« Il est possible qu’il y ait vraiment eu en moi une espèce d’innocence -disons plutôt de naïveté- qui a déterminé mon rôle dans le grand marché humain de l’exploitation générale. » Imre Kertész, Un autre, chronique d’une métamorphose.

 

 

Cette vidéo est née d’une bousculade, « je suis tombée nez à nez avec un parpin ». Si j’ai employé le terme un peu saugrenu de « bousculade », ça n’est pas pour signifier l’urgence existentielle prééminente à la création, mais pour désigner le fait que cette vidéo corresponde à une démarche jusqu’alors inconnue de ma pratique, cantonnée à un travail sur des empreintes corporelles ; ce dernier ne pouvant pas accompagner une thèse  en arts plastiques qui se voulait au départ porter exclusivement sur la performance, il m’a bien fallu, en un temps record, faire le premier pas vers un processus créatif différent, et surtout me correspondant mieux, à savoir la performance, la vidéo-performance. Je suis donc totalement « candide » en la matière, et par matière je n’entends pas une connaissance intellectuelle, théorique, qui me sont familières, mais une co-naissance au sens valérien du terme, à savoir « naître avec, naître ensemble » ; Cela, je ne pouvais le vivre qu’en m’immergeant dans l’acte.

 

 

 

 

« Etre marqué est ma maladie, mais c’est aussi l’aiguillon de ma vitalité, son dopant, c’est là que je puise mon inspiration quand, en hurlant comme si j’avais une attaque, je passe soudain de mon existence à l’expression. », IK

 

Je voudrais tout d’abord dire deux mots sur le contexte social et culturel dans lequel j’évolue, qui est déterminant dans le choix et du lieu et du parti pris de l’utilisation de certains témoignages. La Corse est une île, tout le monde le sait, et tout le monde connaît plus ou moins, avec plus ou moins de déformations, le problème de cette île, qui, comme toutes les îles, baigne et se noie parfois dans l’atavisme de l’insularité. Aujourd’hui, il est de moins en moins politiquement correct de mettre le doigt là où ça fait mal, à savoir une sclérose par plaques (les plaques, ce sont les saisons, nous vivons non pas en osmose avec la nature mais avec le tourisme) car, je le concède, il y a une « évolution. Je parle d’un point de vue culturel : plus de festival, moins de meurtres. Un FRAC, un centre culturel. Je ne parlerai pas de la faculté d’arts plastiques de Corte. Donc le nationalisme, le culte d’une certaine violence, de valeurs masculines surcaricaturisées (chasse, quatre-quatre et foot), de valeurs féminines bradées. Cela remixé avec le problème de l’identité et nous obtenons le corps glorieux.

A titre d’exemple peu glorieux, justement, l’homosexualité relève d’une tare que l’on cache, il est des lapidations insidieuses tout aussi efficaces que les jets de pierres…

Et partout cette langueur, cette morale ascétique du renoncement où la plus exubérante des personnalités s’inhume.

Contexte idéal pour la performance. A voir.

Lorsque des adolescents, « forces vives de la jeunesse », montrent du doigt ce qui déborde de la norme communément acquise, noir, maghrébin ou sans portable, et, comble du ridicule, parce-qu’il est « français », on n’est pas loin d’une dérive totalitaire des mentalités.

Le corps, dans ce joli décor, est dans le déni surinvesti d’un point de vue vestimentaire, avec des codes impériaux, tyranniques, qui élèvent certaines marques-forcément très chères- sur l’autel de la reconnaissance. Corps Sonia- Rikielisés, Diésellisés, Jean-Paul Gauthiésés, toujours logés à la même enseigne, aux mêmes uniformes dans une surenchère qui masque mal un manque à être frappant, la faille identitaire. Ici les plus belles voitures habitent des HLM, l’avoir au-delà de l’être, et le coût de ce que l’on possède est souvent inversement proportionnel au degré d’ouverture culturelle. Comportement typiquement méditerranéen, certes, mais stigmatisé par l’insularité. Et le reste.

Alors pour en revenir au corps, on est loin des silhouettes déliées que l’on imagine aisément sur une île « de beauté », mais proches des corps ramassés, repliés- notamment masculins-, en dehors d’eux-mêmes, et presque gênés d’être là, parce qu’étant gênants. Refus du corps noir, (je rappelle que l’emblème du drapeau corse est un visage noir de profil), dira un psychiatre rompu à la réflexion sur les problèmes de l’identité corse et de son rapport au corps.

J’en reviens à « Lipstick Traces », dont j’ai emprunté le titre à l’ouvrage de Greil Marcus.

J’ai hésité quelque temps sur les modalités du déroulement de la vidéo, entre le fait de convier un public ou pas. J’ai finalement opté pour la deuxième solution. En réalité, le « public » aurait été constitué de personnes que je connaissais plus ou moins bien, susceptibles d’être réceptifs à ce genre de manifestation, quoique le terme « performance », et pire, celui de « vidéo-performance », n’évoque rien de bien précis pour la plupart d’entre elles (je renvoie ici aux témoignages).

J’ai donc décidé de faire la vidéo dans la plus stricte intimité, nous étions deux, moi et mon ami qui filmait. J’ai lu plus tard cette phrase d’ Anne – Marie Duguet : « Pour que la vidéo – performance dépasse le simple cadre de l’enregistrement de l’action ou de support pour en illustrer l’idée ou le concept, il faut qu’elle se définisse comme une action dans laquelle existe une relation essentielle entre la présence physique d’un actant et un dispositif vidéographique ».

  Il y avait au départ le parti pris d’une seule prise, le plan séquence. Avec la volonté naïve d’intervenir le moins possible sur les images pour capter l’essentiel de l’action. Je dis « naïve » car le dispositif mis en œuvre n’est pas si simple, sans compter les tentatives de retrouver, pendant le montage (et pendant le tournage), les cadrages, les mouvements de caméras et les traitements, la dimension émotive, affective de la performance.

Au montage, excepté pour la performance improvisée, certaines longueurs qui n’étaient pas signifiantes ont été éliminées, et la bande son a été travaillée bien après.

Une seule prise de vue possible : la notion de risque est partagée par l’artiste qui réalise la performance, mais l’enregistrement dans ce cas relève tout aussi bien , il faut le dire, d’une performance.

Les deux modes d’expression sont donc non seulement contemporains, mais ils mettent en jeu les mêmes dispositions, le même engagement et les mêmes risques.

Je ne joue pas un rôle, je ne suis pas une comédienne au sens théâtral du terme, ni même un modèle de cinéma au sens où Robert Bresson entendait le statut de l’acteur ; je suis une personne. Vous êtes des témoins – voyeurs. C’est la notion même de « présence » qui est ici en jeu, et non pas l’économie « compassionnelle » d’un choc émotionnel.

C’était ma première « action » et j’ai pu vérifier, en passant de « l’autre côté », que ça pouvait bien devenir bien plus qu’une expérience, mais un « lieu » où l’on se trouve, où l’Altérité n’est plus une notion théorique à la mode mais se fait chair, être, peau, et fait du vide un plein.

On me voit donc dans cette vidéo me maquiller face à un moniteur, dans lequel je me vois sans que mes yeux se croisent ; une caméra est placée en face de moi, derrière l’écran télé, et mon ami, caméra à l’épaule, se trouve dans mon dos. L’idée de mettre un moniteur à la place d’un miroir est venue tardivement, se greffant au « scénario » de base centré sur le phénomène de la répétition, avec une accentuation progressive des traits, symbole des accidents de la conscience engendrés par les coups de boutoirs (le matraquage des médias comme acte violent et obscène) des informations quotidiennes variées, oscillant entre l’annonce de diverses catastrophes et les santons de Provence. Une interprétation contemporaine du Candide de Voltaire, initié par le philosophe Pangloss à la théorie de l’optimisme, selon laquelle « tout est pour le mieux dans le meilleur des modes possibles. »

Quoi de plus inévitable, dans l’expérience humaine, que la découverte des cruautés de ce monde ? C’est justement la banalisation de ce vécu « humain, trop humain » qui est la porte ouverte à tous les nihilismes stériles et réducteurs qu’il est de bon ton d’afficher à la place d’une sensibilité jugée désuette.

 

 

Je me suis maquillée parce que c’est un acte qui est pour moi de l’ordre du rite, qui est à la fois un plaisir esthétique et une forme de rempart sans lequel je ne m’expose jamais (sauf la nuit). Depuis des mois j’éprouvais le désir d’être filmée me maquillant tout en écoutant d’une oreille distraite des monstruosités, parce que le décalage qui se crée alors est celui, ubuesque et installé, sur lequel fonctionne la société que je connais. Aussi loin que je puisse remonter dans le temps, c’est un décalage qui a toujours existé, l’homme de Neandertal devait faire rôtir son bout de mammouth pendant que sa génitrice, par exemple, agonisait à ses côtés, les pieds rongés par les rats. Mais la nature même de ce décalage a changé. Lorsque Imre Kertész  déclare que « la mort- plus précisément le mourir- a toujours été un problème naturel. Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz ; Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes », il nous renvoie de plein fouet à la notion de catastrophe  sur laquelle est fondée notre société moderne, ou « post-moderne », ce qui ne change pas grand chose à l’histoire.

 Comment expliquer le décalage entre les valeurs proclamées haut et fort par le libéralisme démocratique, héritier de la Révolution, et la froide réalité d’une raison peu à peu pervertie en rationalité technologique ?  Si la notion de « spectacle » instaurée par le mouvement situationniste est plus que jamais présente dans le paysage contemporain, c’est bien parce que la raison « communicationnelle » est malheureusement loin de l’emporter sur l’ « industrie culturelle.

 Néanmoins, la performance, en se déplaçant vers d’autres modalités que l’action publique* directe et éphémère, peut être une réponse d’un besoin qui s’exprime de plus en plus clairement, du moins dans la sphère de l’art, celui d’une raison fondée sur le discours, l’échange, l’intersubjectivité.

 

 

 

*Je fais référence aux œuvres essentiellement visibles en vidéo ou plus exactement « œuvres – action » dont la vidéo n’est pas un support de diffusion, mais une forme autonome.