LA VIDEO-PERFORMANCE , DOCUMENT et OBJET D’ART 

 

 

 La « vidéo-performance » est une pratique dont le statut, tout comme celui de la performance, semble flou, mouvant et contradictoire : les nuances sont en effet souvent ténues entre les termes « happening », « manoeuvre » et « performance ». De nouveaux concepts, de nouvelles appellations cherchent à nommer, donc à comprendre et à expliquer la nouvelle nature indisciplinée de l’art performance. Sont apparues dernièrement les notions de résidences, de « work in progress », d’ « installations », d’ « actions virtuelles », d’ « art vivant », de « rituels » ainsi que le recours de plus en plus fréquent au concept d’ « art action ».

 L’expression « video-performance » renvoie à une pratique qui oscille entre le témoignage, le documentaire et l’objet d’art à part entière. Cette dernière soulève des questions de fond à propos de l’essentiel, sur la nature et l’impact de l’art action .Outre sa résistance à se laisser appréhender, la vidéo-performance convoque avant tout la problématique des rapports entre la performance et l’image : la création de documents visuels à partir de performances préoccupe souvent les artistes compte tenu des réticences que la caméra-ou l’appareil photo- suscitent.

La présence de la caméra, au sein d’une performance publique à caractère relationnel, qui relève davantage de l’intime ou d’une authenticité qui exige de l’autre qu’il participe au sens, vient parfois rompre un accord tacite entre le public et l’artiste ; cet accord, dont l’horizon est la rencontre, est mis en péril si la caméra ouvre un espace entre l’individu et l’expérience. Le spectateur/acteur court ainsi le risque de devenir la « matière » d’un document, et la caméra peut alors introduire un violent sentiment de rupture entre le public et l’artiste : de se voir ainsi exposé au regard d’autrui, servant d’image à quelqu’un d’autre, peut faire prendre involontairement conscience de soi-même, « moi en tant que spectacle ».

C’est alors que le présent, au moment de sa genèse, est devenu le passé, historicisé, en même temps que l’image captée s’est propulsée vers l’avenir. Cette image n’est pas pour moi, créée par moi, mais pour un autre temps, un autre œil.

Que font ensuite les auteurs des documents ?

 On ne peut ainsi éluder le problème de l’institutionnalisation de la performance par le biais du document, la question étant la suivante : faut-il accepter de perpétuer cette illusion préétablie selon laquelle le présent, l’expérience, peuvent se prêter à une repossession, ou  faut-il la remettre en question, en refusant d’accorder de la valeur à cet objet qui se substitue à quelque chose d’insaisissable ?

Afin d’ébaucher des éléments de réponses aux diverses questions que pose le document sur la performance et son rapport à l’image il faut envisager le plus de  « combinaisons » possibles, du « simple » témoignage visuel à l’objet d’art.

 Ce qui est en jeu, c’est le degré de complicité entre la caméra et l’artiste (de la dualité à l’unité), entre l’artiste et le public, entre le public et la caméra.

Il est primordial de montrer aussi de quelle manière le public dépasse parfois le rôle de « figurant », sans lequel la performance n’aurait pas lieu d’être.

On va de la « preuve » visuelle que quelque chose a bien eu lieu à l’intersubjectivité, où l’artiste se fait caméra et la caméra artiste. A l’extrême, l’artiste devient la caméra (ex de l’homme machine avec Sterlarc).

Que le document sur la performance constitue une marchandise potentielle et indéniable, soit. C’est d’ailleurs ce que dénoncent ceux qui défendent une performance éphémère, sans trace, sans reproductibilité possible. Par le document elle perdrait de son aura. Mais enfin, peut-on faire dépendre le caractère relationnel de la performance de la présence d’une caméra ? Cela revient à se demander, à l’instar de Walter Benjamin, si le fait de multiplier une œuvre d’art pour la présenter simultanément à une multitude de spectateurs affecte ou non l’original.  Comme le formule Marc Jimenez à propos des théories de W.Benjamin, « les techniques de reproduction, qui tendent à devenir des arts à part entière, et attirent à elles un public de plus en plus vaste, ne pourraient-elles pas servir à des fins culturelles  », où l’éthique a toute sa place ?

 

Si la propriété de disparaître au moment même de sa création constitue l’une des plus grandes beautés de la performance, peut-on dire que le témoignage visuel, dans sa forme la plus dépouillée, rend compte avec exactitude de la performance ? Certainement pas. Ce qui est montré par l’image, ça n’est plus la performance, c’est une de ses « émanations », puisque le présent de l’action appartient au passé, et que l’image ne peut être l’objet qu’elle représente. Dans ce cas, on ne peut parler de détournement des valeurs véhiculées par la performance mais de transmission.

Taxer le rapport de l’artiste à l’image de collaboration passive, c’est nier le fait que puisse s’établir entre l’artiste et la caméra une véritable interaction, le lieu d’une intersubjectivité qui mettrait en abyme le lien crée entre l’artiste et le public, l’espace-temps de chacun.

Se met alors en place un prisme relationnel qui serait tout autant un enjeu que celui mis en place par la performance non filmée. On se situe à l’opposé de la re-présentation versus l’expérientiel, la « situation » étant au cœur du réel, ici et maintenant.

Si la caméra n’est pas un objet neutre, si sa présence n’est pas dénuée d’impact lors d’une performance, pourquoi ne pas prendre le parti de l’image, sans pour autant sacrifier à l’ « idéologie » de la performance publique et relationnelle ?

C’est ici qu’il convient d’envisager les différents cas de figures possibles : soit le document sur la performance  est un « support » qui servira à la diffusion de l’artiste, auquel cas il ne prétend pas au statut d’objet d’art (quoiqu’il résulte d’un « savoir-faire » non négligeable de la part de la personne qui filme et qui effectue le montage, si montage il y a) ; soit l’on aboutit à une vidéo présentée comme objet d’art à partir d’une performance publique ou privée. En réalité, les choses ne sont pas aussi clairement départagées et c’est bien là le nœud gordien d’un sujet comme celui de la vidéo-performance : outre toutes les nuances et déclinaisons qu’il est nécessaire de considérer dans chaque configuration, qu’en est-il du cas où l’artiste se fait littéralement caméra, et comment d’autre part envisager un documentaire sur la performance ? Parfois, la vidéo fait partie intégrante de la performance sous forme d’installation, et le moniteur peut être l’interlocuteur privilégié de l’artiste ; dans d’autres situations la transmission visuelle via la caméra est indispensable pour que les gens puissent « voir » le déroulement de la performance (c’est le cas des opérations chirurgicales d’Orlan).

Ce qu’il est important de cerner, c’est la façon dont l’emblème du spectaculaire, l’image, intègre une discipline comme la performance ; alors qu’elle ne représente plus la même charge subversive que lors de son apparition, la performance, loin d’être « anéantie » et digérée par l’image, demeure un lieu de rencontre et de distanciation tout aussi vivace, et sa mise en image, loin d’en représenter un appauvrissement condamnable, est un enrichissement : les performances ont quelque chose de spectaculaire, d’insolite, elles donnent à voir certes, mais aussi à réfléchir sur la pratique même et le système de l’art en société. L’alliance de la vidéo et de la performance participe du climat « postmoderne » d’hybridation, de trans/multi/inter disciplinarité conviant tous les genres de création en un métissage de l’art actuel.

Au-delà des querelles stériles, la vidéo-performance, en redistribuant les singularités événementielles sur le plan immanent de création, est le lieu d’interrogations fondamentales dans une société grêlée par la notion de « catastrophe ».