Promiscuités.
Le point que je voudrais soulever est celui de l’impact poétique ou,
si l’on préfère, de l’efficace du poème.
Dans le contexte actuel, où la diffusion et la médiatisation
de l’art contemporain en général, de la poésie
en particulier, sont des plus limitées (je laisse ici de côté
la question du web, j’y reviendrai) alors que les raisons de se
préoccuper de l’état du monde social et politique
sautent aux yeux et que « l’autonomie de l’art »,
plus que jamais, peut apparaître comme insoutenable en théorie
et intolérable en pratique, il me semble que ceci revêt
une certaine urgence. Certes, on pourrait objecter que ce genre de problèmes
n’intéresse pas le poète, et citer Baudelaire (« volontiers
je n’écrirais que pour les morts ») ou Deleuze
(«écrire pour une peuple au futur ») en vue
de défendre une position (aristocratiquement désespérée
dans un cas, utopique ou providentialiste dans l’autre) à
partir de laquelle la question même de la réception et
de son souci se trouverait court-circuitée. Or, quoi qu’il
en soit de la conjoncture, je pose que le dit souci est par nécessité
présent pour le poète, et que les « récepteurs »
visés sont les hommes d’aujourd’hui, ici, maintenant.
Dont, mémoires et diversités comprises, nous sommes.
Ce souci s’exprime en premier lieu d’une manière
externe (du moins en apparence), il est de convoyer concrètement
le poème jusqu’à son destinataire. En termes simples,
le « travail » poétique ne se conclut pas
à l’écriture du poème, il intègre
le soin nécessaire à la publication de celui-ci, de quelque
manière que cette diffusion s’effectue, électronique
ou imprimée, live ou en ligne. Faire éditer, lire en public,
performer etc… ces activités n’ont rien de secondaire.
La première condition, la plus élémentaire, de
l’efficace du poème est que le poète accorde quelque
importance à son travail et veuille le défendre, en assurer
le convoyage. Il est prévisible qu’en de nombreux cas cette
volonté, se heurtant à des obstacles majeurs, se soldera
par un échec total ou presque. Les exemples sont nombreux. Mais
ceux que l’on cite à tout coup, Van Gogh, Baudelaire, si
marginaux ou si rejetés qu’ils aient été
de leur vivant, ne furent-ils pas soucieux de présenter ou publier
leur œuvre, quittes à essuyer refus, silence ou humiliations ?
– « Maudits » tant qu’on voudra, et
Verlaine et Rimbaud et Van Gogh furent en leur temps reconnus dans leur
importance par les cercles dans lesquels ils s’étaient,
très volontairement, inscrits - Peu importe l’issue de
la démarche, elle a eu lieu. Plus proches, des artistes comme
Haacke ou Gerz, me semblent illustrer ce souci premier, porté à un degré de radicalité
tel que le cheminement des dossiers, l’ensemble des démarches
parfois très longues et très sinueuses requises pour la
réalisation du projet, sont considérés par eux
comme part intégrante de l’oeuvre et de sa signification.
On pourrait sans doute à cet égard s’attacher également
au cas de l’architecture et de l’urbanisme, mais, pour en
rester à la poésie, ajoutons que ce souci, outre le combat
pour que l’œuvre soit « publiée »,
passe également par des formes concrètes d’engagement
où les poètes assument des tâches d’organisateurs
d’événements, des fonctions d’édition
ou de communication etc…Pour moi par exemple, faire DOC(K)S est
une de ces tâches, loin d’être aisée à
porter au quotidien, on s’en doute.
De ces lignes, on pourrait, trop vite, conclure
que l’écriture et le souci de la publication ou de la réception
sont deux phases qui se succèdent l’une à l’autre
sur l’axe du temps. Cette vision n’est pas fausse, mais
trop simpliste. Pour l’approfondir il y a tout d’abord que
la rencontre de l’œuvre et de son public constitue un moment
irremplaçable et risqué pour la juste appréciation
de celle-ci par le poète (ou l’artiste) lui-même.
Tout à coup, cet objet que l’on a côtoyé de
très près, relu et revu, la situation publique contraint
à le percevoir et juger autrement : avec les yeux de l’autre,
à travers son regard. Cela vaut y compris lorsque les retours
critiques, les commentaires formels / informels sont très limités,
voire absents. Le moment de la publication d’une œuvre n’est
pas ainsi le dernier maillon
d’une démarche, mais la condition préalable pour
qu’on puisse passer à autre chose et, en fait, au delà de l’étape
créative à laquelle l’œuvre correspond. C’est
ainsi que le gué se construit.
Il faut aller encore plus loin. Constater par exemple
que les constituants de l’œuvre et le travail sur eux, bref,
la création ou l’écriture en leur état le
plus vif, sont intimement habitées par le destinataire et le
public visé. On « écrit » à
partir d’un certain état du langage et des codes au sein
duquel on se trouve, dans lequel on baigne, respire, ou étouffe,
état qui par définition est celui de l’ici-maintenant.
Et sans doute, écrire n’est pas, pas du tout, refléter
passivement cet état, écrire consiste au contraire en
une activité transformatrice, en une série de torsions,
distorsions infligées à ce langage, d’où
résulte la possibilité de significations nouvelles et
à tous égards singulières, bien que susceptibles
d’être transmises à d’autres. L’écriture
(au sens le plus large, la création si l’on veut) n’est
pas invention abstraite d’une langue ou d’un langage privés.
Le langage est là, il précède, il enveloppe, emplissant
les poumons, souillant la tête, marquant le corps.
L’écriture travaille dans l’élément
du public, du langage public et commun, et les distorsions évoquées
sont ainsi prises entre deux exigences opposées : maintenir
la possibilité d’une transmission tout en modifiant le
code dans le sens d’une singularité. Entre ces deux exigences
s’établissent, à tout instant du procès créatif,
tension et négociation. La résultante, quand elle intervient,
est le poème, singularité rendue communicante et adressée.
Mais l’adresse ne saurait se borner à une figure indifférenciée.
Le type et le degré de réélaboration du langage
et des codes, l’attaque et les torsions qu’ils subissent,
tout ceci détermine le visage d’un destinataire : le
poème, en creux et dès sa conception, se figure et procrée
ainsi un lecteur et inclut son récipiendaire, Autre que l’on
présuppose nanti de telle ou telle culture, de telles ou telles
connaissances, et duquel on exige ou espère tel ou tel type de
comportement, une activité ou une implication plus ou moins poussée,
une disponibilité plus ou moins grande, soit : un mode de
lecture ou, plus généralement, et, en sorte que l’on
ne s’imagine pas que ces lignes ne puissent concerner que des
« textes », un mode d’emploi. A noter
au passage que ce dernier aspect devient flagrant lorsqu’il s’agit
des travaux programmés par ordinateur, où le comportement
et l’action du « lecteur » sont requis de
façon variée et graduée mais inévitable
et patente : on appelle communément cela interactivité.
Quoi qu’il en soit, tout poème est adressé du dedans
à quelqu’un et comporte les règles de son utilisation
idéale, tout poème comprend son mode d’emploi…
Concrètes, visuelles, sonores, performatives,
animées par ordinateur, ce qu’il est convenu de rassembler
sous le terme générique de poésies expérimentales
correspond à cette prise de conscience des problématiques
liées à la réception. Dès les années
50, il est par exemple clair pour Bernard Heidsieck que la poésie
« classique », verbale et imprimée dans
les livres ou recueils standard, est condamnée à ne fonctionner
que pour un petit milieu constitué, à la limite réduit
aux poètes eux-mêmes. Mais cette « crise »
de la diffusion ou de l’impact de la poésie est à
rattacher à l’apparition d’une transformation profonde
de la sphère générale du langage, avec notamment
l’apparition des mass media et de leur conséquences. Si
la poésie veut sortir de son ghetto confidentiel et élitiste,
il devient nécessaire qu’elle réfléchisse
sur ses propres formes. On peut dégager des thèmes très
similaires sous la plume de la plupart des concrets (Max Bense notamment)
pour lesquels la réflexion sur les signifiants poétiques,
à élargir en direction de la prise en charge des paramètres
matériques (typographie, espace de la page etc…) est indissociable
d’une analyse plus globale concernant le fonctionnement et les
structures de la communication.
Synthétiquement, on débouche alors
sur l’idée que la prise en charge de la forme et des supports entretient une relation étroite
avec la possibilité que la poésie, le poème, puissent
regagner une incidence sociale, ce qui souligne la responsabilité
du poète dans le statut de la poésie ; que l’on
cesse donc seulement de se lamenter. Cette même problématique
a connu par la suite un approfondissement considérable, avec
l’intervention des paramètres liés à l’action,
au corps, à la performance. Le recours aux signifiants de l’image
et du corps, la sortie « hors du livre » l’imposent,
car le constat de l’impossibilité théorique et pratique
qu’il y a à les analyser ou à les mettre en jeu
sans tenir compte des conditions pragmatiques de l’énonciation
est, en ce cas, vite dressé. Envisagée ainsi, la performance
a constitué et constitue un accélérateur fantastique
pour l’exploration de l’ensemble des dimensions du poème
et de la transmission poétique : simultanéité
et enchevêtrement des codes, entrelacements des significations
spécifiques et globales, implications connotatives, effets de
l’espace/temps, relation au contexte socio-politique, conséquences
du « déplacement » de l’action des
milieux de l’art dédié à des milieux publics,
ces multiples aspects peuvent être abordés de manière
plus ou moins systématique à travers la performance et
son histoire. Au point que le poème ne se situe pas ou plus comme
un objet déterminé et figé (une « œuvre »
au sens classique) mais qu’il devient la résultante d’une
interaction entre le performer, l’action qu’il propose,
les modalités de la relation au public qui sont instituées
et le contexte toujours spécifique de l’actualisation performative.
Le poème est cet événement qui dépassant les
différents pôles qui le constituent et échappant
à tous, auteur aussi bien que spectateur, fournit l’expérience
désacralisée d’une transcendance moderne où,
certes, le poète demeure le « premier moteur »,
mais où le poème ne s’accomplit et où ses
sens ne se déterminent que par la conjonction des autres pôles,
selon des degrés et des structures différenciées.
La transcendance est l’ouvert. Il devient
du même coup impossible de déterminer comme « poème »,
à partir de considérations liées à sa seule
forme « interne », un objet aussi fuyant, flou
et transitoire. Impossible également de procéder à
une quelconque entreprise de hiérarchisation qualitative à
partir du même point de vue. C’est sur l’événement
que l’accent doit être porté, l’action et ses
conséquences s’y trouvant fusionnées. D’une
logique de l’objet on passe alors à une logique de l’effet.
Ce qui ne va pas sans soulever des questions complexes et neuves, bien
que le terme d’effet aie derrière lui, depuis Mendelsonn
ou Kant, une longue histoire. Si le poème échappe ainsi
à toute entreprise de caractérisation interne, il ne peut
retrouver sa détermination qu’au travers d’une spécification
de l’effet. Car il y a effet et effet, et toute situation ou action
qui génère un effet ne génère pas pour autant
un effet « poétique ». Il y a des effets
« de surprise », des effets « de scandale »
qui ne peuvent être assimilés pour autant à un effet
« poétique », sachant bien, au demeurant,
que le « scandale » peut fort bien accompagner
le poétique (sans qu’il soit l’objectif : « Hernani »
et sa célèbre bataille…) ou bien même, cas
plus retors, qu’il soit recherché et mis en scène
en sorte qu’il appartienne au sens poétique de l’œuvre
dont il constitue l’une des harmoniques (les premières
apparitions des futuristes russes ou italiens). Dans le contexte mass
médiatique qui est le nôtre, ce point vaut d’être
souligné, comme doit être dissipée l’ambiguïté
qui pourrait s’attacher au concept d’événement :
il y a risque de confondre effet poétique et effet communicationnel,
effet poétique et impact spectaculaire, prise en compte de la
réception et calcul de l’audimat. L’actualité
médiatique fournit régulièrement des occasions
de vérifier cet aspect, occasions où une action performative
se trouve faire l’objet d’un (bref) traitement médiatique
(elle passera au zapping…) non pas en vertu de l’effet poétique
propre qu’elle développe ou entend transporter, mais uniquement
par sa valeur différentielle médiatique, comme « bizarrerie »,
loufoquerie, insolite etc… S’il y a une responsabilité
nécessaire du poète face à la transmission et à
la réception du poème ou de son effectuation, demeure,
amont une autre forme de cette responsabilité, plus fondamentale,
concernant la nature même de ce qui est transmis. En clair et
en résumé : une action calculée seulement
afin qu’en soient aiguisées les vertus médiatiques
et les potentialités spectaculaires, ne peut parvenir qu’à
un résultat homologue, soit : un effet spectaculaire…
de plus, aurait on envie d’ajouter.
Ce qui conduit à souligner également
l’un des paradoxes des poésies contemporaines. Alors que,
comme on l’a vu, elles ont très souvent affirmé
la volonté d’échapper au langage aristocratique
et obsolète de la poésie classique en vue de sortir la
poésie de son ghetto et de lui redonner une actualité, alors, également,
qu’à de multiples égards elles ont, dans les faits
et les œuvres, concrétisé ce souci et réalisé
le programme qui lui était afférent, l’impact social
est demeuré à peu près identique, sinon moindre.
Il est en tout cas impossible de prétendre que ce que l’on
entend par poésie dans la sphère médiatique dominante
s’en soit trouvé affecté. Quand ces formes poétiques
accèdent aux media dont pourtant, en un sens, elles sont consonantes,
elles n’y parviennent, mutilées, qu’en perdant, au
passage, les effets spécifiquement poétiques qu’elles
s’assignaient et, au final, tout sens. Au reste cet accès
bien souvent n’est-il qu’indirect, via la publicité
notamment, qui ne se prive pas, et pour cause, de recourir à
des formes poétiques recyclées dans ses produits. On ne
peut donc (la plupart du temps…) parler de manipulation intentionnelle,
ou de censure. Au-delà de toute conception paranoïaque du
monde, les raisons qui conduisent à envisager le poème
d’un point de vue pragmatique s’appliquent en ce cas aussi
bien qu’en tout autre, et les règles du jeu de langage
local y exercent leur pouvoir déterminant, non loin du pouvoir
tout court. On pourrait aisément, et trop rapidement j’estime,
en conclure soit à l’abandon du programme expérimental,
soit à celui de la poésie elle-même, ce second choix
pouvant donner lieu à des expressions et confusions très
variées, avec substitution à l’effet poétique
d’autres effets, politiques, communicationnels, compréhensibles,
louables ou pas, autre question, ici très secondaire.
Auparavant : il y a des expressions utilisées
ci-dessus qui méritent ou plutôt exigent d’être
précisées. Celle d’impact social d’une part, celle
d’effet poétique de l’autre.
Impact social : il est bien simple, simpliste
voire, d’opposer d’une part le petit cercle de la poésie,
poètes, éditeurs et lecteurs confondus, à la société
« en général ». Celle-ci n’est
pas une, elle assemble et hiérarchise un grand nombre de réseaux,
de champs, de groupes sociaux et d’acteurs culturels. Ce n’est
qu’en la considérant du point de vue des mass media que
peut apparaître ce monstre abstrait et indifférencié,
« le public », à chiffrer en millions de
téléviseurs allumés à peu près en
même temps et alimentés par les mêmes chaînes,
les mêmes images. Lorsque les poètes entendent retrouver
une audience à la mesure de l’urgence éprouvée,
est-ce à cela, à cette masse fantasmatique et informe
qu’ils songent ? – Si oui, il est urgent de les désespérer :
ce type d’audience correspond strictement à ce que sont
ces media et, à moins de travailler comme eux, dans eux, pour
eux et selon leurs règles, jamais il ne pourra être visé
ni atteint. Les masses, ce nombre sans qualité, sont au moins
autant un produit des mass media que leur condition d’existence.
Ce qu’on peut appeler le « rayon d’action »
du poème est infiniment moindre et en tout cas substantiellement
différent. Dans le meilleur des cas, la chambre d’écho
est constituée par l’existence de groupes sociaux plus
ou moins homogènes idéologiquement et culturellement,
le rap, le slam, les lectures poétiques des hippies des années
60-70 aux USA, la poésie visuelle italienne du Mai rampant, les
poètes qui utilisent une langue elle-même connectée
à un combat de type nationaliste, pouvant fournir quelques exemples
de ce genre de situation. S’agissant des poésies expérimentales,
dans un contexte occidental marqué par l’éclatement
individuel le plus baroque, on voit très mal quels exemples comparables
pourraient être fournis. Au reste, pareilles situations de connivence
sont, à la base, taraudées (vermoulues) par des problématiques
que les poètes et artistes contemporains se sont employés
à saper depuis des décennies, celles de la représentation
au premier chef, puisque, dans des cas similaires il s’agit, au
fond, d’un individu qui parle ou agit à la place d’un
groupe, qui s’en fait le « porte parole »,
le héraut ou l’émanation messianique. Des formes
où, à rebours, ce qui prédomine est l’ouverture,
l’effacement de la distinction auteur/public, des situations de
type interactif, contiennent en elles-mêmes la négation
de ces problématiques. Il y a incompatibilité. Nul ici
ne représente verticalement quiconque. En leur horizon, elles
impliquent que la rencontre du poème a nécessairement
aujourd’hui et paradoxalement (à l’heure planétaire)
une dimension de rencontre inter-individuelle horizontale. J’y
reviendrai. Encore faut-il auparavant ajouter que le rapport ne s’établit
pas indépendamment du champ même où l’activité
poétique se déploie, champ qui en est à la fois
le préalable et le résultat.
Qu’il s’agisse d’un secteur de
l’art ou d’un autre, de la poésie, de la peinture
ou de la musique, il peut sembler que la notion de champ soit dotée
d’un certain intérêt théorique afin de préciser
celle d’impact social. Prenons un cas simple et connu : au
XIX° siècle, l’impact social global de la peinture
de Van Gogh doit être considéré comme nul ou difficile
à apprécier. Il n’empêche que Van Gogh (et
les impressionnistes en général) sont parfaitement identifiés
comme des « peintres », actifs dans un champ spécifique
où, à l’époque ce sont les « pompiers »
qui, globalement, occupent la position dominante. Aujourd’hui,
la roue a tourné. Pourtant les pompiers sont toujours tenus pour
des peintres et certains continuent à les collectionner. Qu’est-ce
donc qui a changé ? – L’ensemble des discours,
critiques ou théoriques, le tissu des institutions qui s’occupent
de cette activité, bref, c’est le champ de la peinture
(ou des arts plastiques qui a été transformé (en
partie) par l’existence des impressionnistes et de leurs œuvres,
ce qui nous permet, aujourd’hui, de dire que ceux-ci occupent
une place « plus importante » dans l’histoire
de la peinture que les pompiers : la première conséquence
de leur activité créative s’est exercée sur
et dans le champ pictural, le centre de l’impact se situe dans
cette redéfinition des règles du jugement théorique
et critique concernant la peinture. Le même type d’analyse
pourrait être conduit concernant d’autres exemples, où
la modification du champ excède le cas des impressionnistes.
Ceux-ci ne changent pas les règles de la définition de
l’objet tableau ou de l’objet d’art, il s’agit
« seulement » des règles d’évaluation
et de hiérarchisation. De ce point de vue, Duchamp va plus loin.
Concernant la poésie, des œuvres comme les poèmes
en prose de Baudelaire, le Coup de dés de Mallarmé et
divers autres exemples ont un effet analogue: elles bouleversent le
jeu de langage afférent au champ, elles contraignent non seulement
à un changement du regard évaluateur (jugement critique)
mais surtout à une redéfinition de l’objet poème
(jugement théorique). Nous sommes alors typiquement en l’état
de pouvoir comprendre la phrase de G. Stein, « La poésie
est ce que les poètes font ». On peut en dire autant
de la performance qui, à l’évidence, ne saurait
être envisagée comme relevant du champ « poésie »
qu’au prix d’une transformation radicale du jeu de langage
qui lui est lié : un poème n’est pas nécessairement
un texte éditable etc… En tout cas, de manière plus
générale, la conclusion s’impose que l’impact
spécifique d’un objet d’art est, du point de vue
social, conditionné par sa capacité à transformer
plus ou moins profondément le jeu de règles propres au
champ dans lequel il se donne, auquel il s’adresse et dont il
conteste la fermeture ou les limites. Un objet d’art ne peut agir
immédiatement sur la société
dans laquelle il advient. Il lui faut tout d’abord s’inscrire
comme objet d’art actuel ou potentiel, il lui faut s’adresser
à ce champ, il faut que le peintre Van Gogh soit perçu
et se perçoive comme peintre, bon ou mauvais est une autre affaire.
Les cas qui en apparence dérogent (peintres bruts, marginaux
totalement isolés pour diverses raisons) s’intègrent,
au final, sous la même loi. Lautréamont est, dans son impact,
conditionné par Breton et le surréalisme, ou tout autre
courant qui aujourd’hui l’intégrant dans un certain
jeu de langage lui donnerait une autre efficace. Rappelons, pour l’anecdote,
que Dali se déclarait « fou de Meissonnier »
et des pompiers. Certes, mais ce sont les impressionnistes qui ouvrent
le champ en sorte que Dali soit envisageable et recevable, sa relecture
de Meissonnier comprise. De deux choses l’une : soit un objet
se situe comme objet d’art ou prétendant à ce statut
et il ne pourra avoir d’action que médiée, via le
champ, soit-il refuse radicalement cette « étiquette »
et alors son efficace, s’il en a une, se situera ailleurs que
dans le domaine de l’art : social, idéologique ou
politique. Si le premier geste de Duchamp est de renverser l’urinoir,
le second est de l’expédier et proposer au comité
de sélection de l’exposition de 1917.
A préciser, en oubliant Duchamp, que cet
impact sur le champ et à travers lui, ne fait pas toujours partie
des intentions premières du poète. Pas question nécessairement
d’un calcul, d’une stratégie. L’impact c’est
le poème lui-même qui en est le vecteur dans la définition
de ce qu’est un poème, ou des critères d’évaluation
poétique qu’il inscrit en lui, dans ce qui le rapproche,
le distingue ou l’oppose aux règles qui sont présentes,
dans la différence qu’il manifeste, dans la singularité
qu’il incarne. C’est en ce point qu’on peut revenir
sur « l’effet poétique ». De lui,
disons tout d’abord afin de le distinguer de l’impact social
médié dont il vient d’être question, qu’il
se situe du point de vue du lecteur, du spectateur, du récepteur.
L’effet poétique est éprouvé, il est de l’ordre
non pas d’abord du jugement théorique ou historique mais
de ce qui est ressenti et, analysable ou pas, non nécessairement
analysé. Lorsque, au sortir d’une manifestation quelconque,
lectures, performances, un spectateur frustré déclare
« ça, de la poésie ??? », malgré
les apparences ça n’est pas un jugement de nature théorique.
La personne sait bien qu’elle était confrontée
à une lecture de poèmes, elle sait que ce mot figurait sur
le programme. Ce qu’elle entend signifier est qu’elle n’a
rien éprouvé qui lui paraisse relever de l’ensemble des
affects qu’elle qualifie de « poétiques »
et une réponse « théorique » du
type « Mais vous n’y connaissez rien et vous ne savez
donc pas que… », n’aura d’autre résultat
que de renforcer le rejet. Il n’est nullement certain que, s’exprimant
ainsi, la dite personne réfère à un type particulier
d’objets, ou à des règles déterminées
(un poème doit être rimé de manière rigoureuse
etc…). Elle ne vous dit pas « pour que j’éprouve
le type d’affect que je qualifie de poétique, il faut et
il suffit que cet objet soit conforme à telles ou telles règles »,
ce qui interdirait toute possibilité de jugement critique, fût-il
le plus élémentaire : j’aime, je n’aime
pas. On peut tout à fait supposer que, confrontée à
la lecture non stop de Dieu (de Victor Hugo) la même personne
aurait baillé au bout de la 30° minute… Cet ennui m’intéresse.
Il n’est, pour le cas, pas conjoint à un affect déterminé
mais, au contraire, à un néant d’affect. Ce que
dit la personne est qu’elle n’a « rien éprouvé
du tout », qu’elle n’a été en rien
ébranlée ou touchée.
Ce qui, traduit de manière plus élaborée, revient
à considérer que, lorsqu’il atteint sa cible, l’art
en général ou la poésie ne particulier, réalisent
une opération qu’on peut qualifier de contagion affective
horizontale : dans cette expression il y a toucher (« ce
que vous dites me touche… ») soit : un mixte de
la sensation et de l’intellection, ce que j’appelle affect
ou sens, d’un terme qui a la propriété d’en
fondre deux, immédiatement. Mais contagion de quoi ?
De rien de précis, en un sens. Ou plutôt
de rien qui puisse être exprimé en termes généraux
puisque ce qui est transmis l’a été via un objet
ou une situation par définition singuliers. Le terme de contagion
n’implique nullement que ce soit un affect d’un type précis
qui soit transmis. Il n’y a pas que l’énergie et
la force qui puissent être contagieuses mais aussi bien la distance,
l’indifférence, l’absence ou un effondrement glaciaire.
Cela, il ne me semble pas que l’on puisse
l’entendre sans affirmer que la praxie poétique, si instruite, si calculée
et réfléchie qu’elle soit ou prétendre être,
n’en demeure pas moins une forme de plaisir ou, mieux, de jouissance.
Pourquoi écrire ?- On peut répondre à cette
question par des raisons, en énumérant un ensemble de
buts que l’on s’assigne, de règles que l’on
entend respecter, mais ces raisons ne sont pas des causes, et les causes
qui font que l’on pratique la poésie (ou l’art) ne
s’identifient que partiellement ou symboliquement avec les raisons
que l’on peut mettre en avant pour cela. Elles sont infiniment
plus obscures, plus volatiles et surtout plus singulières. Dans
cette praxie, quelque chose est reçu-transmis de soi à
soi, puis aux autres. Le travail que le poète effectue dans les
codes – torsion , distorsion – porte toujours l’empreinte, discrète oui, mais indélébile,
de cette singularité qui marque le lien ombilical-trouble du
poème à un individu - sans préjuger de la nature
fracturée, nébuleuse, explosive de cette individualité,
ni du fait, qu’au fond, pareille singularité ne se puisse
aborder que dans un système hypercomplexe, comme un nœud
ou un lieu de relations, un échangeur. Ici quelque chose est
absorbé du dehors dans un dedans qu’il envahit, qui s’en
défend, qui le transforme et l’expulse en le chargeant
de valeurs autres. Le langage n’est pas un matériau sur
lequel on agirait en le plaçant hors de soi (les concrets l’ont
cru, ils ne l’ont pas fait) comme un linguiste procède.
La théorie n’engendre rien. Elle accompagne. Le langage
est un élément (eau) dans lequel on baigne, qui agresse,
que l’on agresse. Le langage est une glue. La poésie est
une immersion lucide et un acharnement à se débattre dedans. Légitime défense. Auto-immunisation. Ce que
je veux dire ?
Que tout poème possède une dimension
« lyrique », entendre qu’il marque une différence,
qu’il est ancré en un corps, une vie, une voix, un souffle,
une histoire individuelle et collective, des lieux. Il ne s’agit
pas de références ou de représentations. Le mot
« lyrique » peut gêner en vertu de son rapport
à une certaine conception de la subjectivité caractéristique
du XIX° siècle et du romantisme. Mais outre que certains
contemporains, comme Garnier ou Finlay, concrets à part entière,
en revendiquent l’usage, comment exprimer autrement le lien d’ancrage
dont je parle – et qu’Adorno postule également lorsqu’il
écrit « qu’une œuvre d’art qui ne
se laisse pas interpréter en termes de comportement perd toutes
raisons d’être » ? – Ce lien singulier persiste, y
compris dans les cas d’une distance maximale entre le poète,
ou l’artiste, et l’œuvre, comme il en va avec le ready
made. Un ready made témoigne au minimum d’un choix unique
parmi les milliards et milliards de possibles et si c’est le regard
qui fait le tableau, quoi de plus singulièrement situé
dans l’espace-temps qu’un regard ? - La roue de bicyclette
et la broyeuse de chocolat appartiennent au même univers expressif,
esthétique et formel. Le lien n’a rien d’accessoire. Il est « fondateur »
-au sens d’Adorno- de multiples façons; et,
à le trancher, on ôte à la pratique de la
poésie toute nécessité, on la réduit à
une activité plus ou moins divertissante, un hobby parmi cent,
tout aussi légitimes ou illégitimes. On s’interdit
de comprendre qu’elle soit jouissance, entendre par là
source d’un « intérêt » qui
n’a rien de désintéressé. Plus, on s’interdit
de comprendre que l’activité poétique, à
tous égards très superflue, puisse prêter à
conséquence. Qu’elle soit une activité pathologique
et par là contagieuse. Chargé
ou pas (intentionnellement) d’une valeur sociale particulière,
d’un impact spécifique et calculé, un poème
correspond à une singularité et à son expression
contextuellement adressée, et seul ce fondement lui confère
sa vertu propre. L’affect poétique est, en ce sens, totalement
vide de contenu a priori, et la difficulté qu’on rencontre
à en préciser la nature tient à ce vide, revers
de la singularité elle-même. L’affect poétique
se borne à la transmission de la singularité et de l’invite
à la relayer. A ceux qu’il affecte, le poème
donne avant tout désir d’être poètes.
Son pouvoir ne lui vient pas de ce qu’il défendrait telle
ou telle idée plus ou moins transgressive, ou qu’il interviendrait
à point nommé comme un coup savamment placé sur
l’échiquier conjoncturel, mais de ce qu’il s’avère
capable de transmettre à d’autres le désir tortueux
et interminable de passer du on à l’un. Le poème
est épidémique.
Si la poésie est action, elle l’est
tout d’abord comme action sur soi et par là, action indirecte sur
les autres. Appel à être. A naître. A s’arracher.
Affirmation. Tout poème invite à la praxie de la poésie,
il engage
à la singularité. Dans un monde comme où l’on
est, dont tout le train incline à la conformité aseptisée
et à la normalisation thérapeutique et où toute
expression apte à rendre accès à ce qui correspond
à une singularité - le corps, le temps, la vie, l’amour,
la maladie, la vieillesse ou la mort, qui ne sont pas des thèmes
mais des odeurs – fonctionne comme une obscénité,
pareil engagement est-il anodin ? – Question dont on se doute
qu’elle n’est que rhétorique. La praxie poétique
peut se donner toutes les raisons du monde pour se justifier, elle n’en
a nullement besoin pour être. L’intime où elle plonge,
cet intime qui donne-sur-tout-le monde, suffit largement à l’alimenter,
à la propulser. Aujourd’hui comme hier, et plus. Car si
l’âge des media de masse a introduit une caractéristique
majeure de la sphère contemporaine des communications, caractéristique
que l’on peut estimer très négative quant à
la place de la poésie et à son impact, cet âge est
aussi celui du réseau, des réseaux, du web, à propos
duquel quelques mots sont nécessaires pour conclure.
Tout d’abord, et très vite :
le web confronte les poètes au même genre de défi
que celui qui a été lancé dans les années
55 par l’apparition des nouvelles technologies, son et image.
En d’autres termes, il y a là un défi formel à
prendre en charge, des spécificités à inventorier.
J’abrège sur ce point, ayant déjà eu l’occasion
de le développer amplement, notamment dans le texte dont le titre
résume bien le propos: « Créer avec le web
n’est pas mettre des choses en ligne ». Par « choses »
entendre : des textes et des images initialement conçus
pour le livre ou des medias assimilés. Il est à tout le
moins nécessaire aujourd’hui de penser en termes d’interactivité,
de dispositif, de mixage des medias, de work in progress, de processus,
de programmation etc… ainsi d’ailleurs qu’y invitent
depuis déjà longtemps les membres de Transitoire Observable.
Mais il y a plus. Que ce type de travail « formel »
étant assumé, l’âge des réseaux inaugure
une phase inédite dans la sphère de la diffusion, de la
rencontre, de l’échange et donc de ce qui a été
évoqué sous l’expression d’« impact
social ». Non que le web (ou plus généralement
les réseaux) puissent être envisagés comme alternative contestataire des mass media dominants
et analysés dans une relation de simple extériorité
négative vis-à-vis de ceux ci. Existent, entre ces deux
mondes, des rapports (de surcroît évolutifs) autrement
plus complexes, avec des zones d’interférence, de redondance,
d’inclusion ou d’exclusion. En tout cas est-il clair que
le web ne constitue pas un monde à part et que de tout côté
il s’articule sur la modernité. Ceci étant, et pour
la première fois dans l’histoire, nous sont proposés,
à l’échelle de l’individu,
des moyens de production et diffusion en matière créative,
événement qui représente un séisme au sein
de l’ancienne distribution des rôles. Créer et publier
deviennent deux gestes individuels immédiatement articulés
l’un sur l’autre, avec à la clef une série
de courts circuits, une accélération des rythmes de l’échange,
la possibilité d’une insertion contextuelle accrue ou celle
de la propagation horizontale et imprévisible, chaotique, des
singularités et de leurs effets. Ceci, dont je présente
ici le versant positif, pouvant bien sûr donner lieu à
tout autant de perversions, et l’échange ainsi se renverser
en simple contact phatique, l’insertion contextuelle en poursuite
d’une actualité vaine et épuisante ou la disparition
des filtres de validation en multiplication vertigineuse des moi-moi-je,
comme les blogs l’illustrent, souvent hélas. Ici ou là,
j’en vois, j’en lis qui s’en inquiètent, s’en
désolent. De la perte des valeurs. Du galvaudage des termes.
De la confusion. De l’anarchie. Des promiscuités. Sous
cette « angoisse » on devine aisément ce
qui se dissimule : le développement conjoint des réseaux
et des mass media réduit comme peau de chagrin l’espace
attribué au « champ classique » de
l’art, lequel jusqu’à peu avait le monopole de la
validation et des hiérarchies, soit de la construction de l’Histoire
_en un sens _de l’Art_(s’entend). Finissons –en avec
les majuscules. Finissons-en avec un certain état des relations
humaines. Finissons en avec le moyen-âge.
Sans promiscuité pas de contagion.
|