REYKJAVIK - VESPERTINE
(Le retour sans l'aller) Il faut aller au bout de ce qui a commencé.
Alors à travers la dérive, en cet éternel retour
vers l'île, tenir par les petits bouts d'amour, leurs fragments
ou leurs ruines : quelque chose de violent en leur part obscure.
Sentir ta voix qui sort, qui troue la langue et la défait. Contre
la pudeur ton portrait sur la lave où joue le trop brûlant
et le trop froid.
Il a fallu cette nécessité : que je te donne le nom de ta
ville où je ne suis jamais allé mais dont je ne suis jamais
sorti. Il fallait que ça s'incruste dans le langage ou tout au
moins que ça se passe ainsi même si généralement
on ne vit pas de cette façon là - ou on devient fou. (-----)
J'ai écrit au bout de ce seul voyage : Reykjavik afin de trouer
les mots parce que c'était le seul moyen que tu sois. Toi dans
l'île, dans le langage. J'ai attendu. Dans la faille. De l'île
- en lettre capitale. Voir ainsi le terrible intervalle, la fente, l'entaille
qui se refuse au langage ;
Du dehors ne monte aucun bruit. Langue douce du silence. Soudain, moins
chercher le sens que traquer la matière - c'est peut-être
là que le mot se fait : toi absente ou l'absence de toit
- variation sur la matière là où le je ne fait plus
de poids.
Trop de Bourbon depuis des mois. Pavé de saumon cru à l'aneth.
Face à la mer, face contre terre l'été c'est la nostalgie
de l'éphémère. Au mieux errance sur le port. De 23
heures à l'aube, ni levant, ni couchant : juste ce peu d'éclat
- de l'ordre de l'écharpe - qui permet de distinguer la ligne d'horizon
de l'approche de la nuit ou de la douteuse levée d'un jour.
On devrait être là pour ça le corps, mais ce sont
les mots qui viennent pas ton nom (-----). Les mots ou ce qui leur échappe.
Le poids des mots sans nom. Cette absence là. (-----) L'unique
cordeau des trompettes marines. L'errance posée comme telle puisqu'il
faut bien passer par cette absence du nom. Le corps sans ombre, le pont
de fer, l'irréductibilité de la pierre noire des volcans.
La fiction comme on rêve qu'elle soit.
C'est un territoire, un nom de ville - jamais plus. C'est l'état
d'un désert blanc, vert, noir : ce que l'île donne à
ne pas voir. Le désert, l'aneth. Le silence du corps, de sa syllabe
étreints autrement : par la loi du silence. (-----).
(Tu as ton billet d'avion , tu partiras demain).
Le lointain dont je parle est le présent qui creuse. Rejkyavik
respire. Été de l'air et des couleurs, des bavardages surgis
parfois sans crier gare à l'échancrure d'un nuage.
Plus tard le concert de Bjork dont l'ombre légère
lutte contre la mort que l'on se donne ou qui nous est donné.
La phrase, celle qui hésite, se ressaisit, parfois s'épuise,
renaît, s'accroche, amoureusement avide du point final. Plus tard
encore ta voix : " Je crois que nous avons bien travaillé....
Mais tu as tremblé... Alors, toi aussi, l'incertitude...
".
Il faut que nous allions au bout de ce qui a commencé.
L'attente s'impose. L'attente étrangère à toute impatience.
Dans les rues de la capitale, l'été s'affirme encore un
peu : les Islandais jouissent du nom de la saison comme d'un fuit mûr
et le déclinent obstinément. Puis l'attente glisse au silence
c'est-à-dire à la vérité.
Par pudeur on se tait - comprends : on s'efface.
Après l'entracte Bjork s'avance, fragile devant le petit orchestre
(clavier et cordes). Le public reçoit le mince rideau de son corps
exposé. Sauvagement, sur l'éclat de sa voix, la brutale
étrangeté des mots exaltés en contrepoint par la
musique échappent à la lettre et au nom.
Bleu du ciel pour bleu des fjords : " Solen gick net, det mörknar
allt mer över moens furor, mörknar om bvergen... ". Tu
le vois bien : on s'efface - le lointain dont je parle, le si proche du
lointain dont je parle voilà le scandale et pourtant celui-là
comme tant d'autres tu le comprends.
" Je reviendrai furieuse à l'approche du jour " dis-tu.
Corps lourd des montagnes. J'écris leurs lignes et le silence.
Je t'écris en absence du mot secret de la pleine lune, de
l'île, de toi. (-----). Mais sur le goût profond, immémorial,
des origines, sur les embruns du fond des âges qui accusent la solitude
d'aujourd'hui, sur les relents de marée basses : rien, rien. La
plage vide - ni carapace de coquillage, ni corps flasques de méduses,
rien. Que l'irrépressible mouvement des marées (-----).
C'est cela, je parle - ne m'en demande pas plus. Bientôt le temps
gris, les grandes flaques de solitude reviendrons entre les rares arbres.
L'hiver est dejà pour demain dans la lente et sauvage courbure
des buses perchées hautes dans le ciel. La fenêtre le plus
étroite - que tu qualifies de hublot - devient le lieu de ton regard
(-----). Il t'arrive parfois de penser à R. que tu avais peint
nu dans l'attitude de l'amant délaissé. Il te disait : "Pour
comprendre l'autre il ne faut pas se l'annexer mais devenir son hôte"
- mais tu avais compris qu'il y avait quelque impudence à recourir
aux mots pour entrer dans ton ventre, en cette manière de
te (re)faire avec les mots.
Tu sais désormais tout ce que l'aridité de l'Islande construit
: plus les mots se raréfient, plus ils se donnent comme pièces
détachées l'impensable - c'est-à-dire comme langue
à part entière - sans âge et sans mémoire autres
que ceux du corps (la matière même de l'absence qui ignore
tout autant qu'elle dévoile).
Posant le pied sur l'asphalte du quai est-il possible de faire sien le
gris du nuage, la silhouette qui s'avance ? Nul ne sait. Je ne sais pas.
Ich weiss es nicht). Blanc, n'est-ce pas, Blanc. Passer par la ville,
sonder l'île jusqu'en ses glaciers. Jouir du lointain dans la proximité
de tes mots. Être nu non dedans mais dessous.
Alors, j'écris l'absence et le curieux éloignement dont
se nourrit le voyage. Passé le tremblement - terrible nudité
des bras - croire que tout s'apaise. Loi du corps aimé, vaste
corps, respirant, respiré, comme gravé sur le lit défait,
comme gisant - en vie - dans l'espace élargi du sommeil.
Poser des mots sur lui pour harceler tes peintures et leur discour
amoureux (----) A ton tour, les yeux clos, tu as tracé la voie
: "L'île, oui, sans doute étrangement mais définitivement
inaccessible". (Non que la situation géographique en elle-même
ou que des conditions climatiques rigoureuses menassent quelque accès
que ce soit mais parce qu'il s'agit là d'un territoire depuis toujours
identifié au lieu même de la pensée).
Dès l'été, le blanc extrême par contumace.
Ta voix déplacée en terme de territoire déjà
occupée. Gouffres et volcans, creusets de silence, neiges et éclats
de quartz, lumière absolue, éblouissement de l'intolérable
----------------- vide - mais à ce vide on connaît la plénitude
de ce blanc.
Island. Highland. I, land. Nécessaire parole - articuler l'amour
de l'Ile. J'aurai dit : "Je l'aime". On aurait pu
comprendre : "je t'aime". Je pousse l'histoire dans ses derniers
retranchements : le pouvoir de la souffrance.
"Tu m'entends ?".
Il faut que nous allions au bout de ce qui a commencé.
Je me souviens à peine de ta peau, de l'errance qui fit du sperme
une larme sur ton corps. Nous avions déshabillé le crépuscule,
le corps du crépuscule. (Le port derrière nous, comme apaisé
par l'insouciance). Rien de plus.
Ainsi je tourne autour - faute de mieux et pour tout ----- dire.
Tu as pris ton billet d'avion, tu partiras demain.
Une fois encore j'ai sorti ma langue pour entrer dans la tienne, entre
la nécessité du secret et l'impératif de la parole.
Alors, chacun de mes aveux reprend celui qui le précède
pour que tu m'entendes à travers la distance. A travers la
distance, le lointain appelé. De douceur en abyme, je glisse
en ton écart, en ta cendre.
Antre, entre, hymen, membrane, étoile filante, spasme.
Entre toi et moi pas d'interstice mais la trouée des apparences.
Ensemble et séparés. Remontant à
ta tourbe de L'Islande j'avance bercé du lied de Schubert
que tu m'avais envoyé :
"Ne semble plus que nuages
passant dans le ciel
Lorsque l'horizon pâlit;
Ou le cri d'un oiseau qui sommeille
Parmi les ombres appesanties".
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