Notes & analyses descriptives concernant les rencontres internationales d’art performance de Québec.

Cyrille Bret

Les rencontres internationales d’art performance de Québec se sont déroulées du 18au 22 octobre 2000, avec J. Partaik (Québec), R. Poitras (Regina), V. Torrens (Barcelone), R.Vaara (Helsinki), R. Belmore (Toronto), J. Orr (Victoria), V. Sitthiket (Bangkok), M. V.Stirnemann (Zürich), C. Apisuk (Bangkok), S. Babin (Montréal), L. Liliefeldt (Toronto), Stelarc(Victoria), J. Dupuy (Roquestron), G. Gomez-Pena (San Francisco/Mexico), M. Parr(Alexandra), S. Pey & J. Montessuis (Toulouse-Stasbourg), S. Brisley (Londres), J. Fritz (Francfurt), B. Patterson (Cologne), J. Pholsawake (Bangkok), S. Arnold (Los Angeles), C.Camelo (Bogota/Montréal) & C.Messier (Québec). L’événement fut organisé par LE LIEU, donts’occupe R. Martel, & laissa la part belle à l’éclectisme dans l’appréhension de l’acte performatif, tantôt abstrait ou conceptuel, tantôt gratuit & participatif (je pense aux membres de Fluxus encore vivants, dont certains, parmi les tous premiers, étaient présents à Québec), d’autres fois théâtral ou relevant de la conférence ou même du show, mais fondé, à de très rares exceptions près, sur un travail corporel intensif & hautement signifiant.

Le présent compte-rendu ne fait pas état des interventions in situ ; celles,respectivement, de C. Messier, C. Camelo & S. Arnold, auxquelles je n’ai malheureusement pas assisté...

soirée du 18 octobre

Valentin Torrens fait l’ouverture. Ses actions utilisent souvent l’absence de lumière nous dit la plaquette de présentation. Ça y est. Black out partout. L’artiste n’est discernable que par un collant blanc, enfilé méticuleusement sur sa jambe droite jusqu’à mi-cuisse, lequel reflète des flots de lumière noire. L’artiste se livre ensuite à un dripping rageur de la surface toilée qui occupe le fond de la salle. Simultanément se déroulent plusieurs processus : l’un consiste en la diffusion d’une pièce sonore cacophonique & agressive (au sein de laquelle on identifie, non sans mal, des cris humains), censément magmatique ; un autre résulte de la miseen fonction de deux lanceurs de balles mécaniques en direction de la toile. A cela s’ajoutent, à droite du public, par intermittences, la projection de sentences à résonance géopolitique développant un ras-le-bol de l’hégémonie américaine & de ses modes de contrôle individuel, ainsi que quelques assertions stroboscopiques couplées à la diffusion sonore. La toile finit par être déchirée... Le collant ôté...

Une performance très abstraite donc, construite en flashs, assortie d’une gestuelle rageuse & pulsionnelle (gare au retour de balles de tennis cependant...), multipliant les effets de déréglementation sensorielle. J’ai eu du mal à saisir... L’articulation des différents médias convoqués me sembla un brin flottante...

Roi Vaara poursuit. Sa performance fut, à mon sens, l’une des interventions les mieux construites & les plus pertinentes au regard de l’ensemble. Artiste multidisciplinaire finlandais, il s’agit du membre scandinave de Black Market international.

Sa performance résultait d’une partition binaire entre vidéos & actions, de sorte qu’il y eut trois parties incluant une vidéo & une action chacune. Se jouant des attentes qu’il suscitait par la vidéo, & instaurant, non sans ironie, une situation de communication théâtrale, voire spectaculaire (éclairage-douche, costume noir & noeud papillon...), il n’eut de cesse de

dynamiter les assises du body art, questionna métonymiquement les rapports à la monstration (& à la monstruation) de l’art action tout en dégageant une puissant énergie plastique-commotive.

Vidéo n°1 : Au sein d’un environnement hivernal & désertique, l’artiste en costume, ne parvient pas à se décider entre les deux directions opposées que lui indique un panneau. ART ou LIFE. Action n°1 : Devant une table sur laquelle reposent plusieurs ustensiles de cuisine, l’artiste fait l’essai de leur non-fonctionnalité sur son propre corps (sa tête précisément) qu’il tente, en vain, de couper, percer, tire-bouchonner etc. Vidéo n°2 : Posté en bout d’une piste de décollage, l’artiste lève les bras à l’horizontale à chaque passage d’avion. Action n°2 : L’artiste positionne une échelle dans la salle. Qu’il gravit. Arrivé au niveau du plafond, il est obligé de se courber. Instantanément, des applaudissements enregistrés se font entendre, redoublés par ceux, bien réels, du public. Vidéo n°3 :

a) Dans une forêt quelconque, l’artiste vêtu d’un costume blanc, une mallette blanche à la main, passe littéralement au travers d’un environnement végétal, de l’arrière-plan au premier plan, nature dans laquelle il s’empêtre plus qu’il ne se faufile.

b) “the new-york jam” : L’artiste, toujours en blanc, joue au ballon tout en déambulant dans les rues de N-Y. Le ballon qui représente la terre (de couleur bleue, avec les formes apparentes des différents continents), se dégonfle progressivement. Il le pousse alors du bout du pied, puis, constatant qu’il ne rebondit plus, le jette dans une poubelle.

c) “honor guard”... Il s’agit de la relève d’un prestigieux corps de garde, devant une statue de dos ; un soldat inconnu, en somme, ou un homme illustre. Un avion passe. La statue lève les bras à l’horizontale, puis se retourne sur son socle pour dévoiler l’artiste lui-même. Action n°3 : Lors de celle-ci, il commence par installer au milieu du public un carré délimité par quatre piliers en cuivre reliés par des cordons rouges (du type de ceux utilisés afin de protéger, dans les musées, les grandes oeuvres des vices du quidam...), s’installe au centre dudit dispositif, puis remonte un réveil mécanique. S’entourant la tête d’un sac plastique qu’il noue autour de son cou, il procède, méthodiquement, à un exercice d’auto-asphyxie... qu’interrompt à temps la sonnerie du réveil.

Les rapports de la vidéo à l’action & inversement, oscillent dans cette performance entre ponctuation, accompagnée d’une systématique recréation du rapport au public (ce que me fit remarquer assez pertinemment Nathalie Perreault du LIEU, l’artiste ne pouvant enchaîner des actions aussi intenses sans se ménager des zones de récupération, afin de ne pas verser dans une déperdition irrémédiable d’intensité qu’entraînerait un enchaînement strict de ses actions), & motivation, fût-elle explicite (V1-A1) ou figurale (V2-A2, V3-A3). Cette performance ne proposa rien moins qu’une véritable geste de l’art action, assumée par Roi Vaara dans une sorte de torpeur frénétique.

C’est Robin Poitras qui assure la clôture. Celle-ci commence par enduire de miel, à l’aide d’un rouleau monté sur un manche, l’un des murs de la salle. Puis, se saisissant d’un escabeau qu’elle gravit à moitié, elle baisse son pantalon & appose fermement son cul sur le mur enduit de miel, afin d’y déposer sa trace. Une fois l’opération accomplie, elle prend un seau rempli de miel & vient se positionner au devant du public. Elle y plonge sa tête, puis, d’un même mouvement, se lève & renverse au dessus d’elle la totalité du contenu du seau. Restant un moment en place, tentant de respirer avec peine, elle se saisit ensuite de deux échasses, tatonne un instant, puis réussit à se hisser au-dessus du sol. Elle tente alors un difficile & cahotique cheminement, tendant à circonscrire l’espace occupé par le public. Ce faisant, elle chantonne tout bas (inaudible). L’usage fait du miel ainsi que la gesture éminemment sensuelle qui s’y rattacha, revêtent, me semble-t-il, plusieurs niveaux d’analyses. On peut y voir l’actualisation publique d’une sorte de retour métaphorique au liquide amniotique, & par là même, une interrogation de la vie foetale — à ce propos, la vie foetale n’est-elle pas , précisément, ce qui se constitue (légalement & biologiquement) hors du groupe humain socialisé, ce que souligne l’évidente position de l’artiste-échassée, c’est-à-dire, hors-sol, ainsi que sa volonté d’être hors public ; autour ? Projection d’un désir, certes, mais qui plus est infantile, & hautement régressif (voire subversif), par ce que laisse supposer la substance miel, ou plutôt le SUCRE, & corrélativement le non moins fameux rapport au sucre sur lequel ce fonde la majeure partie du dispositif communicationnel propre à la société de consommation... Or ici point de sommation, juste une action de l’ordre de la parade sensuelle, de la chorégraphie infra-sexuelle... & lepublic de partager l’expérience. La chute du miel & l’apnée qui s’en suivit, furent rythmées par la diffusion de l’enregistrement sonore des chutes du Niagara. L’idée de purge sembla être au coeur de l’action, pourtant, la valeur symbolique du miel invalide d’emblée toute idée de lavement. Ne reste alors qu’une praxis-démonstration des tensions intimes qui traversent le corps objectivé de Robin Poitras, & que celle-ci tenta de matérialiser & d’extraduire...

soirée du 19 octobre

La première intervention fut la performance de James Partaik qui se déroula derrière la caserne, à l’extérieur. Faute de n’avoir pu visionner la vidéo pour des raisons techniques, & faute de n’avoir pu correctement écouter-voir l’action, fort complexe, à cause de la foule & de ma place, le soir même, je me vois dans l’incapacité de fournir un quelconque commentaire de cette performance, qui plus est une description.

Rebecca Belmore nous gratifia ensuite d’un magnifique exemple de performance en lien avec l’actualité, hélas peu radieuse, du moment... L’artiste dépose tout d’abord sur le sol un exemplaire de Libération dont la tragique fracture israëlo-palestinienne, “l’entente forcée”, fait la Une. Puis elle ingurgite du lait à grands traits, qu’elle recrache sur le journal. Se plaçant à l’autre bout de l’espace linéaire délimité par le public, elle trace une ligne à l’aide de farine. S’en servant de point de départ, son action consiste à dérouler une énorme rame de papier brut accrochée au plafond, qu’elle tire jusqu’à la ligne farineuse, & qu’elle se propose ensuite de maculer de vin, dégurgité lors d’une début de course effréné, dont le rouleau dévidé constitue l’embûche primordiale. L’action se répète jusqu’à épuisement du rouleau. Toute son action me parut découler de ce positionnement initial, croisement entre les potentialités axiologiques des matériaux utilisés & de la répétition (jusqu’à plus soif !) d’un faux-départ.

Tous les éléments de la performance sportive (ici, le terme est à prendre en syllepse) sont réunis ou presque : il ne manque guère qu’une ligne d’arrivée, un chrono. Peut-être n’est-ce pas tant à l’aune du temps qu’il convient de mesurer l’exploit (ce terme désignait, initialement, un haut fait de guerre...) à accomplir, tout comme la finalité de l’action, laquelle, dès lors que la ligne de départ est passée, revêt un caractère presque exclusivement politique ? Il n’est que trop évident que les valeurs chromatiques du lait & du vin s’opposent plus qu’elles ne composent. Métaphoriquement, la paix & le sang, ce que soutend la Une deLibération. Au risque de me lancer dans une analyse symboliste, ce qui, je le reconnaisvolontiers, n’apporte pas grand chose dans l’intellectualisation des pratiques artistiques les plus novatrices, il n’en est pas moins que le grand rouleau de papier m’a frappé par son analogie immédiate avec l’autre Rouleau, celui de la Thora, devenu pour l’heure rouleau de sang... Un court-circuit contextuel donc. La globalité de la performance s’appréhende du point de vue de sa défectivité, de l’impossibilité d’advenir à un quelconque terme. Son interruption, quoique anecdotique, fit sens au plus haut point : le rouleau, sans intervention aucune, s’est dévidé dans sa totalité, imposant à l’actant une fin précipitée, de l’ordre de la causalité externe, mais qui, in fine, m’apparut comme une nécessité intrinsèque à l’action, & qui ne la dépareilla en rien, bien au contraire, qui décupla même sa potentialité à faire sens. Une fin de non recevoir,de non retour etc.

La performance suivante mettait en scène le fabuleux travail d’actrice de Jill Orr, qui en une scénographie ciselée, nous présenta une sorte de parabole politique, un détournement des schémas judéo-chrétiens sur l’enfantement divin, puisque celle-ci, costumée en sainte, mit bas un agneau écorché. L’agneau de dieu est un monstre. Bon, bien. Ça se termine en procession, puis en auréole & en sanctification fictive, à base de papier photo-sensible. Il est aussi question d’une comptine anglo-saxonne, que Jill Orr psalmodie au début de son action. C’est très bien fait. Beau travail. Du grand Théâtre donc, une expressivité de visage digne des films de Dryer... Cette acception de l’acte performatif, ce jeu d’acteur, l’illusion référentielle, vous l’aurez compris... tout ça n’est pas vraiment ma tasse de thé.

L’intervention de Vasan Sitthiket appartient à une catégorie de performances peu usitées en Europe, relevant autant du oneman-show que de l’acte artistique.Le travail de celui-ci comprenait une projection vidéo & une multitudes d’actions simultanées. La projection vidéo, d’une rare violence, présentait un documentaire thaïlandais où s’enchaînaient les atrocités commises spontanément par la vindicte populaire à propos d’un événement que j’avoue ne pas connaître (ni même reconnaître)...L’action présente toutes les caractéristiques de l’agit-prop anti-US. L’artiste multiplie les symboles tragico-ludiques de la domination américaine : phallus paré du drapeau américain, marionnettes de Gis rampant & tirant à-tout-va, trainant des rouleaux de dollars, le tout ponctué des “American fuck evrything” de l’artiste. L’impérialisme US est par ailleurs décrié dans de multiples situations mettant en jeu l’artiste & un actant (contrôle de passeports), ainsi que dansun texte proféré par Vasan Sitthiket, dont le contenu liste invariablement, un certain nombre demots référants à des choses ou des concepts, précédés de l’anaphore “NO”. De plus, l’action incorpore les mésaventures de l’artiste, qui, pour parvenir à québec, traversa les halls d’aéroports en territoire US, sous escorte policière, obligé de brandir à n’importe quel sous-agent de l’Immigration, son carton “traveler without visa”.

Tout cela fonctionna admirablement bien, à cela près que le rapport entre la vidéo &l’action fut disproportionné en faveur de l’action, flouant l’articulation unissant les deux processus. Le travail sur l’illusion & la vertu négative du film projeté retint néanmoins l’attention.

Vanci Stirnemann eut la lourde tâche d’achever la soirée. Il se positionne face au public, dépose une boîte en fer au sol dont il extrait quelques accessoires qu’il dispose ensuite au sol. Il y a respectivement, posés de façon à former un triangle avec lui, trois billets accompagnées de trois têtes de singes, alignés, & une paire de mocassins indiens de petite taille à ses pieds. Ajoutez à cela une tête de faucon occupant une position perpendiculaire à la rangée de billets & strictement équidistante à celle-ci. Il saisit une balle de base-ball, qu’il tient en offrande, bras tendu, à hauteur d’épaule, durant une quinzaine de minutes... Dans l’impossibilité physique de tenir plus longtemps, il lâche la balle. Dès que celle-ci a touché le sol, il lance violemment les trois têtes de singes contre les murs, se saisit des trois billets & du faucon qu’il garde un instant serré contre sa poitrine, puis s’en va.

Voilà une action conceptuelle dont les gestes furent pour le moins ajustés & précis, & qui s’acheva sur un mode explosif. L’artiste attendait-il que quelqu’un vienne prendre l’objet offert ? Ou bien ne s’agissait-il que d’une posture signifiante, n’appelant pas l’intervention d’untiers ? L’artiste, de langue allemande connaissait-il l’expression “monnaie de singe” ? Cette action n’a pas manqué de susciter en moi maints commentaires. Elle reste l’une de mes préférées pour sa densité, sa rigueur chirurgicale d’exécution & sa gesture intransigeante...

soirée du 20 octobre

Ce soir là, le public entrant dans la salle découvre un environnement entièrement dévolu à la technologie de pointe. Il y a là une image informatique du corps schématisé & fonctionnalisé de STELARC, des passages de vidéos présentant ses nombreuses performances, & un enrobage sonore qui ne m’agrée guère : diffusion d’une pièce à caractère techno-industriel-branché... On se croirait dans un mauvais film de SF... Allez, ça commence !Hélas, point de performance de la part de STELARC, pas la moindre action, si ce n’est une longue & documentée communication, mi-universitaire, mi-publicitaire, à propos de son travail, assortie de quelques démonstrations des possibilités de son troisième bras nécessitant au passage quelque personne dans l’auditoire... Je ne remets pas en cause la valeur de ce travail, lequel me paraît opportun & pertinent ; j’aurais cependant souhaité voir tout ça à l’oeuvre, en action... Trop cher nous dit-on au LIEU...

La performance suivante mettait en scène Louise Lilifieldt, enchaînée nue à l’extérieur, la peau maculée de maquillages représentant des lacérations etc. Au-dessus d’elle, la projection vidéo des mouvements d’un marteau géant donnait l’impression qu’elle se faisait battre par celui-ci. Au bout d’une dizaine de minutes, l’artiste s’écria “rentrez maintenant, il n’y a plus rien à voir !”. Vouloir instaurer le public dans un rôle de voyeurisme & de collaboration à des actes s’apparentant à de la torture, voilà qui n’est pas neuf. La chose a d’ores-&-déjà été explorée, à plusieurs reprises, dans les seventies. De plus, la simulation de l’acte (notion qui, me semble-t-il, est on-ne-peut-plus étrangère aux problématiques de la performance) invalide totalement la volonté subversive de l’action, dont il ne ressort guère que du grotesque, un engagement biaisé envers l’art en général & l’acte performatif en particulier.

La performance de Chumpon Apisuk fut à bien des égards l’un des plus beau moment d’échange, sur un mode ludique, entre le public & l’action en cours d’actualisation.

Le dispositif mis en place est le suivant : à l’extrémité d’une ligne blanche se trouve un téléviseur retransmettant l’action en direct, grâce à une caméra placée au-dessus. L’artiste se déplace de gauche à droite de la ligne, à l’opposée d’une table où gi sent ses adjuvants matériels & qu’il faut donc déplacer à chaque nouvel engagement d’un processus répétitif. Ce processus comprend plusieurs phases accomplies rituellement. L’artiste commence par déposer, à cheval sur la ligne, une assiette recouverte d’une serviette, puis remonte un Donald mécanique qu’il teste & salue dans sa main tendue, avant de le disposer dans l’assiette. Il demande alors à une personne du public de venir jouer avec l’objet-Donald. Au-delà du rapport au consumérisme qu’invitent indéniablement à reproduire l’utilisation des objet Donalds & de leurs pendants assiettes, au-delà de la valse mécanique à laquelle se livrent les objets-Donalds au sein de chaque assiette, devant chacune des personnes qui se prend à jouer avec ceux-ci plus qu’à ne les manger, au-delà du désamorçage de la situation de consommation ainsi construite par la modalité ludique (l’enfant joue avec sa nourriture pour ne pas l’ingurgiter) de l’action, au-delà du geste de soumission de cet artiste thaïlandais à cet objet-maître, subsiste cette action reproduite, médiatisée, filtrée donc & plus, inversée dans sa polarité (gauche-droite vs droite-gauche). Le rôle de cette médiation gagne la fonction de révélateur de l’action, comme pour y faire sourdre ce qui s’y joue en creux ; déférence compulsive de l’artiste pour la sommation, mise en abîme de l’action pour mieux la déréaliser, la désacraliser, lui ôter la charge d’affects que draine forcément l’art action ; pour un recul critique immédiatisé en somme !

Sylvette Babin revêt un masque d’escrime percé d’un trou rond au niveau de sa bouche. Elle écrase en marchant deux jouets bruyants attachés à l’un & l’autre de ses pieds. Elle enfile deux gants de toilette. Elle tire un chariot derrière elle sur lequel il y a une quarantaine de petits verres, une bouteille de porto, & un bocal de minicondoms. Elle déambule dans le public, puis jette son dévolu sur une personne dont elle saisit le pouce afin d’y poser un minicondom. Elle prend le pouce, l’élève jusqu’à sa bouche, se met à le sucer longuement. Enfin, elle relâche son étreinte & offre à l’actant un verre de porto. Elle repart, reproduisant le même schéma, s’arrêtant une fois la bouteille de porto vide.

Sylvette Babin a réussi à instaurer une relation d’une beauté & d’une portée intime extrêmes. Cette relation de sujet actant à sujet réceptif recrée un lien de type primordial (par tout ce qui, gestuellement, le renvoie à l’enfance) & charnel : sucer son pouce est la première expérience charnelle consciente & assumée par l’enfant, l’enfantement n’étant pas assumé mais à assumer rétrospectivement (la problématique de l’adéquation au monde), & la relation au sein maternel n’étant ni consciente ni assumée, puisqu’elle relève en majeure partie d’un déterminisme bio-logique. Cette expérience intime, & par conséquent subjective, se retrouve objectivée dans l’espace public : elle accède, via cette objectivation, à un rôle de mécanisme, structurel du point de vue de l’action comme de ses multiples significations, ce que renforce la diffusion sonore, fondée sur une cadence mécanique binaire montée en boucle, exhibition auditive de bruits de machines ; sans doute le continuel aller-retour de scies industrielles (que s’agit-il de couper-trancher, sinon un symbolique cordon ombilical ? ). Reste la question de la possible infantilisation du public... Je ne pense pas que cela participe d’une quelconque manière aux buts & enjeux que s’est assignée l’artiste pour cette performance. Ce serait passer outre le minicondom, & la safe relation qu’il suppose, l’idée d’échange, voire de commerce, qu’implique le don en retour, à savoir le verre de porto, & la caractérisation agonique inhérente au masque, évidents signes de protection, comme s’il était à craindre quoi que ce soit de l’action. Dès lors, si régression il y a, c’est moins du point de vue de l’éventuelle infantilisation d’un public, que de la posture infantile revendiquée par l’artiste, le propos majeur de cette performance étant d’acquérir, de faire l’expérience individuelle & objectivée d’un plaisir primordial.

Soirée du 21 octobre.

La soirée débute par la projection de deux courts films de Mike Parr. Le premier présente l’artiste, en plan fixe, tentant de retenir son souffle le plus longtemps possible. Le second, fruit d’une expérience limite lui aussi, présente l’artiste tentant de maintenir son doigt le plus longtemps possible au-dessus d’une flamme. L’action en elle-même ne débute qu’après ces démonstrations préliminaires. Mike Parr, assis à une table, saisit un à un cent autoportraits au fusain qu’il dessina tout au long de sa vie, les plaquant contre son visage dans une bruyante aspiration.

Cette aspiration tenait du funèbre, en ce qu’elle laissait entendre une sorte de substance vitale qu’il s’agirait de pomper dans le but d’en saisir l’essence métonymique ; la vie. La distance de l’âge séparait les films & l’action en elle-même. De toute évidence, l’artiste cherchait à obtenir un regard rétrospectif sur ce qu’il avait accomplit, & les différentes étapes de sa pratique. Le recours à des oeuvres antérieures emblématiques d’une exploration intérieure (les autoportraits) délimitaient la démarche & les bornes de la performance qu’il était en train d’accomplir, questionnement aigu de son intériorité, aspiration compulsive de l’essence de l’autoportrait, entre métaphysique & postulation d’une forme de vacuité reconnue (plus que revendiquée) de sa praxis. L’action vécue comme un chant funèbre...

La performance ayant comme principaux actants, Guillermo Gomez-Pena & Juan Y Barra prit la tournure d’une action-conférence. Guillermo Gomez-Pena produit un discours-fleuve, mélange d’anglais, d’espagnol & de langue indienne, pour une subversion ainsi qu’une redistribution des codes & frontières linguistiques dans leur articulation à la problématique de la territorialité, de l’identité & de l’éthnisme. De temps à autres, Juan Y Barra, nu, le visage peint à la manière d’un indien, donne le change politique à la bien-pensante société nord-américaine (qui n’est en rien meilleure ni pire que son homologue européenne), en se flagellant le dos à l’aide du drapeau canadien. Pour ce qui est de Guillermo Gomez-Pena, ses coups portent sur l’illusion d’une langue épurée de corps étrangers, volonté de purification linguistique qui anime une frange grandissante des nationalistes québécois, frange dont la dérive droitière se fait de plus en plus tranchée, bien loin des idéaux de transformation sociale d’un René Lévesque, & bien loin de la vision idyllique que se font les intellectuels français dudit mouvement souverainiste... La tension d’une partie de l’auditoire, de diffuse, devient très vite palpable suite à l’intervention d’une personne du public exhortant Guillermo Gomez-Pena à s’exprimer en français, ou bien en espagnol, bref de revendiquer clairement ses origines, “d’en être fier” (dixit !) etc... La performance fonctionnait à merveille, ce que ne manqua pas de faire remarquer Guillermo Gomez-Pena...

Jean Dupuy proposa quant à lui une performance issue directement des années soixante & du mouvement Fluxus. Il s’agit de la performance pour laquelle une trentaine de personnes du public gravissent un échafaudage, s’y encastrent, & lisent simultanément, dans différentes langues, une suite de pourcentages dont on ne connaît pas l’objet. Sur la gauche, au mur, est projeté le fameux détournement du drapeau américain par Georges Maciunas, lequel débute par ces mots : “USA surpasses all the Genocide records...”. Ce fut là un exemple probant d’action participative, un véritable échafaudage humain, instrument de la déperdition radicale de la notion d’auteur, fait de polysémie active, de brouillage énonciatif maximal, d’une dissolution de l’instance élocutrice, d’un effet de massification poëtique fondé sur la matérialité de la langue délivrée de toute contrainte informationnelle doublé d’une critique non moins radicale (à l’époque) de l’absurdité de la politique américaine au Vietnam.Jean Dupuy accomplit une deuxième action de la même verve, avec l’aimable participation de Charles Dreyfus. Ces deux hommes coupent donc quelques oignons afin de récolter l’essence lacrymale que cette action ne manque pas de susciter. La performance se termine de la sorte : les deux artistes debout se font face, verres levés, & lancent un joyeux « santé ! » avant de vider leurs verres respectifs d’un trait. L’acte est envisagé de façon gratuite, actualisée sur un mode festif, typiquement fluxus !

La paire Joachim Montessuis / Serge Pey nous livra une performance multi-supports qui fit l’unanimité. Serge Pey, actionne trois de ses textes, dont l’un est dédié au poëte Denis Vanier, décédé peu de temps avant l’événement. L’écriture de Serge Pey, pour action qu’elle soit, n’est pas une écriture qui incorpore le corps dans son élaboration. Le texte s’appuie sur le corps qui rythme l’action. Serge Pey est un chaman. Son écriture est une écriture de la transe, ses actions sont avant tout des rituels. Ses textes ont une portée épique, oraculaire & incantatoire, peu commune dans la poëtique-action. Ils utilisent tous les ressorts de la répétition, afin de matérialiser ce rythme qui se communique instantanément au public, happé par son aspect souvent tourbillonnaire. La voix de Serge Pey est l’action qui est la poësie qui est politique au plus haut degré. Ses textes ne se refusent aucun procédé stylistique, fût-il renié au nom de la nécessaire lapidation des vieilles lunes, ainsi de la métaphore in absentia, immotivée au possible, ou quelque autre relevant d’un lyrisme pourtant épuré de ses oripeaux & avatars. La poësie de Serge Pey postule une détermination politique & transformationnelle en acte !

La collaboration de Joachim Montessuis ne fut en rien illustrative. Celui-ci produit un bruitisme de type phonatoire & asémantique, qu’il retravaille & diffuse en simultané. Son action a le pouvoir de démultiplier les possibilités commotives des textes de Pey, auxquels il apporte la puissance électrique nécessaire. L’électrochoc textuel devient quasi-physiologique. La violence textuelle s’entrelace aux déflagrations sonores, aux déchirements phoniques de Montessuis, pour livrer à l’auditoire pétrifié l’expérience, dans la chair, & de façon ni représentative ni imagée, de la torture électrique (le troisième texte traite de la torture électrique en Turquie). Actionner la torture plutôt que la représenter, explique & justifie la force de cette collaboration. Nul regard entre les deux actants ou presque, le couplage & l’articulation des deux processus distincts sont pourtant d’une justesse & d’une pertinence inouïe. La performance de Serge Pey s’accompagne d’un dispositif au sol au rôle d’adjuvant. Il y a là un poulet criblé de clous, chair à torture comme on dit chair à canon, que des fils relient au public,objet d’une bien particulière électrification dont Pey & Montessuis constituent les deux électrodes.

soirée du 21 octobre

Fluxus encore & toujours avec Ben Patterson qui, pour l’occasion de sa performance intitulée « the creation of the world », transforma l’espace d’intervention en casino. Tapis vert déployé, ainsi que faux-billets & jetons, Ben patterson invite cinq personnes volontaires issues du public, à venir s’affronter au Black Jack, durant les seize & quelques minutes d’une symphonie de Darius Milhaud diffusée en contrepoint. Le gagnant dudit jeu se verrait remettre une oeuvre signée & datée de l’artiste, composée d’une tête de caribou ainsi que de quatre cartes épinglées, le trophée étant bien évidemment encadré avec moult dorure etc.

Du point de vue de la musication de l’action, la pièce de milhaud semblait déterminer de manière mimétique les phénomènes émotionnels successifs vécus par les différents actants. Les champs de tension & de plénitude desquels relève toute musicalité s’imprimaient fortement dans l’action tout en bornant l’espace-temps de l’actualisation publique. L’ironie sous-jacente de l’intervention de l’artiste, la cupidité non feinte de certains actants (& l’hystérie de la gagnante ! ), leur absorption dans l’art du tripot, le thème musical principal en vrille ; tout concourait à faire de cette action une satire évidente des modes de livraison, des réseaux de diffusion de l’art, en même temps que de la situation de jeu de hasard / objet de spéculation dans laquelle l’art s’enferre progressivement.

La performance de Stuart Brisley comporta d’emblée un aporie, voire une antinomie, qui s’imposa à moi de façon brutale : son intervention fut entièrement bâtie autour de la notion de narration, &, hélas, compte-tenu des ramifications de son action, en grande partie discursives, je me retrouve dans l’impossibilité d’en faire la moindre description détaillée... Il avait construit un dispositif consistant en une exhibition de situation de communication : une femme se tenait assise, immobile & muette sur une chaise, elle-même posée sur une structure, assistant à l’action dans sa totalité, mais ignorant le public. Cette structure, il ne cessa de la manipuler, de la retourner dans tous les sens, sous tous les angles, de la déplacer dans l’espace performatif. L’acte d’énonciation mettait donc en jeu plusieurs niveaux de réception, l’un intrinsèque à l’action, l’autre à fonction externe (le public). Ainsi, l’artiste ne faisait / disait rien qui ne puisse s’entendre comme un acte méta-communicationnel. Son propos fut d’élaborer, à partir d’un canevas très restreint de phrases & d’actions qui servaient d’embrayeurs, puisqu’à double sens, une fiction narrative en récits &/ou actions emboîtés & interdépendants les uns des autres. Brillante démonstration de la confusion entre illusion & réalité (le maillon faible de l’art performance qui le raccroche, d’une certaine manière à la notion de représentation, dont cet art ne cesse pourtant de vouloir s’émanciper...), certes, ou plutôt de cette affirmation quasi-programmatique de l’artiste : “This is all true ! The truth witloof reason ! The truth with reason is no truth ! “ ou de cette autre encore, “So, it’s a fiction. All you remember is a scienti-fiction !”.

Pour ce qui est de Jurgen Fritz, il décida de plonger l’assistance dans le folklore païen germanique. Il n’eut de cesse de vouloir faire participer le public à un bain rituel. En costume de chat traditionnel, plutôt menaçant, sur une musique lancinante & tout aussi folklorique, il distribuait à qui voulait bien chanter sa comptine sur l’avarice du chat, de délicieux petits pains... A la fin de l’action ainsi qu’au début, l’artiste, en noir, semblait en deuil de quelque chose... Cette performance, par la fascination qu’elle impliquait de la part de l’actant me laissa de marbre. Je n’en ai saisi ni les tenants ni les aboutissants... J’avoue avoir quelques réticences envers l’univers néo-païen en général, & le processus de fascination en particulier...

Jittima Pholsawake, performeuse thaïlandaise, se livre, pour cette clôture, à une performance d’un genre primitiviste. Usant d’une épice (sans doute du curry) pour ces valeurs d’expressivités (chromatique & nasale) tout comme pour celle idéologique, qui renvoie au travail des femmes relevant davantage, en ThaïÏande, de l’esclavage ou du tripalium latin, elle exhibe la dimension duelle de la situation féminine, partagée entre son obligation sociale de rentabilité dans le système famillo-patriarcal, & son désir de retour à l’enfance, expression mythique d’une période heureuse. L’artiste passe la majeure partie de la performance sous une table ou à plat ventre, jouant avec un cheval mécanique & ne réinvestit la station dressée, que pour écraser bruyamment les sachets d’épice confectionnés. L’artiste s’est attachée à agir la libération par une action politique contextualisée. Cette performance mériterait d’être vue partout où la question du droit des femmes fait problème ; autrement dit, autant dans les pays dits industrialisés & démocratiques que dans les autres...

En guise de fin. Il y aurait bien des choses à analyser de manière plus approfondie. De l’utilisation récurrente d’objets manufacturés à valeur symbolique, adjuvants axiologiques de l’action, au recours à l’enfance & à la régression, en passant par la pertinence de la diffusion sonore (pas toujours très pertinente, comme de juste...), de la spectacularisation irrémédiable de l’art action à la non-radicalité, moins de l’acte que de l’engagement d’un sujet envers l’art, pour reprendre l’idée de Richard Martel... Aiguisez votre faim, il en ressortira toujours quelque chose...

Québec, Qc, novembre 2000,

Cyrille BRET

PS : Je tiens tout particulièrement à remercier Nathalie Perreault pour son feed-back rigoureux & pertinent, son aide ainsi que son accueil chaleureux au Lieu. SOFT-DOC(K)S

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