Philippe Castellin, UPDATE!
Michaël La Chance, décembre 2009, section critiques -
Revue Archée, periodique électronique
http://archee.qc.ca/
Update! de Philippe Castellin constitue
en premier lieu un bilan réflexif et clair de la situation de la
poésie numérique, il situe plus précisément
le rôle de Doc(k)s, la revue quil codirige, dans cette
aventure de création qui part du livre et, en passant par loralité
et la performance, mène à des virtuosités mèdiatiques.
Ce livre est particulièrement riche par plusieurs aspects :
il y a une réflexion de fond, de nature déconstructionniste,
sur le statut du livre et ses presupposés métaphysiques;
il y a aussi un exposé très rafraîchissant sur sa
propre position personnelle en tant que créateur. On est habitué
de la part de nombre dartistes français à une attitude
plus défensive, où les quelques avancées dans le
domaine, les quelques dispositifs (les patchs, les gadgets, etc.) et applications
quils auront développés pour loccasion, deviennent
des fonds de commerce jalousement protégés, quils
entendent épuiser avant de les divulguer. Par contraste, Castellin
est un artiste-leader qui veut partager le plus librement possible le
caractère très stimulant de son champ de création,
qui fait connaître ses conclusions, qui livre gracieusement ses
hypothèses de recherche avant même de sapproprier ces
nouveaux territoires. Update ! constitue ainsi, par delà le champ
spécifique de sa pratique, un modèle pour tout artiste qui,
après vingt années où se sont bousculés tâtonnements
stériles et trouvailles géniales, voudrait dresser son bilan.
Pourtant Castellin gravite dans un cosmos où nexistent principalement
que des référents hexagonaux. Tout commencerait avec Heidsieck
et se développe avec quelques poètes français (Tarkos,
Espitallier, etc.), pour parler dinteractivité on invoque
des brésiliens, on parle dintermedia sans mentionner
Higgins, on parler de medium tout en trouvant MacLuhan « outrancier »,
du médiologique sans parler de Debray, mais si je
mentionne cette impression ce nest pas pour marquer une réticence
quant à lensemble très solide des arguments de Castellin,
on ne saurait lui tenir rigueur de nommer ses compagnons de combat.
Ce qui laisse cependant limpression que tout le reste a été
absorbé dans lunivers de Bill Gates : sait-on
jamais, même John Cage, à peine mentionné, serait
une expression de lultralibéralisme ?
Certes, le but de Castellin nest pas de faire du name-dropping,
il entend décrire le développement dun domaine de
création, ce quil fait de lintérieur en exposant
son propre parcours, cest une incursion dans le monde instables
des technologies, cest aussi une lutte contre la surdétermination
des toutes le productions contemporaines par un état social. Lorsque
les uvres dart, mais aussi les images et les musiques, seraient
soumises aux rythmes socio-économiques de la mondialisation, où
la technologie est au service de lordre capitaliste. Le propos de
Castellin rejoint le témoignage immémorial de lartiste
et du poète qui tentent de faire surgir du contenu depuis leur
matériau en explorant la matérialité de leur langage
lui-même. Ce propos révèle aussi une ambition que
na pas abandonnée notre modernité : inscrire
quelque chose de durable, instaurer luvre en tant que fondement.
Certes, nous avons déserté la scène classique où
le livre était le relais de la manifestation dune transcendance
dans la société, cependant, les arts de la technosphère
nont pas renoncé à cette manifestation verticale,
à cette différence près quelle se donne cette
fois-ci comme immanence. Sur cette question Castellin nous semble à
la fois captif et rebelle, il semble se distancier de cette mythologie
de la source et du jaillissement, et tout à la fois il explore
des thèmes connexes : comment luvre serait organique
et hors du monde, possédant un temps interne et atemporelle, faite
détats superposés et figée par la lecture,
à la fois continue et non-linéaire, à la fois autonome
et ouverte.
Update ! ne présuppose pas un cadre théorique de luvre
dart, il multiplie les constats dexpérience issus de
ses tâtonnements, dannées passées à suivre
des pistes et creuser des filons, à se familiariser avec des codes
et poétiser des procédés. Le DVD qui laccompagne
constitue une archive très précieuse de ses créations
et expérimentations. Cest peut-être cette approche
très franche et directe qui lui permet déviter de
reproduire cette erreur trop fréquente chez les cognitivistes-analyticiens-sémioticiens,
de réduire lêtre humain à un décodeur.
Ce qui me rend particulièrement sympathique la réflexion
de ce globe-trotter du village de Fuller, dans la convergence de la poésie
et de la technologie, cest que les efforts pour ouvrir luvre :
générativité, hypertexte, hasard, etc., saccompagnent
toujours du même effort pour reconnaître le lecteur (en passant,
nous en finirons peut-être un jour avec les contorsions «
spect-lecteur », « lectacteur », etc.) comme étant
lui-même un système ouvert, superposé, paradoxal.
Castellin, en artiste complet, qne sous-estime jamais le récepteur.
Il considère plus volontiers la danse élaborée de
ces deux systèmes que sont lhumain et la machine.
Pour terminer ces remarques sur un ouvrage dont, on laura compris,
je recommande la lecture, je dois mettre ici lemphase sur la très
intéressante réflexion sur la temporalité proposée
par lauteur, qui explique sa production récente dimages
lentes qui bougent par morphing, interpolation etc. et autres techniques
non-cinématographiques. Par un détour intéressant
jai retrouvé ici une problématique de la lecture lente
qui a été débattue ces derniers temps quand il semble
admis que le numérique ne menace pas la quantité de livre
sur le marché mais erroderait, selon Robert Darnton 2, notre capacité
de concentration. Comme si Castellin voulait réintroduire dans
la poésie numérique cette lecture profonde qui caractérise
lexpérience de luvre dart. Je crois personnellement
que cest possible, même si nombre de productions récentes
tiennent davantage du zapping visuel, je crois en effet à
la possibilité donnée, au détour des expérimentations
qui nous sont proposées, de faire lexpérience du langage
lui-même.
Note(s)
1 Philippe Castellin, UPDATE! (I
, Editions
Dernier Télégramme, 2008, 64 p.
2 Robert Darnton, « The Library in the New Age », New York
Review of Books, Vol. 55, Number 10 - June 12, 2008. Cf. aussi en français :
Books, no. 1, décembre 2008-janvier 2009.
Référence(s)
Michaël la Chance est philosophe (esthétique)
et écrivain. Professeur en théorie et histoire de lart
à lUniversité du Québec à Chicoutimi,
spécialisé en art numérique et en performance, il
a signé de nombreux articles de critique dart, des catalogues
dartistes et aussi des contributions savantes en esthétique
littéraire et visuelle. Il est membre du comité de rédaction
de la revue Inter Art Actuel.
Parmi ses essais les plus récents : uvres-bombes et
bioterreur, Lart au temps des bombes, Québec et Paris, Inter
Éditeur et Productions New Al Dante, 2007, Capture totale. Matrix,
mythologie de la cyberculture, Presses de lUniversité Laval,
2006, Frontalités. Censure et provocation dans la photographie
contemporaine, VLB, 2005, son dernier recueil de poésie :
[Mytism] Terre ne se meurt pas, Triptyque, 2009.
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