Sur
quelques questions possibles liées à la poésie
et à son rapport aux nouvelles technologies (Résumé
d'une intervention faite en Octobre 2009, Fondation Filiberto Menna,
Salerno,
(
Evidemment la question de la poésie, celle de savoir si elle
est « bonne », ou « mauvaise »,
ou même celle de savoir si cette question en est une, ne concernent
pas l’analyse des medias, des medias en général
et électroniques en particulier - Donc, on les laissera de côté,
ici. Impossible à
mes yeux d’envisager d’un point de vue théorique
la poésie indépendamment de son inscription, de son insertion
dans tel ou tel medium. Cela depuis longtemps. Même s’il existe une
forme de continuité nominale entre la poésie d’Homère
et la poésie contemporaine, et même si au delà de
l’identité nominale on peut concevoir une identité
générique, la
continuité et l’identité générique
masquent des lignes de fracture déterminantes pour ce qui est
de l’histoire de la poésie: c’est d’ailleurs
pourquoi, cherchant à indiquer et la relation et la différence je n‘écris pas poésie
mais
À ce principe
général je rajoute: la sphère des medias n’est
pas indépendante de la totalité sociale ; il
faudrait créer une sorte d’expression comme « techno-sociologie »,
parallèle à celle de « techno-science ».
Sans le web et l’électronique, pas d’expansion des
flux planétaires et des circulations financières, pas
de « globalisation ». Ni non plus de possibilité
de « gestion » politique des grands ensembles
humains contemporains, la sphère des medias (parallèle
ou corrélée au développement de la consommation
de masse), fonctionnant comme réponse aux difficultés
propres au contrôle de ces macro-ensembles. Les technologies électroniques
agissent ainsi comme facteurs structurants les échanges sociaux
de toute nature de notre monde :
argent, sexe et paroles au premier chef.
Les poètes,
depuis le début du XX° siècle, et peut être
même avant, ont très bien senti qu’on entrait dans
une ère nouvelle. Les futuristes, Apollinaire, les avant gardes historiques
ont, selon des modalités variées, exprimé cette
conscience diffuse. Ils avaient saisi que la domination Théologique
du Livre et de toutes les valeurs sacralisantes qui l’accompagnent
allait être battue en brèche. Ils avaient compris l’enjeu
de la radio, du cinéma, du développement de la presse.
On peut dire, en résumé, que l’ensemble des courants
expérimentaux du XX° siècle, en poésie, ont
répercuté cette conscience, développé de
manière convergente un ensemble de pratiques d’écriture
qui sont des « écritures au négatif »,
des écritures de la déconstruction du Livre ou de ses
succédanés, le Texte, l’Auteur.
Dans cette histoire,
les fondateurs de la poésie « sonore »
occupent une place particulière. Bien que pour l’essentiel les démarches qu’ils
développent soient homologues à celles des « visuels »
ou des « concrets » et que tous les poètes
expérimentaux appartiennent à une seule et même
aire commune, les sonores, très consciemment et explicitement,
ont relié leur position à l’évolution des
technologies et à l’apparition du magnétophone.
Ce dernier, outre qu’il permet de travailler la voix ou le son,
auxquels pour la première fois un « miroir »
est tendu, autorise une forme inédite d’enregistrement
et diffusion. Alors que, pendant longtemps, les « visuels »
n’ont eu d’autre solution que « le livre »
(qu’ils ont essayé de mille façons de transformer),
les sonores, eux, pouvaient (dès les années 55) se prévaloir
et réjouir de posséder une solution positive à
leur désir d’abandonner le territoire du papier. Avec,
en tête, la croyance, (ou l’illusion…), qu’échappant
au « papier » la poésie allait retrouver
une nouvelle forme d’impact social, certains poètes, nombreux,
assimilèrent cette sortie à un retour à la (vraie !)
vie, à l’origine, à la voix, au corps ou à
la nature, tandis que d’autres, plus rares, conçurent cette
évasion comme permettant de réaccorder la poésie
avec les nouvelles formes de communication, de la ré-insérer
socialement, et la rendre
apte à entrer en contact avec un public bien plus large que celui
des « salons » XIX° siècle, emplis
de bourgeois et aristocrates cultivé(e)s.
Il fut vite clair
cependant que la question du medium ne pouvait être dissociée
de celle de la diffusion. Que l’on publie un recueil à 300 exemplaires
ou que l’on presse un vinyl au même tirage, quelle différence ?
– C’est peut-être même pire, parce que le livre,
au moins, est conforme à la définition dominante de la
poésie, ce qui n’est pas le cas pour le vinyl ou la cassette.
La volonté d’un « vrai et nouveau public »
ne put en tous les cas être satisfaite. C’est sans doute
la raison pour laquelle Bernard Heidsieck est passé, vite, de
la poésie « simplement » sonore à
la « poésie action », à la lecture
publique, passage qui marque l’avènement de la performance,
et la fin de la poésie sonore au sens strict. Certes, celle-ci
peut survivre, non loin de la musique contemporaine, mais à se
risquer sur scène elle ne saurait éviter d’intégrer
des paramètres sémiotiques non sonores, visuels, gestuels,
spatiaux, interactifs etc. A partir des années 85 les mêmes
événements ou festivals rassemblent indifféremment
sous l’étiquette de « performance »
les sonores et les autres.
Maintenant, qu’est
ce qui fait la spécificité de la situation actuelle, qui
commence vers la fin des années 80 ? –L’informatique
et les réseaux. L’informatique « accomplit »
les utopies qui ont accompagné le développement des avant
gardes ou des poésies expérimentales antérieures
à commencer par celle de la « poésie totale »
ou « fusionnelle ». Son langage permet d’articuler
les medias en un tout calculé, elle est une sorte d’esperanto
pour le traitement simultané de l’image du son et du verbe.
Elle donner un sens précis à quelques maîtres
mots de l’art contemporain, hasard, work in progress, œuvre
ouverte ou interactivité. Quant aux réseaux, ils répondent
concrètement au problème de la diffusion : désormais
l’artiste, le poète, via le web, peut parfaitement envisager
de contourner les formes institutionnelles de publication et diffusion.
S’agirait il, de nouveau, d’une illusion, celle ci est la
nôtre… Et il est facile de percevoir à quel point,
comme je le disais au début, elle est harmonique aux multiples
mutations sociales et politiques, soit, globalement, à la fin
de l’âge de la représentation (au sens politique) comme à l’apparition
du désir de démocratie directe ou d’autonomie individuelle.
J’ajoute enfin que, s’agissant (cameras, appareils photos,
ordinateurs…) d’ objets en vente dans n’importe quel
supermarché, s’offre à tous la possibilité
d’une pratique artistique, révolution
comparable seulement à celle du développement massif,
vers les années 50-60 de la photographie. Je lisais, l’autre
jour, dans la presse que 1 675000 personnes, en France, déclaraient
s’être « amusées » un jour
ou l’autre à faire de la musique avec leur ordinateur…
Ces deux derniers
points marquent à certains égards la fin du concept d’Art,
tel qu’il nous a été légué par le
XIX° siècle : fin de la sacralisation de l’Auteur ou de l’Oeuvre,
tout au moins dans sa permanence monumentale. Fin des Majuscules, fin
des grandes Messes.
Cependant, comme
également dit auparavant, il ne s’agirait pas d’oublier
que ces technologies n’ont pas été inventées
« pour les artistes » et qu’elles sont articulées,
socialement, à des besoins d’une autre nature, circulation
des flux, contrôle politique des sociétés globalisées.
Que le web puisse être un gigantesque accélérateur
démocratique en général et que ceci concerne également
la création et la diffusion artistique soit : mais on peut
aussi bien, et avec autant de raisons, y voir l’avènement
d’une culture chaotique, incapable de regard critique et ne cherchant
en rien à l’éveiller, oublieuse de toute forme de
passé et de référence, vouée à l’éphémère
des modes et au culte d’un présent instantané-jetable.
De même, s'il correspond à l'eesor de l''individualité
démocratique ouvre-t-il en même temps grandes les vannes
de l'arrivisme egocentré, des moi-moi-je et de l'autopromotion
forcenée. Les deux choses sont vraies, les deux sont là.
Laquelle l’emportera ne dépend pas de l’analyse mais
simplement des luttes et des rapports de force. Le web n’est ni
un simple dispositif technique et neutre, ni une gigantesque machine
à décerveler, ni l’Utopie d’une société
fraternelle et égalitaire enfin advenue : il est avant tout
un champ de bataille dont lui même est l’enjeu. Compte tenu
des modalités des réseaux, on peut en outre douter que
cette guerre connaisse une fin quelconque : il faudrait pour cela
et qu’un vainqueur définitif s’installe que se développe
un méta-réseau. Google en est peut être l’amorce.
Il s’en suit
que l’artiste qui se risque à l’usage de ces technologies,
outre qu’il a à se poser la question de formes artistiques
réellement adaptées, doit être conscient qu’il
est en train de manger avec le diable et qu’il a besoin, pour cela, d’une fort longue
cuillère. Il lui faut par exemple, selon moi, éviter à
tout prix que l’intérêt se porte sur la seule « novation ou complexité
technologique », par exemple sur les compétences (d’ailleurs
très relatives) de « programmeur » que
peut posséder tel ou tel des poètes concernés,.
Il lui faut également s’interroger sur les conséquences
du développement technologique quant aux conditions de production
de l’œuvre. Peut-être, par exemple, envisager le travail
« en équipe » comme une nécessité.
Il lui faut en tous les cas se garder d’apparaître comme
une nouvelle sorte de mage, ou plutôt de magicien, ce qui veut
dire que, dans sa démarche, les technologies, l’informatique
ou les réseaux doivent être manifestés pour ce qu’ils sont, de manière
non fétichisée et froidement déconstruite, loin
de toute idéologie mystificatrice.
C’est sous ce seul angle,
critique, que je puis accepter l’adage mac luhanien, qui postule
l’identité du message et du medium.
La question n’est pas du tout « d’offrir »
aux gens de simples dispositifs technologiques afin qu’ils s’en
étonnent ou en jouent, mais que, si de tels dispositifs sont
offerts, ce soit dans l’intention de les rendre manifestes, sensibles et présents dans toute la force d’utopie ou de
cauchemar qu’ils recèlent, big brother d’un côté,
démocratie directe de l’autre. Rendre manifeste implique
un travail symbolique.
A ce compte, la
question du sens ne peut d’aucune façon être évacuée,
elle est cruciale et ne saurait être considérée
comme résolue par la seule présence du dispositif ou de
son utilisation. L’utilisation
créative de l’électronique,
en soi, n’implique rien. Elle exige de la lucidité.
Elle peut être au service d’un projet libérateur
ou de son contraire. Et si elle peut signifier la « Mort
de l’Art », cette « Mort » elle
même est susceptible, comme celle de Dieu au dire de Nietzsche,
d’être entendue selon des sens multiples. Notamment celui
d’une liquidation de toute la brocante théologique dont
plusieurs siècles l’ont surchargé. Un art enfin
laïc…Il était temps.
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