Making Off




A l'origine de cette chose il y a, comme souvent avec moi, qui ne peut ni ne veut parler pour d'autres, un texte, un poème, un écrit, sans doute affecté de telle ou telle caractéristique, et là je ne saurais pas dire avec précision lesquelles, mais un texte, le cas échéant susceptible d'être publié tel. Un texte, (et surtout un poème), c'est un distillat, une expression ; s'il est bon, quel qu'il soit, il émane d'une ombre souterraine dont il ne se débarrasse jamais, dont personne ne peut le séparer sans le tuer ou nier sa nature : pas d'âme sans chair. Dans cette présence, en même temps une dérobade, se joue le sens, joue le sens. C'est peut être la raison pour laquelle un poème en génère d'autres, sinueusement, tortueusement, à la façon des vagues qui se se poussent les unes les autres, se ressemblent, et ne sont jamais identiques. En tout cas cet écrit, distillat ou expression, je m'explique de la sorte qu'il se propose au prolongement, et d'autant plus qu'ici l'on change de code. Imaginez que vous souhaitiez transformer un mammifère en poisson, et lui apprendre à respirer de l'eau, sans le tuer. Inutile de le redire, l'écran, vitrail infini et vibrant de tous ses pixels, n'est pas la page, qu'il peut seulement feindre d'être.

Ci-dessous le texte, en son état actuel, inédit et sans doute pas définitif :

« elle a dit ça,ça elle l'a dit,je suis sûr qu'elle l'a dit,et là elle dit ça,et ça,ça peut pas aller avec ça,alors je lui dis tu va pas me dire que tu m'as pas dit ça, non, alors elle dit alors ça, ça c'est tout toi,je peux pas te dire si j'ai dit ça ou pas ça,peut être que j'ai dit quelque chose qui était pas vraiment ça,qui ressemblait un peu à ça,mais de loin,ça ressemblait mais c'était pas ça,c'est toi qui l'a compris comme ça,comme ça t'arrangeait,ce que je sais c'est ce que je dis et ce que je dis c'est ça,mais enfin moi je dis,moi je sais que tu l'as dit,je me souviens très bien,c'était quand on était en Sardaigne,à Sassari,tu vas pas dire que Sassari ça te dit rien,en tout cas c'est pour ça que je suis certain que c'était bien ça et ça peut pas aller,ça peut pas coller avec ce que tu dis là,voilà,c'est ça,ça peut pas aller ensemble,on peut pas dire en même temps ça et ça,ça c'est clair,ah,elle dit,ah oui on peut pas dire ça et ça en même temps mais c'est pas en même temps que je le dis,et même si j'avais dit ça,là c'est après,c'est plus tard et ça c'est avant,c'est bien avant ça,je sais même plus quand ça s'est passé mais c'est du passé,on va quand même pas passer son temps à tout ressasser du passé,en tout cas ça n'est pas en même temps que ça,ça efface ça,oh ça!,ah ça alors je dis,on peut quand même pas dire tout et n'importe quoi,ça c'est sûr,tu vas pas dire le contraire,on peut pas mettre tout dans le même sac,ça n'a aucun sens,je vois pas elle dit,je vois pas pourquoi tout serait le contraire de n'importe quoi,la preuve c'est que si on dit n'importe quoi c'est parce qu'on peut pas tout dire,alors ça alors je coupe,ça c'est pas la question,c'est pas ça du tout dont on parlait,non elle dit,mais c'est ça dont je parle,mais ça veut rien dire du tout ce que tu dis je dis,et toi tes poèmes ça veut dire quoi,ça veut dire ce que ça veut dire je cite,et en plus ça se prend pour Apollinaire elle dit,bon ça va ça va,on va pas se disputer pour ça,y a autre chose que ça dans la vie,d'abord moi j'ai pas que ça à foutre,et j'ai pas envie de me prendre la tête avec tout ça,tu comprends ça, que tu commences à me gonfler avec tes salades,ça avance à quoi de savoir si j'ai dit ci ou ça ?,bon je dis si tu le prends comme ça moi je me casse, tu te casses où ça elle dit, à Sassari je dis »


Evidemment, je ne le commente pas, ou d'une seule remarque : le prolongement le plus naturel, le plus envisageable, paraît en être de nature sonore. Paraît : comme cette dimension sonore le poème la porte en lui de façon très claire, il ne me semble pas utile, je veux dire que je ne ressens aucun besoin, de la souligner. En prenant ce poème comme matériau, c'est la dimension la moins apparente qui m'attire, la visuelle, celle au reste qui s'accorde avec le traitement que je veux lui fait subir, le portage à l'écran. Qui n'a rien d'immédiat, qui n'est pas une quelconque « reproduction », mais passe par le filtre du code. Après quelques banalités, une fonction est appelée : « loadStrings(), le titre du texte comme paramètre, bien sûr. Détail technique ? - Non : la « transduction » dont je parle implique bizarrement que l'on revienne à l'écrit, puisque le code appartient à son univers, et l'écrit va désormais sous-tendre ce qui semble être orienté par le désir de lui échapper. Un écrit invisible qui constitue une espèce d'équivalent de l' ombre souterraine que j'évoquais. Paradoxal parce qu'à la différence de ce qu'il entend maintenir et propulser il est régi par une syntaxe d'une rigueur et d'une clarté impitoyables. LoadStrings(). On charge. Comme on charge (chargeait!) en charbon la chaudière de la locomotive, en minerai les hauts fourneaux d'une aciérie. Un aliment, un matériau. Et le re-traitement commence. Il a déjà commencé : de la fonction ne résulte pas un texte mais un tableau, array, un tableau de phrases, donc une multiplicité, de la première, indexée à zero, jusqu'à la dernière, array.length. Le test est mis en morceaux. Et maintenant ? - Il serait lassant de décrire toutes les étapes, essais, erreurs, les unes stupides, les autres certes aussi idiotes, mais manifestant une possibilité, ouvrant un chemin. Tout ça, c'est que j'appelle le « travail du code », lequel, dans l'expérience que j'en ai, est tout à fait comparable à celui de n'importe quel artiste, qui ne procède jamais en ligne droite mais par va et vient entre ce qu'il s'assigne pour but et la résistance opiniâtre et fertilement imprévisible de la mise en œuvre : matière, outils, geste. Bien sûr, si le hasard occupe une place inévitable, demeure un horizon général, constitué de façon complexe par le souvenir d'autres expériences, d'autres réflexions et par une intention aussi vague qu'impérieuse, laquelle à tout moment agit comme pierre de touche entre le oui et le non, au moment du choix. En l'occurrence, je l'ai dit, l'horizon c'est la visualité. Et tout le traitement va être subjugué par elle ou par la conception que je m'en fais.

Que le résultat doit être ce que j'entends par « image lente », disons, pour résumer, une sorte de tableau vivant et mouvant, qui se déploie dans un temps non linéaire, qui n'a ni début ni fin, et qui au fond n'est pas fait pour être « lu » ou même « regardé » sur un écran d'ordinateur, mais au mur, à la maison, sur un écran extra-plat voire encastré, une présence constante et discrète à laquelle de temps à autre on jettera un œil, se disant « tiens » cela je ne l'avais pas remarqué. Pour cela , certaines conditions doivent être remplies : que par exemple l'humain ne puisse a priori pas deviner (« prévoir ») ce qui va surgir : c'est là que peut intervenir la combinatoire, présente dans ce travail (la mise en pièces initiale le permet), mais aussi d'autres biais : que les phrases ou les mots ne s'affichent qu'une fraction de seconde, ne s'allument que pour s'éteindre trop vite pour qu'on aie le temps de les appréhender vraiment, qu'ils ne demeurent pas dans un seul point, qu'ils se multiplient comme des ombres, que par là se réalise, sur un tout autre plan, la « dérobade » mentionnée tout à l'heure et, à l'exécution, augmentée ou coefficientée par les propriétés concrètes de la machine, vitesse du processeur, puissance de la carte video, O.S utilisé etc.

Le résultat, que chacun peut consulter ici, dans l'une de ses versions, correspond à peu près à tous ces critères. Savoir s'il est bon, poétique ou pas, je n'ai rien à dire à ce propos : il me satisfait, c'est tout. Et il me satisfait parce que, malgré la transformation assez radicale qu'il a fait subir à son matériau, il en a maintenu le principal, le sens puisque dans un cas comme dans l'autre « on tourne en rond ».

Bien ; ayant mis l'applet en ligne (en sus deux versions téléchargeables, l'une pour mac l'autre pour windows, dont je constate, comme prévu qu'elles ne fournissent pas des résultats identiques, tant s'en faut...) j'aurais pu considérer que l'affaire était close. Mais il y a les autres. Pas foule certes, mais assez nombreux pour que m'en inquiète lorsqu'ils me disent (mail) : ça va trop vite, on arrive pas à lire, on aimerait pouvoir... Le « On aimerait » correspond parfaitement à mon intention, donc, a priori, ne suscite de ma part aucune réaction. Une cependant : je regarde pour la millième fois l'applet, désormais en ligne. Et tout à coup me prends à penser a) que moi le texte je le connais, quasiment par cœur et que b) en ligne, sur le web, c'est pas du tout le même contexte de présentation que celui dont rêvent les « images lentes ». Deux idées qui font leur chemin jusqu'au remords, sinon au repentir... Serait-il possible de trouver une solution ? - Possible de maintenir la lisibilité sans trahir les principes poétiques qui me guident ni l'intention du travail concerné ??? - Au départ, je ne sais pas , et moi quand je ne sais j'essaie.

Ouvrons un nouveau code. LoadStrings()... Première idée, le résultat de la mise en pièces initiale on peut certes l'utiliser comme je l'ai fait, random, mais on peut bien entendu le parcourir dans l'ordre séquentiel, phrase après phrase, 0,1,2,3... Soit, facile. Mais après ? Comment inscrire cela dans l'écran sans retomber dans la pure et stupide reproduction du texte ??? - Un chemin se présente, que j'emprunte, tranformer chacune de ces phrases en image, 10 lignes de code, le tour est joué. Je me retrouve donc avec quelques 80 « étiquettes » dont hélas, je me rends vite compte que, si elles peuvent être manipulées de façon bien plus complexe que du texte elles sont impossibles à caser simultanément sur l'écran (à cet instant j'avais en tête des solutions telles que je les ai utilisées souvent, quelque chose comme un puzzle word cram) . Je cherche. L'écran n'est pas une page que l'on tourne. C'est alors que je décide de jouer sur un autre facteur, la transparence, la luminosité. C'était déjà présent dans la version antérieure mais là ça devient essentiel, les étiquettes, si nombreuses soient elles pourront s'afficher, et selon l'ordre, et sans se superposer ce qui aboutirait à l'illisibilité. Elles pourront également être distribuées dans l'espace, cette distribution correspondant à l'un des caractères du texte que la première version n'exploitait pas, c'est un dialogue, et des gens qui dialoguent n'occupent pas le même point dans l'espace, ils sont comme des joueurs de ping pong, les phrases sont la balle. Je passe sur quelques heures à réfléchir et moduler les paramètres de cette distribution que j'ai voulue, private joke, assez « maiakowskienne » (« De ça » est le titre d'un de ses poèmes ou recueils...) - Tout me semble OK : run ! - Ca marche, à une douzaine de bugs près. Ca marche mais ca ne me satisfait pas vraiment, parce que ça ne peut pas tourner à l'infini et que tourner à l'infini sans répétition moi j'y tiens, je n'en veux pas démordre . L'informatique et la programmation y trouvent leur raison d'être, vs la littérature ou la video. D'où la dernière phase : après un tour complet, repasser au random et là accepter les superpositions, accélérer progressivement les choses... J'aurais pu finir comme cela, sauf que le résultat visuel me parut moins abouti que dans la première version. Alors je me suis dit que la meilleure façon de m'en sortir c'était de laisser le tout s'enfoncer lentement, une espèe de crépuscule, jusqu'au noir, où l'on peut supposer que cela tournera à jamais, bien que je n'y croie guère. En tout cas la version bis est en ligne et ceux qui voulaient pouvoir "lire" le pourront, d'une lecture cependant bien différente de celle affectée au texte initial.Ultime ironie: la version applet, dans firefox et safari, "ignore" superbement mon effet "crépusculaire" comme on peut le vérifier en téléchargeant la version application pour MAC OSX, ici, ou pour PC Windows, là. si j'en ai le courage, j'essaierai de comprendre pourquoi: mais bien des choses gardent leur pourquoi avec jalousie, délectation voire.


Encore après coup, constat qui sans doute paraitra d'une extrême banalité : le texte « écrit » est par définition narratif. Parce que l'oeil suit les phrases comme un fil, il est linéaire et séquentiel. Moins la narrativité est grande, plus l'est l'illisibilité, qui ne s'identifie pas à l'incompréhensible mais correspond au surgissement du visible. Sous-jacente la question du temps. Je ne développe pas.

 

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