[Philippe boisnard]
« Rester présent… L’avion, le pilote, le drapeau américain… »
La révolution électronique, Burroughs.
« Le fait que la guerre soit complètement recouverte par l’information, par la propagande et par les commentaires, qu’il y ait des opérateurs de cinéma dans les tanks en première ligne et que des correspondants de guerre meurent en héros, ainsi que le trouble mélange existant entre l’information manipulatoire dont bénéficie l’opinion publique et l’inconscience des actions menées — autant d’expressions traduisant un assèchement de l’expérience, un vide qui s’est creusé entre les hommes et la fatalité qui les entraîne, en quoi réside proprement la Fatalité. (…) Les hommes sont rabaissés au rôle d’acteurs dans un documentaire monstre, pour lequel il n’y a plus de spectateurs, car tous, jusqu’au dernier, ont leur place à tenir sur l’écran ».
Minima Moralia, Theodor W. Adorno.
Ici … Ici matraquage généralisé des médias.
Ici matraquage généralisé des télévisions
du monde de la guerre. Irak under attack
d’aucune façon n’est. Irak under attack, et il s’agit d’un simple constat, ne se
produit qu’à travers la représentation des médias.
Médias, non pas compris selon une synthèse, mais comme dimension
complexe obéissant quant aux interrelations à des lois précises.
La guerre qui vient d’avoir lieu n’a eu & n’a d’existence,
de présence, de prégnance qu’à partir des logiques
de diffusions d’images, de sons et de textes. Ceux-ci ne sont pas reflets
d’une guerre réelle, mais par la transformation ontologique de
l’homme quant à sa représentation du réel, ceux-ci
sont le réel de l’homme, sans qu’il n’y ait derrière
d’autres réels. Le réel et son double. Irak under attack tire sa consistance pour les occidentaux que nous sommes
de la profusion & de la confusion des diffusions du réel par les
médias. Cette réalité toutefois n’est pas à
comprendre selon la revendication des médias eux-mêmes. Si tel
était le cas, en effet, nous serions les symptômes d’une
manipulation. Certes cette dernière existe lorsqu’il y a absorption
immédiate et non-réflexive à la fois des syntaxes structurant
ce réel et des contenus (valeurs, symboles). Cette réalité
n’est qu’une formation possible du réel. Ce qui caractérise
l’œuvre médiatique et sa multiplicité, c’est
que le réel ne correspond à aucun fond de vérité,
ne repose pas sur une authenticité première, qui serait le principe
et le critère d’un tri entre les informations. De fait, si l’homme
n’a de connaissance et de représentation du monde et de son devenir
qu’à partir des diffusions médiatiques, alors le sens
du monde se compose comme un mille feuilles de Weltanschauung.
L’information, en tant que premier moment de la création de l’histoire de notre temps, n’a aucun autre principe de vérité que sa possibilité, affective, sensible, de fonctionner au niveau du récepteur, à savoir de lui donner une impression de vrai.
Ici matraquage. C’est dans cette volonté de convaincre de s’imposer en tant que vérité de référence, et dès lors permettre le jugement sur les autres énoncés touchant le même phénomène, que les médias usent de stratégie devant permettre une forme de manipulation de la conscience réceptrice. Virilio a en ce sens parfaitement perçu la question de la vitesse qui est propre au politique et à la société de l’information. De même Adorno dans Minima Moralia pouvant expliquer par rapport à l’information sur la guerre, que « le moulage, durci et réifié, des événements vient pour ainsi dire se substituer à eux ».
Face au déversement constant de ces flux, radio + télévision + journaux + bouche-à-oreille, de deux postures, par les War(Z) j’en ai choisi une qui se refuse tout retrait. Car face à cette spectacularisation à outrance du conflit irak under attack, il serait possible de se tenir en retrait. Non pas rien faire [/=nihilisme], mais tenir le retrait d’une autre langue dans laquelle s’est effondrée la langue homologuée, d’un autre souffle. Possibilité effective dans son actualisation. Possibilité d’une articulation du corps spécifique. La langue poétique devient alors le témoignage de la fracture sensible entre la production matérielle médiatique et la production matérielle poétique qui renvoie à une opacité fondamentale des choses, des êtres, de soi. Christian Prigent explique synthétisant les horizons de cette lignée que « Corps, comme réel (…) c’est alors l’un des mots dont les hommes usent pour désigner ce qui commence là où le sens articulé et pacifié de la langue s’obscurcit et s’évide : touche à l’insensé ». « Dit encore autrement : la poésie vise à nommer ce rien opaque (ce trou d’antimatière) qui s’ouvre dans le monde et qui ouvre le monde à chaque fois que la langue s’évertue à le dire »[1].
Selon l’autre voie, la volonté des WAR(Z) est de fonctionner selon les mêmes processus matériels et de diffusion que ceux des médias. Non pas dans un enchaînement des données qui leur serait propre, mais qui sont propres au transformateur de ma propre situation[2]. Les War(Z) ont pour but de montrer un flux-nomade qui est le témoignage pragmatique d’une possibilité de composition de l’événement indépendant des médias et des représentations hégémoniques. Une sorte de dispositif poétique en résistance à l’apprentissage des logiques communes et institutionnalisées symboliquement. Le danger n’est pas tant les contenus appris dans une Novlangue, mais les syntaxes, l’ordre de composition de la pensée, de la causalité des phénomènes. Nietzsche, l’un des premiers l’avait compris. Face aux salves informationnelles : produire par soi-même une réalité, la réalité d’un vécu de sens autonomisé. Un transformateur[3] implique toujours une résistance, une dureté.
Ce qui suit est en ce sens une mise en évidence des principes suivis par cette performance War(Z) qui encore actuellement se poursuit. Mise en évidence temporaire. Sorte de chantier dans lequel je travaille.
Mais pour bien montrer ses principes, il sera nécessaire de resituer cette expérience en rapport à l’horizon des avant-gardes du XXème siècle. En aucun cas War(Z) ne revendique la nouveauté, la rupture générationnelle, mais elle se place dans un champ d’investigation de ce que peut-être l’impact d’une création ou d’une langue poétique qui pourrait commencer avec les Futuristes, Dada, se poursuivant/traversant/ se transformant avec les concrétistes et Fluxus, le mailing-art pour ensuite prendre une expansion par les recherches de l’e-criture de Bootz, Castellin, Donguy ou encore mais autrement dans celles d’Espitallier, Fiat, Chaton. Cette généalogie n’est bien sûr pas l’histoire de la poésie, n’est pas la revendication d’une poésie ayant mieux compris un temps et un lieu. Non… je laisse cela aux autres, aux contempteurs de l’histoire et de ses stratégies de domination et de reconnaissance. Cette ligne est généalogique, elle est une éthique de l’affinité qui unit selon certaines réflexions des générations successives. Qui les amène à se faire un signe de la main au cours de leur chemin. Il y en a d’autres, qui s’inscrivent comme j’y reviendrai selon d’autres considérations ontologiques de notre rapport au monde et par conséquent d’autres définitions de la matérialité et des compositions à opérer au niveau de la langue. Ici pas matraquage, mais tissage, ligne fragile, provisoire, non-exhaustive, d’une poésie-hacktion. Tissage qui sait qu’en lui s’effectue le dialogue, parfois la critique, avec d’autres lignes de consistance.
L’espoir est la forme passive du désir. L’espoir, c’est ce qui pue dans certains lyrismes. Ca sent mauvais, ça sent la résignation, à attendre comme un Heidegger en interviews, un signe du divin. De l’être. L’espoir, attente que Beckett rejette totalement dans Godot, car eux au moins ils viennent absurdement tous les jours. L’espoir pue, car il agite une authenticité qui n’est pas, que ce soit celle du monde réel, que ce soit celle d’un sujet non phagocyté, que ce soit… Toujours avec un ce qui devrait-être, angoissé face à ce qui est, et qui irrémédiablement ouvrira causalement à un futur qui obéira à un déterminisme phénoménal stricte. Non, c’est certain, il n’y a pas à avoir d’espoir face à la guerre. Être contre la guerre parce que cela devrait-être autrement, c’est opposer une ontologie du polemos, à une onto-théologie de la pax humana. On ne peut être contre ce qui a lieu. On ne peut être que pris par ce qui a lieu. On ne peut que se refuser à ce qui a lieu, rompre avec les flux médiatiques. Les War(Z) ActualitE ne portent en elles aucun espoir, elles ne projettent rien. Elles sont dedans.
Elles sont à comprendre comme la modalité éthique d’habiter et de représenter les flux du monde. Ethique, éthos : manière d’habiter. Manière de configurer, de bâtir, de penser l’habitation par la transformation des données phénoménales qui nous impactent. Car qu’est-ce que revendiquent pour la création les avant-gardes du XXème siècle au sens où l’ère technique semble prendre le pas sur l’ère de la raison, si ce n’est de se poser comme transformateur de flux. Dés les futuristes et la création de la musique bruitiste. Marinetti, champ de bataille, tranchées bulgares, « orchestre de la grande bataille »—« toutes les 5 secondes, les canons du siège éventraient l’espace d’un accord — TAM TUUUMB, mutinerie de cinq cents échos pour l’encorner, le pulvériser, l’éparpiller à l’infini ».
Transformateur de flux, donc nécessité de se situer, nécessité de se composer, nécessité d’une éthique de la contemporanéité phénoménale au monde. Certes, il n’est que de lire la plupart des positionnements littéraires ou artistiques pour comprendre que cette éthique a aussi pour vocation d’être ouverte à une possible révolution. Ici pour ma part je parlerai, au sens de Nietzsche, ou dernièrement de Franck Laroze et de moi-même[4], d’une ré-évaluation du sens du monde. Tracé, tissage distinct.
Car le désespoir, qui n’est pas le nihilisme, qui n’est pas le pessimisme, impose une éthique du désir, un souci de soi en tant que faisant partie d’une manière irréversible, et inexpugnable de la dimension complexe d’une représentation du monde donnée hégémoniquement. L’éthique du désespoir, celle qui abandonne toute eschatologie communautaire, toute révélation apocalyptique révolutionnaire, tout perspectivisme reposant sur la projection idéale d’un devenir authentique du sujet politique, ouvre à une réflexion sur soi en tant que partie intégrante du monde. L’éthique du désespoir est en ce sens martiale, machine de guerre civile, elle est la position dans l’entrelacs des flux intramondains, qui les bouleverse, les détourne, les brise en leur cohérence, les redistribue. Et ceci sans jamais les effacer, sans jamais non plus poser une suprématie de la singularité, mais en pensant l’émergence de la subjectivité comme concordance avec certaines lignes (généalogie) et non-concordance avec d’autres (l’histoire hégémonique forgée par les médias). Elle est désoeuvrement de ce qui se présente à elle, mise en échec des virtualités impliquées symboliquement ou idéologiquement dans ce que tout pouvoir hégémonique tenterait de lui proposer. Désoeuvrement : dés-écriture, dés-inscription, démystification. Désoeuvrement donc ouvert dans un désir qui accepte de se tenir au désespoir de se constituer indépendamment, seulement à partir de lui-même.
La machine de guerre si elle n’est pas révolutionnaire, au sens où elle est éthique généalogique, manière d’habiter un monde irréversible, reconnaissant que sa matérialité, elle la tire de ce monde-là en tant qu’il la nourrit, la constitue, cependant ne peut être comprise comme symptomatique. Le transformateur/révélateur, par ses mouvements d’association qui lui sont propres [à son corps, à ses nerfs, à la sédimentation faite des valeurs, des précepts, de ses expériences], par ses combinaisons du matériel prédonné rompt la tautologie politique de la constitution du réel. Tautologie car les systèmes hégémoniques se conçoivent à la fois comme la cause et la fin de toute forme d’altérité qui pourrait les concerner. La tautologie peut être court-circuitée de deux façons, pour résumer : 1) soit en introduisant un bug dans le flux général des informations qui constituent le réel. Travail alors d’une expression étrangère, singulière, qui témoigne d’un autre horizon de constitution ontologique. Poésie d’un autre corps que celui galvanisé par les instances de pouvoir. Poésie animale, langue barbare, trou, crevasse, devenir corps anomal. 2) Soit en considérant que nous pouvons constituer à partir de la matérialité même des énoncés intramondains et spécifiquement médiatiques, d’autre forme de composition logiques entre les données qui ont été précombinées. Cette recherche exige alors de ne pas exclure les langages hétérogènes de la représentation culturo-populaire de la poésie, à savoir ce qui communément est classé comme paralittéraire et para-artistique. Elle trouve sa source aussi bien déjà dans les pistes avancées par les Futuristes, que dans l’événement de la poésie concrète et du mouvement Fluxus et de la détermination de la densité intermédiatique qu’explique Dick Higgins.
En 1965, Dick Higgins, à la suite des recherches sur les événements et les projets en dimension multiples de Robert Watts introduit le terme d’intermedia. L’intermedia est « une situation entre les media artistiques en général et ceux de la vie ». L’intermedia vient briser la démarcation posée selon Higgins à partir de la Renaissance et qui prendra toute son ampleur avec le rationalisme : la division et la hiérarchie des arts. Et par conséquent la hiérarchie de leur matérialité. Dick Higgins montre ainsi dans Intermedia[5] en 1965, que toute forme d’art qui se contente de l’univocité d’un medium, est un art fondé sur la rationalité analytique, sur une soumission aux frontières de démarcation, et donc qu’en ce sens ce type d’œuvre apparaît fixé à une pose qui l’empêche d’une part de déployer un réseau interrelationnel à partir de soi, et d’autre part d’entrer en interaction avec d’autres plans de consistance qui seraient même hétérogènes à l’art. C’est en ce sens qu’il rejoint les travaux de Philip Corner et John Cage « qui explorent l’intermedia entre musique et philosophie », Joe Jones « dont les instuments qui jouent tout seuls entrent dans l’intermedium entre musique et sculpture. » La démarche Fluxux selon Higgins se fonde sur « une nouvelle mentalité algébrique ». Celle-ci se constitue dans la possibilité de segmenter des plans de consistance matérielle hétérogène et de les faire interagir entre eux. La nouvelle mentalité algébrique revendique ainsi l’hybridation des plans et des mediums, composant ses analogies en relation à l’agronomie scientifique [/=hybride génétique / animal-végétal]. La caractéristique de cette nouvelle mentalité algébrique n’est pas seulement l’ordre des connections comprises dans des liens géométriques, mais c’est à partir de la détermination de soi en tant que composition de l’ensemble des intercroisements de phénomènes, qu’il s’agit de comprendre d’une manière géométrique. Le sujet n’est pas un empire dans un empire selon Dick Higgins, il ne s’agit pas d’une ontologie du créateur comme authenticité qui serait retirée de l’intramondénité, mais « à un degré subjectif, elle se caractérise par une acceptation simultanée de soi, seulement par ses liens à des phénomènes extérieurs et par une nouvelle attention à prendre presque tout ce que dit quelqu’un d’autre plus sérieusement que tout ce que l’on dit soi-même »[6]. Dick Higgins dans cette définition montre que le créateur ne peut ni se prévaloir d’apparaître en tant que créateur, ni n’est fondé sur une identité qui serait extérieure aux jeux qui viennent constituer la réalité dans laquelle il est. Le créateur est constitué des significations et des matérialités qui proviennent de du monde ; sa possibilité, c’est de les faire entrer dans de nouvelles configurations, dans de nouveaux rapports, dans de nouvelles figures. Les events Fluxus peuvent ainsi être perçus comme des assemblages de données provenant de flux matériels distincts, qui sont assemblés le temps éphémère de leur liaison à travers le performer.
Si ce qui est essentiel dans cette position, c’est la destitution du sujet créateur en tant que subjectivité pure, ce que je note tout d’abord c’est cet esprit géométrique qui se nourrit des intersections faites dans le sujet de plans distincts. Cette recherche trouve cependant l’une de ses premières origines chez les Futuristes italiens, au sens où leur revendication d’appartenir à un temps donné, impliquait d’être en relation avec les développements techniques qui caractérisent le début du XXème siècle. Et ce n’est pas pour rien que chez Fluxus comme chez les Futuristes, l’axe musical a pu prendre cette importance-là.
Ainsi, ce que nous indiquent ces premières lignées généalogiques, futuriste ou bien fluxus, c’est que la matérialité de l’œuvre n’est pas seulement dans les limites conventionnelles de ce que l’on appelle la matérialité des arts, mais la matérialité peut provenir de toute la dimension de réalité para-artistique, paralittéraire. L’art n’a pas à se nourrir seulement de ce qui canoniquement compose sa matérialité (les medium institutionnels), mais il doit s’ouvrir aux flux matériels qui composent la réalité. C’est pourquoi dès le début des années 60, George Maciunas, met en relation les recherches de Fluxux, la sortie de la logique de représentation des beaux-arts et les recherches concrétistes. En effet, les recherches concrétistes, en musique, ou en poésie, posent une effraction matérielle des codes prescrits par les beaux-arts. Les beaux-arts pour Maciunas se constituent à partir d’une illusion — et ceci très étrangement et comme en un impensé selon une perspective post-platonicienne[7] — illusion de la différence entre la forme et le contenu, ou plus précisément entre la matérialité utilisée et son mode de représentation et d’autre part ce qui est représenté. Au point que la matérialité du medium s’évanouisse, le medium étant ainsi abstrait pouvant renvoyer à un contenu tout autre, nécessairement alors lié à la seule dimension spirituelle. « Les concrétistes, par opposition aux illusionnistes, préfèrent l’unité de forme et de contenu à leur séparation. Ils préfèrent le monde de la réalité concrète à l’abstraction artificielle de l’illusionnisme »[8].
Le poète transformateur/révélateur travaille ainsi comme transformateur de flux et révélateur au sens photographique du terme : il met en lumière à partir de la captation de flux, de nouvelles cartes, de nouveaux frayages, de nouvelles frontières, de nouveaux rapprochements, au sens de ce qu’explique Deleuze dans la transformation du boulanger, qu’il tire de la géométrie topologique. Donc ce parcours dans des matérialités linguistiques ou représentatives extérieures n’est d’aucune manière nouveau, et se pose en contradiction critique seulement face aux cours arriérés d’une poésie lyrique périmée, mais se situe dans l’axe généalogique propre aux recherches pragmatiques des avant-gardes du XXème siècle. C’est pourquoi, je m’étonne de la naïveté typologique d’un Hanna prétendant d’un coup découvrir dans une sorte de génération auto-proclamée cette originalité[9]. Cette originalité, loin d’être nouvelle prend sa consistance et sa pertinence dans l’horizon spécifique des futuristes pour remonter jusqu’à nous. C’est elle de même qui caractérise, comme le rappelle parfaitement Philipe Castellin, une des pistes majeure de la recherche opérée dans la revue Doc(K)s et ceci dès sa création par Blaine, dans l’horizon concrétiste minimaliste. Pour Castellin, il s’agit d’une poésie qui fonctionne par appropriation, importation, installation, dispositif, ingestion de données paralittéraires qui constituent l’homogénéité médiatique du monde. « Sous cet angle, un magazine, un journal, un roman, un prospectus, une photographie, une affiche, une saisie d’écran télé ou ordinateur sont à envisager pareillement »[10] comme une matérialité à disposition d’un acte d’écriture qui est dés-écriture par rapport aux logiques sociales immédiates. Dés-écriture qui ne se compose pas dans l’acte de faire effraction du langage intramondain (ce qui amène que l’objet poésie apparaisse immédiatement en tant que cet objet-là) mais qui [se] joue des codifications matérielles exogènes en les intégrant dans une dés-écriture qui est refonte des processus syntaxique des combinatoires liant les matériaux paralittéraires.
Cette précision sur la nature de la matérialité de la matière poétique n’est pas gratuite pour comprendre la dynamique de performance comme War(Z).
Il n’aura échappé à personne que les War(Z) ActualitE tirent leur nom aussi de la zone WAREZ que l’on trouve sur internet. WAREZ, 21 400 000 hits sous google. Réseau free, accélération garantie sur un plan non maîtrisé par une logique homologuée, qui témoigne de la sortie de toute ontologie fondée sur la grammaire grecque. Cette dimension permet la prolifération poétique au sens où elle ne prédétermine pas par avance les champs-récepteurs provoqués. La poésie-nomade ne peut nomadiser, à savoir frayer un mouvement non a-priori compris dans une dimension reconnue, que si elle investit des plans qui le lui permettent. Il est évident, que publier dans une revue de poésie, si c’est nécessaire selon d’autres formes stratégiques de diffusion, ici représente seulement une possibilité parmi d’autres. Internet, et les multiples mails que l’on peut trouver, ouvre un espace où il est possible de créer une cohérence, qu’il est possible de mettre en composition.
De plus dès lors que l’on considère que l’espace internet warez pose la possibilité de penser un espace et une présence qui rompt avec l’ontologie grecque du sujet politique (présence du corps, incarnation de la loi, géométrie de l’espace, temps unique et homogène répondant de la mesure), alors il est possible de penser le nomadisme comme flux multidimensionnel. Se surajoutent à cela les autres médiums de diffusion utilisés.
Pour Burroughs, la révolution électronique, se fonde comme prolifération virale. La poésie est virale, un virus. C’est la possibilité d’une prolifération contingente qui viendrait parasiter le plan conventionnel d’existence. Cette possibilité virale il la conçoit non seulement épistémologiquement à partir de la description clinique[11], mais en plus véritablement comme la possibilité d’une intrusion dans ce champ d’une détermination génétiquement extérieure au plan lui-même. Cette particularité ne semble pas avoir été remarquée aussi bien par Christophe Fiat dans La ritournelle et Christophe Hanna dans Poésie action directe. Ce qui n’est pas indifférent. Pour Burroughs : ce qui se joue est un devenir animal. Garçons sauvages. Devenir animal, faire surgir de notre chair, de notre organisme ce qui a été [l/n ié]: le devenir corps et le devenir animal. « Être animal… Un lemmings grignotant du lichen / Être des animaux… Des hordes de lemmings grouillant en tas, de plus en plus affolés… (…) Être animal… Un petit garçon mis sur le pot / Être des animaux… l’enfant qui chie, sans défense, est dévoré vivant par des rats », « être des corps : enregistrement audio et video de vieux corps moches et et malades pétant, chiant, pissant, geignant, agonisant ». La volonté de Burroughs s’est de faire surgir par le brouillage du tissu intramondain, le brouillage des structures de diffusion médiatique, un corps impulsif, corps de rythme, corps en hubris. Sexe et mort. Jouissance et agonie. La révolution électronique est véritablement révolutionnaire, horizon d’une destruction des carcans représentationnels du corps. Révolutionnaire car elle en vient à exprimer un espoir, un miracle, celui de la fin du jeu de la guerre. Horizon fou. Horizon de révolution. La révolution électronique est vraiment virale, car il s’agit d’introduire une identité génétique extérieure à l’organisme médiatique où sont plongées les foules. C’est là, la condition du devenir animal virus de la poésie, sa nécessaire généalogie comme entité extérieure à l’organisme.
Or, les War(Z) ne développent aucun autre devenir que celui de la machine à trafiquer les flux, à les transformer, à les détourner de leur fin annoncée, de les combiner en falsifiant les principes d’association homologués. Le devenir dans la poésie qui ne se pose que dans la dimension pragmatique des productions paralittéraires des médias, est le devenir d’un média, mais média-nomade, média qui en tant que cellule de l’organisme commence à se développer selon une sorte d’autonomie d’expansion. Là est la différence majeure que j’entrevois avec Burroughs, plus que celle qui existe au niveau de la volonté révolutionnaire, car la révolution trouve sa fondation intentionnelle dans cette représentation d’une authenticité de soi posée dans le devenir corps-animal[12]. Ma différence, qui est celle aussi que je pourrais ressentir avec aussi la forme d’avant-garde qui se pose en opposition au monde occidentalo-nihiliste en faveur d’une singularité détachée, retirée, cependant n’est pas un jugement hiérarchisant et donnant une plus grande valeur à une démarche ou à une autre. Non, car il est une chose que nous partageons c’est le ressenti nerveux de la représentation intramondaine du monde. Seulement, je ne crois pas qu’il y ait d’intériorité au sujet. Je n’ai pas d’intériorité, l’abîme insondable qui me travaille se tient dans le langage. La seule épreuve du jeu infini de moi est dans le dédoublement qui s’opère dans le développement d’ersatz de moi dans l’écriture. Christophe Fiat exprime cela parfaitement dans Bienvenus à Sexpol, il nomme cela clonage.
Les War(Z) sont en fait des productions cancéreuses dans le tissu social et culturel. Je ne suis pas un empire dans l’empire, je suis le résultat d’une production sociale, résultat qui excède en tant que fonctionnant sur le principe des médias, les règles de la combinatoire à laquelle obéissent les représentations médiatiques. Donc : rupture de la tautologie média/institution symbolique. Cancer, car par internet, des revues, des lectures, des postages, c’est tout une prolifération de cette séquence que je représente qui s’effectue. Mais génétiquement, je ne suis autre que corps-social, autre qu’inexorablement lié, attaché à cette réalité médiatiquement constituée. Ma pensée depuis son enfance est sous l’intraveineuse des médias. Car où , où irai-je ? Quelle est mon origine, la matière linguistique de ma pensée ? Les War(Z) sont un cancer car leur matérialité génétique est purement propre à la société. Trop rapide lecture peut-être, ou bien séduction imperceptible par l’expression de Burroughs. Je ne sais. Mais d’une manière certaine, il m’apparaît que la génération de la fin du XXème siècle revendiquant la théorie du virus, reprend trop vite l’analogie épistémologique. Ce que développe en fait Hanna, ce serait davantage une théorie du cancer. Mais il ne le peut, ne pouvant se dessaisir de la métaphysique du sujet, ayant nécessité de se poser comme poète, comme créateur qui vient parasiter. C’est là, que contre ce poète P’, des acteurs de l’avant-garde, pourtant se posant dans une réelle différence, comme Dick Higgins, ou Prigent semblent avoir davantage penser ce qu’était le fait de correspondre à un monde dans le lâcher-prise de la subjectivité. Dick Higgins : refus de la notion de créateur, d’auto-suffisance. Prigent : la négativité qui creuse le sujet, qui l’amène à lutter contre la Novlangue et le monde, ne le conduit pas à l’absolutisation de soi, mais tout à l’inverse à la reconnaissance de l’autre comme lui-même négativité et un positionnement démocratique, qui n’est paradoxal qu’en apparence. D’un côté ne pas être selon les catégories de la définition de l’ipse capitaliste-bourgeoise, de l’autre la jonction à l’autre dans une éthique de l’absolu différenciation vis-à-vis de toute forme de particularisme ou communautarisme. Deux gestes qui évitent l’écueil auquel me semble se confronter Hanna : celui de se vouloir dedans et tout à la fois, sujet indemne, maître de son art, génétiquement étranger en tant que virus, du monde. Or : de par sa réflexion sur le spin, tout à l’inverse, génétiquement la poésie qu’énonce Hanna, doit accepter de n’être que le développement métastasique et autonome à partir d’un matériel génétique commun à l’intramondénité. Paradoxe et double-band : à critiquer le jacobinisme, il en duplique les traits les plus profonds, l’ordre politique de la réification d’un centralisme du sujet politique. Ce qu’il manque en ce sens c’est que la cellule cancéreuse est transformatrice d’organisme et ceci invisiblement, sans se montrer, recompose le plan général (provoque la création de réseaux de vaisseaux sanguins, accélère certaine sédimentation, intervient sur la capacité immunitaire afin de ne pas être attaquée, etc…). Le cancer témoigne de la possibilité selon des conditions données du fonctionnement anomal d’une partie de l’organisme. Fonctionnement dangereux pour l’organisme au sens où il s’étend peut toucher les centre-nerveux. Fonctionnement dangereux car il est imperceptible pendant longtemps. Se fond dans la densité cellulaire. Le cancer apparaît non pas par sa monstruosité esthétique, mais par les conséquences pragmatiques qu’il a sur la totalité de l’organisme.
C’est pour cela que cette poésie-nomade est une machine de guerre civile. Non. Non toujours pas de révolution. De guerre civile, de combat de rues, de combat selon les modes de composition des Flux. Cancériser les dimensions du discours médiatique, les mettre en crise, en permettre l’ouverture, d’en sentir les règles stratégiques de domination de l’homme par l’homme, exige ainsi d’être inapparent, de se reconnaître en tant que provenant de cette dimensin-là.
Utiliser l’informatique, si cela permet de créer l’objet, toutefois comme l’ont parfaitement perçu aussi bien des e-poètes comme Philippe Bootz, Jean-Pierre Balpe ou Philippe Castellin, cela demande surtout de penser les potentialités matérielles de ce medium. C’est à partir de là que Philippe Bootz théorise son principe de la frustration. De la frustration, car tel qu’il l’explique ce qui va être développé spécifiquement en tant que poème lié à l’informatique ne pourra que déclencher une frustration chez le lecteur. Poème à lecture unique, ses recherches se posent en rapport à la conception du lecteur, non pas comme recevant un texte-écrit, fixé sur papier, mais en tant qu’expérimentateur de flux. Le lecteur est une fonction. « Cette fonction est de nature temporelle et utilise notamment la frustration, la brisure ou l'oubli comme autant d'outils de construction d'une lecture individuelle et non informative »[13]. Ce qu’il indique c’est que l’informatique dans son usage programmatique brise certains postulats relationnels entre l’auteur et le texte & le texte et le lecteur. La poésie informatique, dans sa forme programmatique — et pas seulement dans la video-poetry — introduit par la contingence provenant de la gestion aléatoire de la production du texte : l’irréversibilité d’un texte qui ne se reproduira plus jamais. L’incomplétude de toute intentionnalité magistrale du créateur (la partie texte-visible est toujours en hubris par rapport aux compositions que le créateur a lui-même créée ; de plus la codification matérielle n’est pas la même l’e-crivain écrit en langage informatique, et en ce sens il y a un glissement entre la structure latente et immergée <le programme> et de l’autre la forme révélée <la production issue du programme>). D’autre part pour le lecteur, l’impossibilité de revendiquer une vérité quant au texte-visible, au sens, où ce qu’il voit est unique, seulement pour lui, issu de sa seule position et de son interaction. De plus la frustration vient du fait de la dynamique propre au texte/image. Il est mobile, se déplace, empêche parfois par certaines saturations de pouvoir saisir instantanément la diversité matérielle produite sur l’écran.
L’écrit-nomade tire sa logique de prolifération cancéreuse de cette caractéristique, ne jouant cependant pas sur la même dynamique. Les War(Z) ne sont pas des actualités qui se renferment sur elles-mêmes, ne sont pas localement situables, ne sont pas assignés à résidence. Ses texte-images entrent en télescopage, en intersection, en interception avec la prolifération des autres flux médiatiques.
Il n’est pas possible de saisir et d’abstraire les War(Z) d’un contexte, mais par leur situation phénoménale et son mode de prolifération, ils entrent en écho, en superposition, en subordination, en contradiction, en échange symbolique, avec d’autres textualités médiatiques, d’autres images. Ici, l’expression de Christophe Hanna, exposant le dispositif pongien, me paraît tout à fait pertinente, même si elle ne renvoie pas fondamentalement à un travail nouveau ou exclusif à Ponges : « une mise en scène documentaire, dans la mesure où tout dispositif exhibe fortement le fonctionnement pragmatique originel de ses éléments »[14]. La mise en scène documentaire est la possibilité pour un dispositif de présenter ses matériaux non pas dans l’espace d’une reconfiguration hétéronomique quant à ses principes constitutifs, mais de tout à l’inverse les surexposer, de les poser en surimpression. Une photographie d’actualité n’est rien d’autre qu’une photographie d’actualité. Ecrire avec une telle conception de la matérialité paralittéraire, ce n’est pas déporté le matériel et le réaffecter, mais c’est en accepter la surdétermination, et utiliser, trafiquer, cette surdétermination représentationnelle. La mise en scène consiste alors, tel que poursuit Christophe Hanna, à créer une synthèse de perception de la mise en relation d’éléments conservés quant à leur logique de provenance. Ceci n’est rien d’autre en fait que le brouillage de Burroughs, à travers le cut-up : l’appropriation de séquences par enregistrement, arrachement, découpage, et le réagencer en une suite de micro-séquence qui crée un brouillage.
De plus, ce qui se produit c’est que chaque composition, en tant qu’elle recycle, recompose, court-circuite le plan institutionnel de la représentation, elle en vient à créer des ramifications à elle, à une sorte de liaison qui ne répond pas des normes relationnelles établies médiatiquement. Liaison dangereuse — aussi certainement. En exagérant un peu, je dirai que les War(Z) ont une consistance qui inclut aussi bien la matérialité textuelle du transformateur/révélateur dont ils sont issus que des flux qui ne sont pas produits par celui-ci. Ils impliquent une écriture ouverte à plusieurs mains, qui sont dans l’ignorance de cette écriture. Parce que les War(Z) se présentent avec la matérialité de l’actualité, ils s’approprient les autres flux de même matérialité et les amène à n’être dévoilé que comme flux en interrelation.
La réflexion de Philippe Bootz conduit aussi à penser des dispositifs non simultanés de diffusion, et une fragmentation des supports, surfaces, lieux, sites, territoire de son nomadisme. Alors que le livre, la lecture publique, ou encore les sites internet, sont territorialisés dans une unité espace/temps de présentification, la cancerpoésie se déploie dans une multiplicité de matérialité et de vecteurs de diffusion.
1. le mail-bombing à fréquence irrégulière, par acoup nerveux du transformateur/révélateur. Mode typologique : le clignotement. Position de la source : inconnue.
2. le blog parallèle qui retranscrit des notes journalières. Mode typologique : la permanence. La construction labyrinthique. Position de la source inconnue : illocalisable.
3. la lecture publique ou l’installation publique, flux spontané non permanent. Mode typologique : le live instantané. Position de la source : visible et situable.
4. la lecture via réseau internet avec ou sans de projections multimédia. Flux live ou en différé. Mode typologique : l’ubiquité de la source, l’interaction en deçà des modalités grecques de la définition du sujet politique.
5. la publication en revue de certains War(Z). Publications qui viennent rompre la logique linéaire du mail-bombing, où ils sont retirés de cette série pour être introduit dans une autre série. Cette modalité de diffusion vient de plus rompre tout continuum temps dans la première série, déportant à plus tard et par ailleurs la possibilité de constituer une chaîne des causale et temporelle des War(Z). c’est ainsi que les War(Z) n°14 & 15 qui ne sont publiés que dans le JAVA du printemps 2003, sortiront 3 mois après le mail-bombing de mars-avril dans lequel ils sont inclus selon la logique sérielle[15].
La matérialité ne répond pas d’une volonté esthétique, mais pragmatique, visant une fin spécifique. L’esthétique est produite, calculée, composée, à partir de cette donnée pragmatique. La polydimensionnalité matérielle est en conséquence issue des nécessités des médiums, de leur nature. Le principe de frustration est l’un de ses enjeux majeurs : rompre avec tous les attendus communs composant les rapports que nous avons à la production d’un texte et du sens. Il est enrichi, transformé, déplacé grâce à internet et ce que permet le réseau. Certes, il n’obéit pas au modalité programmatique que développe Philippe Bootz ou J.P Balpe, toutefois, les War(Z) utilisent en tant que tel les potentialités propres d’internet.
Toutefois, que ce soient ces expériences d’e-criture, ou bien le mode de diffusion de la littérature, contrairement au mode de prolifération médiatique, ils supposent l’effort volontaire d’un lecteur vers une œuvre. Supposent le rapport offre/demande. Combien de ventes pour votre livre ? Combien de diffusion ? Combien de connections ? Hits, Hits, Hits ! La cancerpoésie n’attend pas de demande, elle n’en désire point a-priori, même si elle ne dédaigne pas de coopérer avec une autre prolifération cancéreuse, et même avec des agglomérats viraux. La cancerpoésie se propage. Non, pas en se montrant comme travail. Mais en tant que cellulaire, en tant que métastase qui ne revendique aucunement d’être vu en tant qu’œuvre.
<data> : première semaine de la performance / aucun envoi signé / anonyme.
Seulement deux mails pour contact. Celui d’un destinateur, et celui d’un destinataire possible. War(Z) a surpris, et c’est peut-être pour cela qu’Annick Rivoire a écrit dessus dans Libération, parce que tout simplement, cet envoi n’avait véritablement aucun genre. Il était une sorte d’information, détournant de l’image, quoi que… détournant du discours, quoi que… détournant un média quoi que… War(Z) s’est imposé à un carnet d’adresses d’individus (actuellement 1200) dont les adresses ont été spamés, sorte d’inconnus, pas distants, mais impensables. Inconnus impossibilisant — n’ayant d’eux que cette signature-mail, que la plupart du temps je n’ai même jamais lu — toute forme de distance ou de proximité. Aucun désir de communauté.
Le hacking véritable trouve sa forme concrète dans le piratage de système, de processus de communication. Se dire hacker et projeter pour toute diffusion son travail seulement dans des revues littéraires ou artistiques, naïve plaisanterie ! Hacking bourgeois de la zone de sécurité. Le hacker tout au contraire s’expose, prend un risque, comme fluffi bunni, arrêté début mai 2003 à Londres[16], se pose en illégalité. L’une des potentialités d’internet c’est la potentialité de pirater, de détourner les destinataires. Ici les éléments matériels sont importants. C’est ainsi que même si je reconnais tout le saisissement que j’ai eu face à la performance internet de David Christoffel durant quelques mois de 2002 à 2003 : ma news letter du dimanche, reste qu’il me semble que la matérialité spécifique au mail et au spam est celle de la mise en image/texte. Et même déjà en mouvement avec des animations flash. C’est que David Christoffel s’adresser à nous, selon la modalité d’une certaine intimité dés-écrite. Intimité du prénom personnel, intimité de ses mots chuchotés, de ces mots ni propres ni impropres, désacralisant tout secret[17]. Il est évident que face à la guerre, aux médias de cette guerre, à leur flux, leur pornographie visuelle et textuelle, le flux War(Z) devait emprunter cette matérialité. Nulle superposition, seulement se laisser traverser par les images, les reportages, les shoots, les informations, les comptes rendus historiques, marqués à en être innervés, à en être excités, à en brouiller l’ordre d’association, à en bouleverser les connections logiques, à en induire des lignes de sens anomales et nomades par rapport aux axes idéologiques majoritaires. Information prise dans un devenir minoritaire. La matérialité : des milliers de photographies prises sur internet, seulement là, l’usage d’images non retouchées et d’images totalement montées. La matérialité des noms, des événements médiatiquement donnés, la matérialité des titres, de la mise en page au carré. Se laisser traverser tout en sachant qu’irrémédiablement une autonomie dans l’ordre des connections s’est faite en soi. Sachant que nerveusement rien ne semble plus ressenti comme la représentation médiatique le revendique, et comme les synthèses d’opinions tenteraient de le démontrer sociométriquement. La mise en page est faite pour constituer cette matérialité sous PAO et tout le traitement photographique pour les montages sous Photoshop. Ceci permettant de constituer des mises en page magazine, Web-zine, au sens où la page constituée s’ouvre directement et quasi en totalité sur l’écran du récepteur. La mise en page est une recherche de captation de l’attention. Il était ainsi important pour moi d’insister sur les séries de portraits, sur le traitement des visages, à savoir sur les icônes visuels de la médiatisation d’irak under attack.
Le piratage de l’attention du récepteur est en ce sens la reproduction détournée du mode de captation qu’utilisent les représentations hégémoniques. Processus de mise en crise de l’homogénéité signifiante hégémonique. Il est conçu afin de produire un effet nerveux. Quel qu’il soit, cela ne me regarde pas. Un effet nerveux du fait qu’il ait pour but d’introduire une représentation médiatique qui propose un autre ordre de connections à irak under attack. C’est pour cela que les War(Z) utilisent ce qu’a parfaitement aperçu Christophe Fiat : l’effet de ritournelle. La ritournelle — comme l’explique Fiat en s’appuyant sur Deleuze et aussi sur la question de la boucle et de la récurrence chez Burroughs — : « n’est pas esthétique, elle est pragmatique »[18]. Sa répétition rythmique a pour but d’avoir un certain effet sur le lecteur. « Considérez le corps humain et le système nerveux comme des systèmes de décryptage » alors à force de boucles, de déplacement dans les boucles, de pick-up, « les éléments se décryptent irrésistiblement, imposant au sujet certains mots ou certaines images, qui à force, finissent par irriter certaines zones corporelles ou neurologiques »[19].
Ainsi le spaming ne peut se concevoir que dans l’attention que l’on porte d’une part à la matérialité propre à la création, et d’autre part à l’effet possible au niveau du récepteur. Le mode provocant de cette diffusion, venant ainsi s’insérer dans le mode de diffusion médiatique et pornographique[20], vient pour briser la tautologie qui amène que toute information provenant de la dimension médiatique y est tout de suite ramenée. Ce piratage permettant ensuite de potentielles excroissances non maîtrisées. Excroissances dont le sens n’appartient plus du tout au point de diffusion. Qui n’existent d’aucune façon pour lui.
War(Z) est bien une performance : perforation et intrusion dans la modalité d’expansion de la représentation hégémonique. Philippe Castellin : « Le hasard. Ou, informatique oblige, l'aléatoire et l'ensemble des procédures par lesquelles une place peut être accordée structurellement à des variables. Qu'il s'agisse d'éléments laissés au choix du "lecteur" (interactivité) - d'un aveugle tirage opéré par la machine au sein d'un ensemble de possibles, (par combinatoire et comme on voudra) - ou, qu'enfin, l'aléatoire renvoie à des aspects dont la maîtrise échappe à l' auteur/initiateur comme à tous: ainsi dans le cas d'une performance où le contexte, les réactions des spectateurs etc. instillent du chaos dans la partition la plus préméditée, ceci faisant partie du jeu performatif et de son risque, le sans filet, le "direct" » [21]. Performance car venant créer une possible entropie au niveau de la réception, dépendant du milieu où elle est reçue, pouvant entrer en interaction avec d’autres structures.
[performance#hacktion].
[1] Salut Les anciens/Salut les modernes, Christian Prigent, ed. POL, respectivement, p.35 et p.59. Christian Prigent me semble parfaitement être le représentant de cette voie de la langue comme trace, ou tâche (ce qui n’est pas la même chose) d’une négativité propre à la dimension charnelle, nerveuse, du corps. Ici, me poser en différence, n’est aucunement rejeter cette voie, que par ailleurs je peux suivre selon certaines déterminations et certaines nécessités. Mais c’est indiquer qu’il y a plusieurs voies possibles de mise en crise de l’ensemble structuré du magma de signification du monde (Castoriadis). Il est aussi évident que ces deux voies, qui me semblent essentielles, sont articulables dans une certaine dialectique. La voie des avant-gardes, du travail d’une langue qui est autre, se pose à partir d’une singularité (qui obéit selon les auteurs à des représentations ontologiques distinctes) qui est l’absente de toute volonté de brouillage des flux intramondains qui veeulent se montrer seulement en tant quel. Mais s’il y a brouillage, c’est qu’il y a ben une singularité qui est à l’œuvre. Q’on la nomme « négativité » (Prigent), « part maudite » (Bataille), « tourbillon » (Sivan), peu importe, ce qu’il faut comprendre contre toute prétention de rupture avec ces horizons, c’est qu’il ne peut y avoir de brouillage sans poser une différence, qui est à la fois dans un rapport de spatialisation et de temporalisation. Le brouillage en tant que tel, ce que je pense réaliser par les WAR(Z) dès lors que j’ai effacé d’une façon radicale le singulier, n’a de cesse dans ses tours, ses boucles, de tourner sans jamais l’indiquer à partir de cette présence absente. Celui qui me semble indiqué actuellement cette voie de l’intime comme transformateur/révélateur imperceptibe, est Anne-James Chaton. Cette problématique me semble apparaître explicitement à traver s ce que décrit Jacques Donguy quant aux travaux réalisés par exemple avec Guillaume Loizillon (Tag surfusion). On pourrait de même approcher une même recherche, quoi que poser autrement, et ceci en rapport au cut-up, chez vannina Maestri.
[2] Ainsi, la question du corps bien sûr reste, et ne peut disparaître, comme Christian Prigent l’a depuis longtemps exprimé (Cf. TXT). Et tel que cela est philosophiquement posé dès l’origine par Nietzsche — l’un des premiers à le clamer avec une telle clarté. Mais alors que le corps chez Prigent est un point d’abîme, de décomposition, de nigredo, une négativité réelle et non-dialectique au sens hegelien de la langue régulière, le corps je le pose comme prisme, lieu de passage. Il est transformateur. Les deux voies me semblent de la même famille, mais elles ne posent pas la même ontologie du sujet. Le premier tendrait à se poser dans une transcendance de l’authentique (ce que Prigent court-circuite dans sa propre procédure, voyant très certainement l’aporie de la totalisation se jouait dans une telle réduction). La seconde profondément spinoziste tente de percevoir de quelle manière un mode du monde, qui s’est constitué comme une région de l’être autonome (l’homme), interagit avec les autres modalités d’un même monde. Ceci a de l’importance vis-à-vis de la critique que je vais faire de la théorie virale héritée de Burroughs.
[3] Cette notion de transformateur est à comprendre au sens de Jacques Sivan, lorsqu’il écrit sur Denis Roche et le beau. Position de tourbillon, d’un cône qui recompose par son mouvement propre un nouvel ordre aux phénomènes. Qui les révèle selon une autre logique d’enchaînement. C’est ce qui se dessine, se sédimente sur la page lorsqu’il écrit. Ordre de la phonè, de l’oxymore, de la concaténation, etc…
[4] Cf. notre article dans le Libération du 10 décembre, Les nouvelles mythologies contre l’esprit critique.
[5] « Intermedia », in The Something Else Press News letter, vol.1 n°1, New-York février 1966.
[6] Recherches structurelles, 1967, FLUXUS DIXIT, vol.1, ed . La presse du réel.
[7] Il est fort remarquable que la manière de se représenter les beaux-arts est tout à fait comparable à la manière de déterminer l’art par Platon dans la République X. Les recherches concrètes dans lesquelles les WAR(Z) s’incluent en effet se posent en extériorité par rapport à toute forme d’illusionisme de l’art (Higgins). Je travaillerai dans un prochain article ce rapport mais aussi cette différence par rapport à une conception platonicienne de la dimension pragmatique de l’art.
[8] « Néo-Dada dans la musique, le théâtre, la poésie et les beaux-arts », 1962, Fluxus dixit, op.cit, p.145.
[9] Il est ainsi surprenant lisant Poésie action directe (ed. Al dante) d’Hanna, de voir que l’ancienne poésie, jakobsonienne renverrait à Baudelaire, Rimbaud, etc… Sans qu’il y ait de réflexions sur les mouvements d’avant-garde du XXème siècle = aucune mention des Futuristes aux travaux d’e-criture, en passant par les concrétistes (seul Jean-François Bory est nommé). Très rapidement, il explique que « ces poésies qu’[il a] choisi d’analyser (poésies-P’) ne sont pas toutes historiquement parlan, d’aujourd’hui. La poéticitéP’1 relève d’une tradition dont l’origine remonte au moins à la deuxième moitié du XIXème siècle. Mais c’est l’époque actuelle qui s’y montre poétiquement sensible, j’entends : commence à percevoir dans cette P’1, sinon la ligne propre de la poésie, du moins celui qui caractérise les poésies nouvelles » (p.20). Pour quelle raison cela ? Par volonté d’imposer une ligne historique (celle qui se révèle dans les poésies P’, « appelées aussi poésies informationnelles ou remédiées » dont on constate l’émergence chez « Daniel Foucard, Anne-James Chaton, Manuel Joseph, Thibaud Baldacci, Christophe Fiat, Olivier Quintyn, Jean-René Etienne, etc… » p.20) ? Je ne me prononcerai pas, mais résolument, pour un ouvrage qui prétend mettre en lumière une nouveauté poétique, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il se paie d’a-priori, et qu’il manque véritablement d’une étude fouillée des courants contemporains.
[10] Doc(K)S mode d’emploi, Philippe Castellin, ed Al Dante, pp.231-233. Ce que je tiens ici à remarquer et à poser en différence : c’est d’un côté l’effort de Castellin, travaillant à recomposer une lignée généalogique qui mène à Doc(K)s et à comprendre la contemporanéité des recherches propres à cette revue et de l’autre la logique d’école fermée d’Hanna. Ainsi il est fort étonnant en lisant le livre d’Hanna de ne jamais voir de références posant une lignée généalogique. Comme si… Certes on me rétorquera qu’il parle de Denis Roche ou de Ponge. Certes, mais pourtant ce qu’il explique, renvoie et ceci sans aucun doute, à des pratiques et des analyses qui datent déjà d’un siècle, même si elles ont évolué dans le temps, si elles ont été travaillées pouvant produire des affrontements mêmes.
[11] La révolution électronique, p.23, Burroughs se réfère aux analyses du Dr Wilson Smith, Mécanismes de l’affection virale,
[12] Sur la question des devenirs animaux, outre Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, je renvoie aussi à mon article Le tragique et la transfiguration de l’homme : le devenir animal dans le théâtre de Koltès, Le Philosophoire n°11, printemps-été 2000.
[13] Gestion du temps et du lecteur dans les poèmes dynamiques, conférence faite par Philippe Bootz. Ici je ne peux que rappeler, malgré certaines différences essentielles quant à la composition linguistique et matérielle de la poésie, à quel point les recherches en e-criture, notamment de Philippe Bootz m’ont été précieuses pour comprendre certaines formes de brouillage et les possibilités de la rupture ontologique traditionnelle entre auteur-texte-lecteur. Cependant, ici, je tends à montrer une piste non-explorée par Bootz — qui serait davantage celle de Jacques Donguy d’une part ou de Philippe Castellin ou encore plus récemment de Julien d’Abrigeon — au sens où le jeu structurel initié par War(Z) travaille en relation avec des dimensions de productions textuelles qui n’obéissent pas à mon propre site de création (langue propre, idiolecte, au sens de Barthes). Faire se télescoper le texte produit avec les autres flux informatifs et médiatiques un nouvel ordre d composition.
[14] En effet c’est là précisément la phase concrétiste de l’art et de la littérature, qui a bien évidemment beaucoup influencé le mouvement Fluxus.
[15] Je ne développe pas dans cet article la question de la série chapitrée des notes, synthèses, remarques, définitions. Cet ordonnancement provient non seulement d’une réflexion spinoziste sur l’ordre de la causalité et sur la possibilité d’une éthique de la composition de l’ordre causal, mais en plus sur la question de l’hypertextualité, liée et dialectisée par l’e-criture. En effet, les recherches expérimentales montrent déjà depuis plusieurs décennies qu’il n’y a pas d’opposition entre ordre logique/mathématique et ordre poétique, mais que tout à l’inverse cette dénotation logique peut être réintroduite en tant que mesure propre dan les objets littéraires. Cf. travaux de listes, de schématisation numérique ordonnée, de mise en rupture des mécanismes de la causalité aristotélicienne à partir de Gödel.
[16] Il serait amusant ici de mettre en évidence le nombre de menaces invoquant la CNIL, dénonçant l’illégalité de mon spam. Le hacking n’est pas seulement dans la construction de l’objet, comme c’est le cas chez Quintyn, mais il est dans la possibilité de détourner les flux de communication in concreto et in situ, comme l’avait parfaitement conçu Burroughs dans La révolution électronique. Cf. fin de cet article sur la performance.
[17] Le premier envoi a eu lieu le 17 février 2002, le dernier le 02 février 2003, cf. les archives : www.criticalsecret.com/forumV2/viewforum.php?f=61
[18] La ritournelle, Christophe Fiat, ed. Leo Sheer, p.70.
[19] La révolution électronique, Burroughs, respectivement, p. 11 & 26.
[20] Je partage d’après ce que je viens d’expliquer tout à fait ce qu’énonce dans« Créer avec le web n’est pas mettre des choses en ligne » Philippe Castellin : « Cessons de hurler à l' invasion pornographique. Il y a dans ce que je dis quelque chose d'obscène. Toute image est obscène (), toute image en cache une autre, elle n'est qu'un paravent. Le web et le temps réel, en ce qu'ils signifient une extension des pouvoirs de pénétration de l'oeil et de l'image paraissent relever de cette dimension, l'obscénité, le dévoilement, l'extension des pouvoirs de la lumière et des projecteurs. » cf. http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/forums_f/theory_f/CASTELLIN_f/en-ligne_f/castellin.html