Lyon, le 5 fév. 2003,
Cher Philippe, cher Jean, camarades doc(k)siens,
Je ne me suis pas lancé dans un phrasif de haute lutte, je ne me suis pas fixé de point de recul, du reste, je ne me suis pas fixé du tout, je laisse à d’autres pans de ma vie le soin de le faire pour moi. La seule question qui vaille, me semble-t-il, concernant l’art-action [je mets un tiret pour bien saisir tout ce qu’articulent réciproquement les mots art & action, parce que je préfère de loin un mot composé, plutôt qu’une énième épithète], réside dans l’intellectualisation de cette pratique… Je me suis risqué, non sans quelque ridicule, à des essais de resserrement problématique, il y a bientôt trois ans. Vivant alors au Québec, dans l’entourage du lieu (de Richard Martel, de Nathalie Perrault…), je m’étais saisi du problème de la spectacularisation de l’art-action, & à cette occasion, j’avais tenté d’élaborer une sorte de théorie de renouvellement pratique de l’art-action : l’explosif. Bon… Cependant, je ne crois pas m’être trompé de beaucoup concernant le diagnostic que j’y dressais (c’était dans « Le Supplément » de décembre 2000, auto-publication postale censée répertorier l’avancée de mes recherches, doublées d’une sorte de signal genre balise hé ho, je suis là je suis vivant, on garde le contact, le lien, fonction phatique maximalisée, fantasmes en tous genres ; u-topie ?!?). J’y accusais certain-e-s artistes &/ou poëtes-ses de ne pas beaucoup réfléchir à leur démarche, de combiner sans aucune pertinence un certain nombre de médias différents sans se préoccuper de leur articulation [Dick Higgins mort à Qc deux ans plus tôt, & avec lui l’Intermédia…], je critiquais la simulation dans l’art corporel plus que déclinant, j’attaquais la marchandisation, le clientélisme à l’œuvre dans une part grandissante du système de diffusion de l’art-action. J’y dénonçais l’absence de toute visée transformationnelle (tant sur les plans artistique, individuel, social, politique etc.), j’en appelais à un art-action explosif qui réinvestirait une radicalité moins dans l’acte que dans son mode d’actualisation, sa gesture. Il s’agissait de trancher l’espace performatif, de se détacher de l’idée de toute destination immédiate, d’actionner avec rage… Evidemment, rétrospectivement, tout ça fleure bon le néo-avant-gardisme-boutonneux, le boy-scoutisme gauchiste mal dégrossis. Mais ce constat, s’il s’égarait dans ses perspectives, visait juste, pour une large part des méfaits identifiés.
Ce que j’en garde, néanmoins, c’est une propension à frapper [plutôt qu’à toucher, dans le genre « ce que vous écrivez me touche beaucoup » : l’horreur à mon sens], à commotionner, à dégager une énergie plastique-commotive. Du reste, je suis persuadé que la question énergétique constitue l’un des nœuds essentiels de toute activité performative.
Je vais donc essayer de distinguer quelques spécificités problématiques de l’art-action (suivant des angles différents bien que convergents), telles qu’elles se manifestent journellement.
Il s’agit tout d’abord de distinguer deux types de public : l’accidentel (dans un espace public ouvert & non référencé culturellement) & l’habituel (« le milieu » comme on dit, sans voir ce qui peut y sourdre de snobisme & de jacobinisme). Le public du « milieu » (mais pas l’Empire, hein !) s’accommode de tout (cf. cet article dans le Libé du 7 déc. 2002 : « Quand ils ont vu un corps passer par la fenêtre & tomber [résurgence d’Yves Klein] dans la cour du centre d’art berlinois, les spectateurs ont cru qu’il s’agissait d’une performance. Un long moment a passé avant qu’on ne se rende compte que c’était tout autre chose. » [performance suicidaire, résurgence de Serge III]), accepte tout, sans forcément motiver son acceptation (au mieux, on l’agrémente du fameux « c’est sympa » dénoncé par Eric Troncy, ou d’un autre « ça fonctionne ») : l’acceptation est consensuelle car motivée par une convention sociale mineure (les conventions propres au « milieu ») intégrant les pratiques subversives/critiques vis-à-vis de normes sociales majeures (la société). La seule subversion/critique que le « milieu » accepte mal, c’est celle qui s’oppose à ses propres codes, bien qu’à fortes doses, un bon sophisme, quelque intérêt de phynance & la viscéralisation dudit code finissent par avoir raison de toutes les velléités critiques.
Le lieu n’est pas sans influence sur le niveau de réception d’une action. Telle ou telle disposition peut invalider une action dans sa globalité. Certes, le problème se pose d’avantage pour la poësie-action que pour d’autres formes d’action, lesquelles ont pour aspect d’intégrer autant que faire se peut les déterminations propres à l’espace d’actualisation, de se situer. La poësie-action installée dans les lieux dévolus au Livre, lors d’un énième printemps des poëtes, n’a guère d’autre valeur que d’illustrer la Littérature [évidentissimement] écrite. De même, les foires, salons, où les amis de la poësie [qui sont souvent ses pires ennemis] affluent, n’acceptent les lectures-actions, performances qu’au titre d’une hypothétique animation. Je me souviens à ce titre d’une superbe performance de Julien Blaine lors du salon des revues de création d’Aix-en-Provence en juillet 1998 : il avait bradé des Doc(k)s [première série] à la criée. Situ’action, exaspér’action, taillage de lard, politique de la terre brûlée + tout ce qu’il y avait de tragique là derrière. Ce fut parfait, largement effi-casse. La meilleure action élaborée pour [dans & contre] ce cadre. A contrario, que peut-on faire dans l’amphi F105 de l’ENS (j’y ai vu maint performeur s’y casser les dents), où la composition communicationnelle institue un rapport à l’auditeur hiérarchisé, frontal, normatif ? Que faire avec/de ce bureau immensément fixe (il recouvre toute la largeur de la salle + ces rangées de chaise + celles des tables [à vos rangs, fixe !] ? Impression désastreuse d’écouter la messe d’un côté, impression furibarde d’enfermement de l’autre + impossibilité de spatialiser quoi que ce soit [espace libre nul]). Autre géographie, autre vacuité exemplaire : que dire de ce festival « Voix de la Méditerranée », où l’organisatrice réunissant les soixante poëtes programmés, nous explique qu’elle attend de nous professionnalisme & rigueur, & s’adressant aux performeurs présents [les gens étiquetés sous ce vocable ne l’étaient pas tous, voire ne pratiquaient pas exclusivement la performance comme mode d’actualisation, mais aussi l’e-criture, la lecture sèche, la vidéo… je pense rétrospectivement que cette charmante organisatrice voulait par là dire « actuels ».], nous indique grosso modo qu’il faut que ça swingue, qu’on est là pour mettre l’ambiance ?… Lors des nuits d’ouverture & de clôture de ce festival, notre rôle s’est borné à ponct(act)uer une espèce de continuum chiatique-lyrique, enfilade d’ânonnements mi-crétins mi-neurasthéniques, quand ça n’était pas tout simplement de la glue verbeuse & floue du bide [le public savait qu’il pouvait, toutes les 45 min, sortir de sa torpeur, de son sommeil, de son indifférence etc., grâce aux « performances »…] Je me suis moi-même trouvé à plusieurs reprises dans des situations plus ou moins fortes de contre-signification situationnelle, ponctuées de petites victoires & de cuisants échecs… Petite victoire : lors de l’exposition « En Corps » organisée à Lyon par CQNC en 2002, il m’avait été demandé d’effectuer une performance lors du vernissage (annoncée sur le carton d’invit’)… Je ne me voyais franchement pas effectuer une action dans un espace dont les murs étaient majoritairement couverts de travaux visuels ayant pour motif, thème, problématique le corps. Dont acte : je me suis intégré au dispositif muséologique & me suis cloué au mur, exhibé en tant qu’œuvre, la bouche scotchée d’où pendait un miroir de poche en guise de langue. Quant à causer de mes échecs ; ils sont nombreux & je les rumine encore…
La logique des festivals héritée de « l’eternal network » de Filliou, recouvrant une dimension festive inhérente à Fluxus, ainsi qu’une propension propre au XXème siècle d’élaborer des solutions via la collectivisation des démarches & des attitudes a désormais du plomb dans l’aile. La dématérialisation de l’art par la performance liée à une revendication critique de se situer en dehors des transactions financières du marché, de se couper de tous les intermédiaires possibles entre le public & l’artiste [plus d’agents, plus de cartels] ; tout cela a été remis en cause par l’engagement biaisé de certains artistes vis-à-vis de l’art-action, ainsi que par l’apparition inévitable de nouveaux types de gobe-phynances qui ont cerné dans l’art-action un nouveau terrain vierge de spéculations [à titre d’analogie, cher Philippe & cher Jean, je pense à la question du littoral corse]. En France, Sylvie Ferré en est l’archétype. Son festival « Polysonneries », auquel j’ai participé en 2001 aux côtés de BoXoN relève de la supercherie érigée en système. Top tu arrives tu poses tes affaires à l’hôtel vite technique n° de portable de tel ou tel technicien t’as 20 min pas plus tes tickets repas ta chambre d’hôtel signe ton contrat on mange à 20h briefing à 19h je suis très stricte [dixit] sur les horaires tu arrives tu bouffes discute 15 min face à un artiste hongrois dont tu apprécies le travail dépêche tu n’as plus que 10 min pour discuter d’un éventuel projet commun vite ouf début de la soirée fin des performances 2h du matin dernière bière re-boulot le lendemain tu apprends que le hongrois est reparti avion hop degré zéro de la discussion intégration échange zéro degré zéro. Dans le lot tu assistes à quelques belles choses. Tu n’échanges vraiment qu’avec ceux que tu connais ; pour les autres tu essaies de faire connaissance. Parfois sans succès. Le pendant de ces festivals, ce serait « Performance x 6 », à Ajaccio, les « Rencontres d’art performance de Québec » [toute la différence est dans le terme de rencontre]. Ajaccio, parce que nous sommes six, que nous avons trois jours pour faire connaissance, avancer des propositions théoriques & pratiques, les confronter, aller au bout des choses. Les rencontres de Québec parce que Richard Martel s’est révélé particulièrement attentif à cette notion d’échange intellectuel, amical, événementiel dans la grande tradition de Fluxus…
« Polysonneries », c’est l’heure du spectacle intégral (filage, minutage, format, gare à celui qui ne respecte pas les règles), des biographies arborées comme des chapelets de médailles, de la perf-vidéo-clip (film promotionnel censé assurer la portée du festival), du digest en veux-tu-en-voilà, du corporel [spect®oraculaire] à gogos etc. C’est quarante artistes de tous les continents, dont une bonne moitié n’aura rien retenu de l’autre. Le meilleur, ce fut quand on tenta de nous réunir dans une sorte de « colloque » [durant une petite heure], afin de discuter de la « performance »… Grotesque.
Mais il faut bien faire preuve de militantisme d’une part, & bouffer de l’autre… Soit on vit salarié, soit on accepte certains compromis, histoire de cachetonner… Actuellement, aucune des deux solutions ne me satisfait pleinement. Quant à la responsabilité de l’artiste, elle n’est pas en reste comme en témoigne l’attitude [c’est peut-être parce que nous venions de participer à l’événement « arts d’attitudes », hein, oui, ça doit être ça…] de Made in Eric, lequel réalise une performance participative (Chicoutimi, septembre 2001), dont la finalité est l’objectualisation dans un film, lequel constitue à coup sûr, une lucrative plus-value en regard du cachet initial… Que dire des performeurs pour qui la performance n’est qu’un prétexte, de l’artefact, de la trace, esthétisée, muséologiquement conforme, rentable, & dont le statut de document se déplace vers celui de création autonome [on touche ici à des mécanismes de sauvegarde proches de ceux liés à la patrimonialisation croissante du réel. Hantise de sa propre disparition. Etonnant pour une société qui n’a jamais autant produit de déchets].
Les énoncés qui suivent, malgré leur aspect, ne sont pas des lois, ni des règles fixes, mais bien la tentative descriptive de mécanismes à l’œuvre dans l’art-action, & qui en fondent la spécificité, c’est-à-dire rien moins qu’une tentative de jeter les bases d’une processologie.
L’art-action recoupe un certain nombre de pratiques qui ont en commun :
a- De proposer l’actualisation publique d’un processus [créatif].
b- De prendre en compte tout ou partie du corps [du performant] dans ce processus [créatif].
Cela étant posé, il me faut affiner, via quelques intuitions, la description analytique du fonctionnement processuel. Cependant, il ne sera pas encore question ici, de processologie (je me réserve pour plus tard…), mais bien de quelques saillies analytiques pour lesquelles, je m’en rends bien compte, il faudrait encore & encore détailler, décrire, commenter… Chaque mot que je pose en tant que concept mériterait une analyse particulière… Vous devrez donc vous contenter de ce qui suit, dans sa concision comme dans ses ellipses.
L’art-action propose l’inscription d’une subjectivité (individuelle, collective, plurielle, relationnelle..) dans sa dimension volontariste [on eut dit naguère désirante !], au sein d’un espace-temps localisé & déterminé.
Cette situation particulière, que je nomme processus [de l’art-action], suppose le basculement dans une sphère pragmatique d’éléments qui n’avaient pas nécessairement cette vocation. Ainsi, des éléments identifiables en tant que signe, objet plastique, énoncé, comportement, basculent de leur statut initial dont il gardent néanmoins le potentiel signifiant [les semens ?], vers celui d’événement [cette performativité, je l’emprunte à Austin tout en la généralisant & en lui donnant une dimension structurelle : une sphère de performativité].
Lors d’un colloque sur Condillac qui s’est tenu à l’ENS en janvier 2003, un chercheur de l’Ecole Nationale des Télécommunications a décrit la spécificité du langage humain comme relevant tout d’abord d’une dimension événementielle (deixis), puis de son aspect argumentatif. Il s’agirait du dispositif linguistique minimal requis pour que s’élabore à son sens un proto-langage humain. Je ne peux m’empêcher d’y relever des traits communs (événement + enchaînement argumentatif) avec la performance (dans une forme proto ?) de type ritualiste, ou minimale.
L’événement se caractérise par sa dimension pragmatique. C’est l’articulation particulière d’un geste (au sens d’une intention) & d’une forme, dont procède du sens en tension vers sa potentielle réception [un peu à la manière d’un signal]. Cette articulation se manifeste en termes d’énergie, de sens, de matérialité [il faudra que je m’atèle, à l’avenir, à spécifier tout ça : événement-objet, événement-geste, événement-signe etc.].
Un processus, c’est le déroulement ou l’expansion (suivant sa forme : linéaire, radio-concentrique, trouée, ou pôle d’attraction…) d’un ou plusieurs événements dans un espace-temps déterminé, & dont la fonction adjuvante ou opposante s’exerce à l’endroit du processus global. Ainsi je nomme fonction primaire, celle cinétique de mise en branle/mouvement [un peu comme le démarreur d’un moteur]. Autre fonction primaire, celle de l’événement qui met un terme au processus.
Le protocole de description & d’analyse de la performance que je me suis fixé est le suivant (pour les exemples, lire mon compte-rendu des Rencontres internationales d’art-action de Québec publiées dans le précédent n° de Doc(k)s & dans Inter n° 80).
a) Description la plus minutieuse qui soit du processus, au présent de l’indicatif, tout en évitant la modalisation du discours (tentative). Le recours à la vidéo est nécessaire comme supplétif mémoriel. Le processus, pour peu qu’il soit complexe & qu’il multiplie les événements à foison sur un temps long pose d’indéniables problèmes de mémoire. Empiriquement, il me semble qu’un plan large & fixe convient le mieux en terme d’objectivité, cependant, cette façon de filmer devient inadéquate dans le cadre d’une manœuvre ou d’un parcours d’action.
b) Une fois le processus mis à plat, déroulé morpho-syntaxiquement, convocation des outils formels, sociologiques, philosophiques, linguistiques, esthétiques ad lib. Analyse au passé de l’indicatif, histoire de bien saisir, négativement, toute l’actualité du processus. Il s’agit de dénombrer un certain nombre de caractères dominants du processus. Soit un spectre qui va de gauche-le-moins vers droite-le-plus, concernant les dispositifs objectuels, le comportement etc… Puis affinage.
J’en termine avec deux ou trois choses qui ne cessent de m’emmerder : le poëte sonore planqué raide derrière son pupitre pendant 45 min, le systématisme de ceux qui font la même chose pendant trente ans, l’esthétisme du cri primal (teinté d’Essentialisme ou, du moins, d’un certain originarisme), les performeurs super-héros, utiliser des objets c’est de facto élaborer un dispositif plastique (très en vogue chez les poëtes !), le style érigé en héraldique, l’illustration d’un texte par de l’action (le geste forcément paralinguistique qui sous-tend le dire), les actions rituelles, les body-acteurs… même si je sais bien qu’à vouloir tailler à grands coups de serpe, je risque fort de me planter ; chaque catégorie que j’énonce comportant le germe qui me fera mentir un jour prochain. Réfléchir un temps soit peu est à ce prix.
Cyrille BRET