne hitlérienne à laquelle
il s’empressa de faire allégeance ; et que, par conséquent :
7) ce n’est pas la République, mais les ennemis de toujours
de la République qui ont procédé, non pas à
« sa conversion en », mais à sa liquidation
au profit d’« un régime de collaboration avec
les nazis ».
Le Dormeur du Val n’est
pas un poème pacifiste, mais républicain : ce « soldat
jeune », qui a « deux trous rouges au côté
droit », n’est autre qu’un de ces « millions
de Christs aux yeux sombres et doux » que le jeune rebelle
de Charleville glorifiait dans « Morts de Quatre-vingt_douze… »
— Christ républicain, donc, qui ne manquera pas de ressusciter. Il le sait, et c’est pourquoi il peut paraître
si « Tranquille » dans sa mort…
Notons-le, ce qui s’est perdu
en route n’est autre que la réponse précise à
la question que semblait poser Pleynet, à savoir : « Qu’est-ce que
vise Rimbaud lorsqu’il écrit : “Tout est
français, c’est-à-dire haïssable au suprême
degré…” » Or, n’est-ce pas, il visait Musset,
l’auteur de l’impayable Rolla, et à travers
lui ce Romantisme français qui avait eu pour désastreux
effet de promouvoir à satiété la « poésie
subjective », cette poésie « horriblement
fadasse » qui ne saurait prétendre à aucune
universalité : tout le contraire, donc, de cette « intelligence
universelle » qui « a toujours jeté ses
idées, naturellement ». Car telle est bien, aux
yeux de Rimbaud, la pierre de touche : « On savourera
longtemps la poésie française, mais en France. »
Il y a, d’ailleurs, belle lurette (1975) que Gérald Schaeffer
l’avait très clairement indiqué, dans son édition
des Lettres du Voyant : « “Parisien” s’oppose
à “français” comme “exemplaire,
universel” à “limité, mesquin” » ;
mais aussi, en particulier : comme « républicain,
communard » à « bonapartiste, monarchiste »
(« français », dans le contexte historique,
se glosant par « rural, versaillais »). Bref :
est « parisien » ce qui est fidèle aux
idéaux de 89, voire de 92 — c’est-à-dire,
kantiennement parlant, aux Lumières —, « français »
ce qui les refuse ou les trahit (cf. « Morts de Quatre-vingt-douze… »)… La véritable question qui se
poserait, alors, serait celle-ci : est-ce tant d’ignorance
historique qui entraîne pareille confusion idéologique,
ou est-ce pour les besoins de sa cause idéologique que l’auteur
n’hésite pas à manipuler l’Histoire ?
Certes, il y a République et République, et celle de Gambetta
n’est pas plus celle de Blanqui que celle de de Gaulle n’est
celle de Mendès-France ; de même, il y a plusieurs
manières d’être anti-républicain. Mais, ne
nous y trompons pas : c’est bien à Thiers, comme un
peu plus tôt à Badinguet, que Rimbaud — plus « communard »
que « papiste », n’en déplaise
à Philippe Sollers (Illuminations / à travers les textes
sacrés, rééd. « Folio »,
2005) — réserve ses flèches, et non à Gambetta :
lui du moins, ne se trompe pas de cible(s). On s’est gaussé,
à juste titre, naguère (1991), d’une entreprise
de captation de Rimbaud (et de cette formule devenue slogan : « changer
la vie ») menée, Jack Lang en tête, par un gouvernement
socialiste en panne d’imagination ; cette fois, c’est
d’une véritable falsification qu’il s’agit,
ourdie par une ex-avant-garde auto-proclamée et ralliée,
où le même Rimbaud se trouve enrôlé (malgré
qu’il en ait écrit) dans une bien méchante entreprise :
à une époque — la nôtre — où
de gauche comme de droite (pas forcément extrêmes) c’est
le principe même de (la) République qui se voit plus
ou moins sournoisement, voire plus ou moins ouvertement, remis
en cause, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité
de concevoir et de publier un tel livre, qui — ce n’est
pas le moindre, ni le moins pernicieux, de ses paradoxes —
prétend compromettre ce Rimbaud-là dans une vague
de dénigrement, pour le moins irresponsable, de cette République-ci,
ou de ce qu’il en reste.
Tirer, comme le fit Rimbaud, toutes
les conséquences du « désenchantement
du monde » rendu possible, paradoxalement, par le christianisme
comme « religion de la sortie de la religion »
(Marcel Gauchet), et démasquer, dans tous les discours d’époque
— fussent-ils poétiques —, les procédés
(idéologiques) qui n’ont d’autre objet (ou effet)
que de le nier ou de le masquer, n’a rien de « nihiliste » :
c’est, tout au contraire, se situer « en avant »
de ce « projet (perpétuellement) inachevé »
(Jürgen Habermas) : les Lumières — la modernité.
Le locuteur de Mauvais sang ne se dit-il pas d’une de ces
familles « qui tiennent tout de la Déclaration des
Droits de l’Homme » ? — D’où,
l’appel « à une (nouvelle) raison ».
Sollers s’interroge : « S’agit-il de
rejeter la nôtre ? Nullement. Il s’agit de l’ouvrir,
non seulement à un dépassement d’elle-même,
mais encore à une aventure qui, dès lors, ne se conçoit
pas sans un “nouvel amour”. » — Ainsi,
le jeune Diderot demandait-il d’« élargir Dieu » :
il ne lui fallut pas longtemps pour devenir l’un des plus farouches
tenants du matérialisme athée. — « Dieu est-Il mort ? »
demande Sollers, « À demi vivant ? À naître ? »
Et d’ajouter : « Et si ces trois questions n’en
formaient qu’une seule ? » Soit. Mais à
condition d’entendre : — La société
occidentale (de tradition judéo-chrétienne) a-t-elle
enfin compris que le sens de l’aventure humaine ne s’écrit
pas Ailleurs, mais s’élabore ici-bas, par le faire et le
dire humains (c’est la modernité) ? Ou, en termes kantiens (Réponse à la question :
« Qu’est-ce que les Lumières ? ») : — Est-elle enfin passée
de l’enfance à l’âge adulte ? Est-elle
en train de le faire ? Sur le point de le faire ? Un enfant
déniaisé ne dit pas : « Le Père
Noël est mort », mais : — Je ne crois
plus au Père Noël. Il est grand temps que les intellectuels
parisiens déniaisés disent : — Nous
ne croyons plus en Dieu ; ou : Nous vivons dans une société débarrassée
de toute Transcendance, et non plus : « Dieu
est mort » (ou pas). Ou, plus pragmatiquement, non plus :
« Comment “réenchanter” le monde ? »
— Merci, on a déjà donné ! — Mais :
Comment réapprendre à vivre, et à vivre ensemble,
dans un monde enfin désenchanté ? C’est-à-dire : sans tutelle… C’est bien, s’il en est
un, le sens qui se dégage, non seulement de l’œuvre,
mais de la vie de Rimbaud : ce martyr de l’athéisme
qui jusqu’à ses derniers jours, tant qu’il le put,
repoussa tout réconfort religieux, toute pensée apaisante
d’un quelconque au-delà, alors que tout — les pires souffrances et le pire désespoir
— l’y poussait.
Intellectuels
français, encore un effort !…
J.-P.B.
[Version raccourcie, et amendée,
d’une note de lecture parue initialement dans Parade Sauvage
n°21, Charleville, janvier 2007, à paraître sous diverses
formes dans Boxon N°21, Lyon, mars 2007, et Action Poétique
n°187, Paris, mars 2007.]
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