Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé.

Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.

Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé.

Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.

Il voudrait bien s’arrêter, réveiller les morts et rassembler les vaincus.

Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer.

Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines.

Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

 

                                                                             Walter Benjamin

 

 

 

Dans un monde « sans aura », voué à la généralisation de la forme marchande,

l’ambivalence de l’ange de l’histoire évoquée par le philosophe se déploie dans un rapport constitutif au voir, au double, à la mort, à tous ces processus de redoublement du moi (décapitation, image contrôle ayant le statut de miroir).

 L’inquiétante étrangeté a bien affaire avec la violence, un « autre côté » de la jouissance suggérée par Lacan, plus femme, où se nouerait l’étrange et l’être-ange : « De l’autre côté, quelque chose peut-il  s’atteindre qui nous dirait comment ce qui jusqu’ici n’est que faille, béance dans la jouissance serait réalisée ? (…) C’est ce qui, chose singulière, ne peut être suggéré que par des aperçus très étranges. Etrange est un mot qui peut se décomposer, l’être-ange . »*

Cet  étrange, je l’ai trouvé dans l’insistance d’un geste qui ne figure plus les causes et les effets – je me maquille, cela devrait avoir un début et une fin – mais chorégraphie le corps et sa mécanique comme l’écho d’un état d’âme ou de pensée, un état de conscience peu à peu rendu à la catastrophe. Ici le miroir, remplacé par un moniteur, préfigure dans sa fonctionnalité le déplacement vers cet autre côté, cette traversée propre au Trauerspiel * et à Alice Caroll : je me regarde mais je ne me vois pas, je suis déjà dans cet Autre qui m’absorbera, une Altérité dont le masque est le visage arraché à l’état de candeur qui préfigure tout passage à cet inhumain qui nous habite comme il habite l’Histoire.

Ainsi ce miroir inversé, où mon regard ne trouve pas son alter ego, ne remplit plus son rôle d’instrument de connaissance, symbole de féminité et clôture du monde sur lui-même, s’ancrant dans le paradoxe ouverture / fermeture. Sa spécularité tronquée, c’est vers l’Altérité que m’envoie mon image, puisque ma pulsion scopique, déjouée, se tourne vers Echo. Il ne s’agit donc pas de piège identitaire, évité par la polyphonie « divertissante » au sens pascalien du terme, de voix hétérogènes.

 

 

*Lacan, Encore, Le Seuil, p.14

 

*Le terme trauerspiel renvoie à la tragédie baroque, spiel : représentation et jeu ; Trauer : deuil et affliction.

 Si « l’analogie structurelle entre le miroir et la vidéo instantanée – simultanéité de la prise de vue et de la diffusion des images permettant à l’artiste d’entrer en relation avec son image a imposé l’idée que le dispositif vidéo serait un modèle d’auto réflexivité narcissique, (Rosalinda Krauss), ici le narcissisme apparent ouvre sur l’altérité. La mienne, tout d’abord : je ne me reconnais pas, je suis un autre, dans ce dédoublement schizophrénique qui trouve son aboutissement avec son substitut qui est le masque ; celle du monde ensuite, ou plutôt la représentation que nous en avons à travers « l’apologie crétinisante de l’actualité. » (Arnaud Labelle-Rojoux)

L’infantilisation est la réponse au spectaculaire généralisé, mais elle aussi, outre un processus de refoulement de la douleur et de la mort, l’intronisation débilitante du kitsch.

 Le retour à l’enfance, période fondatrice jamais définitivement consommée, est aussi le retour à des valeurs plates,  à l’instar de l’apologie de ces corps sans aspérités ni pilosité, ces corps retouchés par ordinateur, luisants et lisses – « Ange et poupée, voilà le spectacle » (Rilke) –

 Ainsi jamais autant qu’aujourd’ hui le corps humain – surtout le corps féminin – n’a été aussi massivement manipulé et, pour ainsi dire, imaginé de pied en cap par la technique de la publicité et de la production marchande, l’étrangeté incommunicable de la « phusis » singulière abolie par la médiatisation spectaculaire*, la mortalité du corps organique mise en doute par la promiscuité avec le corps sans organes de la marchandise, l’intimité de la vie érotique réfutée par la pornographie.

  Mais la pornographie, c’est aussi la logorrhée sans fin du niveau de fréquence informationnel auquel tout individu doit se soumettre. Il y a une tyrannie des codes de la représentation qui émerge des médias qui traitent de l’information tout comme il y a une tyrannie des codes de représentation féminins, qu’ils soient réels ou métaphoriques (le sexe).  On retrouvera ici l’iconographie de la représentation de la femme et de l’expérience spécifiquement féminine – maquillage, lingerie, maternité, poupée, viol – mais cela est un concours de circonstances, puisque l’idée de départ n’était absolument pas de mettre à l’index des stéréotypes sexistes.

 Il se trouve néanmoins que le recours à certaines symboles  n’est pas fortuit, et qu’il soulève les questions fondamentales du statut de la femme et de la violence sexuelle.

 Je ne me propose pas de les traiter ici, d’autant plus qu’exceptant l’art qui évite totalement l’iconographie féminine, chaque énonciation culturelle qui insiste sur l’épistémologie de l’identité féminine court le risque de se retourner contre elle-même, de devenir ce qu’elle cherche à ne pas être.

Cette question reste cependant primordiale parce que la matrice des circonstances historiques et iconographiques à l’intérieur de laquelle l’art « des femmes » vient au monde aujourd’hui n’est pas si différente de celle des années 70 ; Je renvoie à la performance de Tsuneko Taniuki, « Comment devenir une bonne femme au foyer » (1998) et à celle de Martha Rosler, « Semiotic of the kitchen », (1975).

 

 

* « spectaculaire » fait évidemment référence à la notion archirabachée de « spectacle » développée par Guy Debord, qui le définissait dès 1967 comme le « règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable », et dont il remarquait, vingt ans après, qu’il n’avait cessé de s’étendre ». Pour autant, le terme de « spectaculaire » doit être entendu aussi dans son sens commun, plus plat mais non moins problématique, de « sur-représentation ».

 

 

 

 

 Il est à noter par ailleurs que les femmes utilisent le miroir et l’image -  vidéo en tant que miroir pour mettre au jour leur histoire spéculaire ; Elles se réapproprient le miroir électronique pour reposer les fondements d’une nouvelle identité féminine.

S’il a contribué à la connaissance de soi dans les années 70, le paradigme du narcissisme est toujours aussi vivace, mais cette fois dans une perspective désenchantée où l’individu solitaire semble être souvent l’unique représentation pensable de l’homme. C’est ainsi un narcissisme qui s’adresse au collectif.

Le point névralgique, c’est la dimension politique ( politique dans son sens primaire, celui d’ éthique) de l’identité du corps individuel à l’identité du corps social, le point commun étant le code de la représentation. (Thierry de Duve)

 

 

 

Au plus loin de la banalisation médiatique ordinaire du corps, la PRESENCE.

D’un point de vue formel, la frontalité, la vision rapprochée, éliminant tout le hors – champ fait de la kinesphère, a généré le microcosme mouvant d’une nouvelle subjectivité ré-organisant le monde autour des limites du corps. (Laurence Louppe).

Ne pas jouer un rôle, dans l’être-là de l’expérience, ni revendiquer un statut ou de « l’innovant », être dans l’espace poétique de la présence, une phrase électronique*.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

*Marc Mercier, directeur des Instants Vidéo de Manosque déclare sa difficulté « à employer le mot art tant celui-ci est aujourd’hui noyé dans un océan de confusion. Pour désigner plus justement « l’art vidéo », je préfère parler de « poésie électronique », en ce sens que la poésie est toujours le surgissement d’une parole singulière et forcément désintéressée. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Note d’intention – extrait de La raison baroque, Christine Buci – Glucksmann

 

            Dessiner comme un Trauerspiel du corps-femme de la modernité.  Y donner à penser certaines déterminations de la notion benjaminienne « d’utopie » ou d’a-topie, sous l’effet de « cet excès qui vient avec le féminin » dont parle Maurice Blanchot dans son texte consacré à La maladie de la mort de Marguerite Duras (Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Minuit, p.87 et 91.). Excès ou encore « pouvoir indéfinissable du féminin sur ce qui veut ou croit pouvoir y rester étranger.

 Un peu comme dans les espaces baroques à plusieurs entrées, et à vues plurielles dédoublées et ambiguës, le « féminin » dessinerait certaines scénographies de la modernités, certaines de ses utopies négatives ou positives :

1.      L’utopie « catastrophique », dans sa tendance destructrice des apparences et des fausses totalités, ou le corps féminin comme allégorie de la modernité.

2.      L’utopie transgressive comme apparition dans l’écriture comme dans la praxis historique d’un « espace » imaginal absolu qui bouleverse les frontières établies et contraint à penser l’ensemble des « contraires » apparents : la catastrophe et le progrès, le messianisme et le marxisme, le féminin et le masculin, le nouveau et la répétition du même…

 

                          « La ville se déplie

                             son visage est le visage de mon amour

                             ses jambes sont jambes de femme

                             Tours places colonnes ponts rues

                             Fleuve ceinturon de paysages noyés

                             Ville ou Femme Présence…..

                             Mais ton sexe est innombrable

                             l’autre face de l’être

                             l’autre face du temps

                             l’envers de la vie

                             Ici prend fin tout discours

                             ici la beauté n’est pas lisible

                             ici devient terrible la présence

                             repliée sur soi la Présence est vide

                             le visible est invisible

                             ici l’étoile est noire

                             la lumière est ombre lumière l’ombre

                             Ici le temps s’arrête

                             les quatre points cardinaux se touchent

                             c’est le lieu solitaire le lieu du rendez-vous

                             Ville Femme Présence

                             ici prend fin le temps

                             Ici commence. »

 

                                                                 Octavio Paz