Jean-Paul Gavard-Perret
ARTAUD
LE MECREATEUR : DU
VOYAGE AU LANGAGE FINAL OU
L’IMPOSSIBLE ESPOIR.
Rien n'y fait, Artaud demeure esclave de
lui-même. Toute sortie de soi semble impossible : "les
portes n'existent pas et on ne va jamais que nulle part que là
où l'on est"
[1]
écrit-il dans ses Cahiers du
retour à Paris.
Pourtant, avant ce constat final, il est un temps où l’auteur
tente d’ouvrir une porte et provoquer un déplacement capital selon une perspective que d’ailleurs
le psychanalyste anglais Bion avait précisé : “ Changer
de cadre pour changer l’être ”. C’est ce
qu’inconsciemment peut-être Artaud a tenté.. Quelques
mois après son retour d'Irlande il s'embarque en effet pour le
Mexique. Et ce périple représente pour l'auteur une épreuve
initiatique par excellence. Epreuve
paradoxale d’ailleurs qu'il
"reniera" d'une certaine façon puisqu'il refuse de
signer Le Voyage au pays des Tarahumaras et
qu'il demande à Jean Paulhan de remplacer son nom par trois étoiles
[2]
mais il n’empêche que cette
“ incartade ”
va permettre de faire éclater le langage final et si incompris
(ou incompréhensible ?) de l’auteur .
Artaud souligne cependant l'étrangeté
et l’importance d'une telle tentative exotique. Dans "Le
Mexique et la civilisation" il écrit : "C'est une
idée baroque pour un Européen que d'aller rechercher au
Mexique les bases vivantes d'une culture dont la notion s'effrite ici
; mais j'avoue que cette idée m'obsède ; il y a au Mexique,
liée au sol, perdue dans les couleurs de lave volcanique, vibrante
dans le sang des indiens, la réalité magique d'une autre
culture dont il faudrait rallumer le feu"
[3]
. Et c'est ce feu intérieur que le
poète veut réanimer
afin de retrouver une sorte de sérénité.
Artaud écrit en effet à Barrault : "Je suis venu
au Mexique pour rétablir l'équilibre et briser la malchance,
malchance intérieure (…) qui vient de moi"
[4]
.
En conséquence, pour Artaud, avec
le départ au Mexique tout
pourrait (re)commencer sous une autre étoile. Il s'agit donc
bien d’une expérience capitale afin de sortir de soi. Comme
l'écrit Daniel Odier, "utilisant le peyolt comme une
sarbacane, Artaud le Grand Porc de l'Aube pénètre dans
l'esprit en voyant la naissance du premier jour".
Pourtant ce voyage au Mexique s'il ouvre apparemment sur une naissance,
une vraie naissance tant de fois rêvé, va fermer, enclaver
le poète à l'intérieur d'un cercle mais un cercle
où tout se rejoint, où
tout semble le réconcilier avec la loi secrète de son
propre esclavage.
Pourtant, en un premier temps, à
celui qui porte sans cesse dans son écriture et dans son être
les germes d'un éclatement, le voyage au Mexique va offrir un
retournement. Pour Artaud en effet aller au Mexique c'est partir "à
la recherche d'un monde perdu"
[5]
, c'est répondre aussi à "l'appel
du néant"
[6]
mais pas de n'importe quel néant.
Ce voyage, ce déplacement initiatique va permettre non seulement,
comme l'écrit Francine Vidieu, "de prendre le bas pour
le haut, l'obscurité pour la lumière"
[7]
mais d'aller à la recherche d'un
lieu originel, un lieu que la vie terrestre ne peut que faire avorter
et qui le rapproche d'une Aurore de la "Réalité
Divine Suprême" comme
il la nomme. Dans ce territoire premier Artaud passe à travers
les hommes et l'espace pour parvenir à lui : "ce n'est pas Jésus Christ que je suis allé
cherché chez les Taharumaras mais moi même hors d'un utérus
que je n'avais que faire" écrit-il à Henri Parisot. Près de la montagne Tahamura il
pense s'approcher au plus près de son pur être débarrassé
(enfin) des forces masculines et féminines par
ce coït tellurique au sein "non d'une mère
mais de la MERE"
[8]
.
Dans "La culture éternelle du
Mexique" Artaud écrit : "je suis venu au Mexique
prendre contact avec les terres rouges"
[9]
. Terres emblématiques s'il en est
et dont la couleur est tout. Ces terres sont marquées du sceau
"du sang des sacrifiés, des victimes de la conquête,
rouges du soleil qui les brûlent"
[10]
. Et qui peuvent leur donner une liberté.
Entre le vert et le jaune "les couleurs opposées
de la mort (...) le vert pour la résurrection, le jaune pour
la décomposition"
[11]
c'est donc le rouge que l'auteur retient
des paysages mexicains. C'est par lui que surgissent un hymne sauvage et ample et un bouillonnement sourd qui semblent
avoir raison de son empêchement d’être puisqu’il
est à la fois prisonnier de lui-même et hors de son être.
Autour des forêts immenses, autour de ces forêts imprégnées,
la nuit, de chair de lune, le rouge semble donc indiquer une voie, et
permettre de retrouver une sorte de matrice nouvelle. Et la langue d'Artaud,
à travers cette couleur intense, pénètre la
tradition - sans chercher à la singer - pour une transfiguration qui fait resurgir un souffle oublié
et saccagé afin d'ouvrir à une joie d’être
enfin libre apparemment immense et dense. Comme il l'écrit dans
"Et c'est au Mexique" à travers les terres colorées
il peut "quitter l'ici pour fondre ailleurs,
fondre et se libérer"
[12]
et plus précisément encore
: "détacher la dernière petite fibre rouge de
la chair"
par le rouge de cette terre.
C'est donc à un hymne à la
joie, à l'extase métaphysique mais aussi quasiment physique
d’une liberté reconquise que convie le voyage au Mexique
là où une culture semble parler à l'auteur du plus
profond de la terre pour laisser surgir un savoir perdu. Entre la tourmente
et le rêve, cette culture
des âges premiers n'est plus pétrifiée, ensevelie,
mais renaît. A ce titre le livre des Tarahumaras
est bien plus qu'une trace, qu'une évocation, il ouvre l'horizon,
le soulève comme il soulève un temps le poète.
Une liberté neuve semble surgir, traversée de sa chaleur
rouge
[13]
et nourricière, comme si le lieu
devenait le creuset d'une nouvelle vie pour une ivresse inconnue, appelée,
le poète entre dans cette transsubstantiation particulière,
en cet amour éloigné des “ choses ” de sa propre chair et de son psychisme
entravé: "Pour moi, écrit Artaud, il ne s'agit
pas d'entrer mais de sortir des choses"
[14]
.
Le Mexique semble permettre à Artaud
de sortir de son auto-esclavage.
Il se remet à chanter, par delà la douleur, et ouvre à
un appel inoubliable. Il
touche à ce que Deleuze nomme “ la perception de
la perception"
et à ce que, selon Daniel Odier, "sa vie terrestre a
jusque là refusé de réaliser"
[15]
. Ce Mexique primitif
semble donc capable de renouer avec l'Un dans une sorte de matrice-phallique
où masculin et féminin sont réunis . Le désert
n'est plus un supplément paradoxal de matière mais un supplément d'âme. Il provoque un curetage, une vidange des
entraves intérieures. Pour une fois - et contrairement à
ce qui se passa lors de son voyage en Irlande - Artaud ne se sent pas
privé du monde et en absence de réalité. Il est
confronté à une exigence qui
le ramène à lui
en une sorte de liberté retrouvée au moment même où il dit pour un temps "adieu à l'impossible"
selon la formule
de Blanchot.
Aller au Mexique c'est ainsi se dégager
de son propre asservissement charnel qui l’entrave. Si Artaud
se voue à l'aridité d'une terre c'est uniquement afin
de courir le risque d'une révélation terrible mais attendue.
Le voyage au Mexique "finirait" ainsi le travail entamé
avec les Cenci. Il s'agit de débarrasser la matrice
de la tache de naissance, des vices de la chair et de l’esclavage
qu’elle enclenche selon l’auteur lui-même. Comme l'écrit
Marcelin Pleynet, la "matrice est remise à sa place",
elle est lavée - de
(presque) tout soupçon - mais il faut aller encore plus loin.
Et la fulguration des paysages mexicains, ce "théâtre
généralisé"
[16]
du Mexique permettent de concevoir un autre
curetage.
Les Tarahumaras renvoie donc à une sorte de scène
primitive, de lieu primitif. Ici, si rien ne finit, mais tout commence.
C'est ce que laisse entendre le texte de celui qui semble sortir des
ténèbres. Il accède à une nouvelle lumière, à de nouvelles
vibrations. Certes Artaud
parle de "cette introduction au néant"
[17]
mais
là "par dessous le néant s'élisent le bruit
des grandes cloches au vent" qui rappellent l'homme à la vie et non plus à
ses fers.
La vie n'est plus tenue à distance
et à travers ce voyage Artaud semble sortir du vide de la chair.
La terre n'aspire plus l'être dont elle se nourrit pour le capturer,
mais le renvoie à quelque chose d'intact et de libre. Le Mexique
représente cette matrice, vierge, productrice, germinative hors
tout "crachat"
pour que l'être soit racheté. Le Père (qui généralement
représente la loi dons des
règles et des prisons pour l’être) ne brandit plus un glaive ambigu, il est remplacé
- selon le Rite du Ciguri qui rappelle bien d'autres mythes primitifs
- par ce sorcier-esprit qui brandit sa râpe magique comme sceptre
de la vérité. Grâce
à son voyage au Mexique
Artaud rentre ainsi directement en rapport avec la terre vierge, la
terre lavée de ces
semences immondes qui ne sont que restes et cendres et pourrait renouer
avec une liberté (sans doute fantasmatique) mais rêvée.
Le Mexique offre au poète cette découverte originelle. Artaud est d'ailleurs explicite sur ce
point. Dans les Lettres
relatives aux Tarahumaras, il écrit à Paulhan qu’arrivé en plein coeur
de la montagne Tarahuma la terre s'ouvre à celui qui vit de manière
intensive ce qu’il nomme une "expérience organique"
riche de liberté. "C'est cette terre qui est mon corps"
[18]
qui
n’est plus ce "membre détaché d'une image
agie et vécue quelque part"
[19]
. Son corps appartient soudain à
une image neuve, une image primale. Cette image qui permet au poète
de s'écrier : "Je suis retourné à la terre"
[20]
et de croire sortir de douleurs atroces.
Par ce voyage initiatique quelque chose se rassemble. Artaud
lui-même parle plusieurs fois, lors de ce périple d'images
"rassemblées" qui permettent de "retrouver le
chemin" (ou
l'impasse). Et bientôt tout est en place, ce que confirme un passage des Cahiers du retour à
Paris : "tout sera présent en moi sans voyage et sans retour
en arrière"
[21]
. Avec le Mexique en effet Artaud croit
toucher bien à une matrice première, à une matrice
d'avant qui échappe à l'enfantement, au père et
à la mère, il touche à une image intacte qui n'aurait
plus besoin de matrice pour se révéler et qui ne le rendrait
pas esclave. Dans la matrice mexicaine Artaud
ne se sent plus pris dans
"les mâchoires d'un carcan"
[22]
. Il échappe à ce vivant honni
et n'a plus besoin de faire appel à la prière de Mathieu
dans le Nouveau Testament : "Veillez et priez pour ne pas entrer
en tentation" (26,
V. 41). Ici il fait table rase et atteint le but espéré
: "ne plus jamais quitter la membrane"
[23]
, mais pas n'importe quelle membrane : celle
d'une étrange matrice
puisqu'elle ne produit que le rien pour livrer Artaud à
sa liberté recouvrée. Cette membrane ne revient pas à
"tomber au néant mais à raffiner l'être de
l'être"
[24]
dans une entreprise de disparition-apparition
que les oeuvres dernières dans leur langage extraordinaire (à
tous les sens du terme) vont tenter de donner vie, de donner nom.
Dans un des textes complémentaires
à Suppôts
et Supplications
Artaud précise d'ailleurs
la valeur de cette matrice "ce qui parle en elle est le néant
indu" écrit-il.
Et il ajoute "je ferai du con sans la mère une
âme obscure, totale, obtuse, absolue"
[25]
. Le dernier langage est donc là
en amorce. C'est ce "con sans la mère", cette matrice pré-originelle que
l'auteur découvre sur une terre "sur laquelle aucune
civilisation n'aura jamais emprise"
[26]
, bref la terre vierge par excellence :
la terre plus que virginale et qui échappe à la séparation
des genres. La matrice ne sera plus "un gouffre de recommencement"
[27]
, mais le lieu du commencement.
"Je n'ai jamais cherché que
le réel"
[28]
disait Artaud. Et c'est ainsi le Mexique
semble lui permettre de le trouver ou de trouver peu à peu une
nouvelle manière de le parler dans ce qui peut représenter
une sorte de folie du sage qui va trouver son langage. Il surgit de
cette matrice paradoxale qui n'est pas auto-dévorante du moi. Grâce à elle il ne s'agit pas simplement de "perdre la viande" mais refuser la création par la sexualité.
"Non la membrane de la voûte. Non le membre" dit Artaud, mais ce "négatif"
neutre capable d'engendrer un monde, un autre monde qui appelle à la présence séparée
de celui qui en lui est le maître et le réduit à
l’esclavage.
C'est donc au Mexique que l'oeuvre prend
toute sa dimension, son "engagement" et sa transgression langagière.
A partir de là elle devient inaliénable, à la fois
fermée et ouverte, elle institue des formes inflexibles qui portent les stigmates
d’une présence qu'on
appellera "contre-nature" mais plus conforme à une
surnature (le surréalisme d'Artaud?). Toute l'oeuvre représente
alors un démenti
à la brutalité de la civilisation par une autre
brutalité : celle de l'émotion sonore intacte, intense.
Sortant d’un chaos elle ordonne ou moins laisse espérer
un autre ordre. Les Tarahumaras deviennent
ainsi le texte-clé où l'oeuvre se retourne sur elle-même.
Voit ainsi le jour l'espace de la transgression, de l'orée du
monde, de sa recréation dans ce mouvement qui permet de saisir
ce qui "couve" en donnant une identité entre l'espace
et le temps. C’est à ce seul titre que ce livre devient
le lieu du mouvement, le lieu où les choses mutent, contre la
captivité que l’on se donne et qui nous est donné.
C’est ainsi qu’Artaud avance dans sa superbe solitude et
son exigence. C'est là qu'il croit trouver le salut.
Ainsi par le voyage au Mexique tout se confirme
mais cependant pas comme l’auteur l’espérait. Tout
commence et tout finit. Tout finit et tout commence. Ce voyage est bien le seul voyage. Loin des "restes d'une utérine
douleur, affre d'affre de ses agonies
[29]
" le poète va "flotter" désormais
vers un ailleurs - où ce qui est pris comme tel - un ailleurs
qui est peut-être bien un centre essentiel que cerne cette "parole
errante"
comme l'a si bien compris Blanchot
[30]
. A partir de l'expérience mexicaine
l'écriture d'Artaud est
en résurgence, en expansion à partir de cette montagne lieu symbolique s'il en
est, mais qui, ici, ne marque plus l'arrêt d'une invasion mais
l'évasion des sens, la multiplicité des départs.
Ici la terre rouge expose son sang et à travers lui toutes
les transfigurations qu'Artaud relate dans sa prose vibrante. Ici s'écrit
"l'histoire de la genèse et du chaos"
[31]
où l'homme est à l'image
de Dieu : libre et non esclave et c’est sans doute pourquoi,
écrit Artaud, le
lieu "dissimule une Science". La science et la soif d'un savoir.
L'espoir est là. Mais pas le trop simple espoir d'un grand soir.
Celui plutôt d'un matin du monde. Celui qui porte en lui : la
liberté.
A travers le Mexique Artaud semble donc se lire et lire le monde
de manière nouvelle, semble se et le comprendre. Le Mexique est
donc bien le lieu où tout bascule. Et ce voyage reste le point fort d'une vie qui confirme ici
ses certitudes. Artaud va peu à peu leur donner libre court au
péril de sa vie. Oui, après les Tarahumaras Artaud n'écrit plus comme avant.
Le Mexique est ce shifter qui enclenche le mouvement majeur de l'écriture.
Elle la fait sortir de sa gangue sans pour autant que l’auteur
n’arrive à se sauver. Certes grâce au Mexique Artaud
ne se protège plus du monde, il croit s'en délivrer. Il
devient hors
du monde - qu'il apprivoise le temps de ce voyage - lui restituant cette
étrange intimité.
Mais ce que le Mexique déploie est
donc ce qui l'ouvre encore plus à la précarité
de l'existence, à une exigence fondamentale gage pourtant de
son “ infirmité ”, de son enfermement mais
aussi de son langage explosif. Et l'oeuvre à venir va finir le
travail : faire renoncer Artaud à sa propre origine pour une
autre origine où l'auteur
pourrait enfin affirmer un
Je libre et non plus Artaud, Arto, Le Momo. Par l'expérience mexicaine l'oeuvre
reste désormais une oeuvre d'origine.
Elle retrouve ainsi l'essence même du surréalisme, à
savoir ce qu'en dit Maurice Nadeau dans le neuvième paragraphe
des Documents Surréalistes : "le cri de l'esprit qui
retourne vers lui-même et est bien décidé à
broyer désespérément ses entraves". A travers cette expérience unique,
comme le précise Georges Bataille, Artaud parvient "à
l'ébranlement et au dépassement brutal des limites habituelles,
il touche au cruel lyrisme coupant court à ses propres effets,
ne tolérant pas la chose même à laquelle il donne
l'expression la plus sûre"
[32]
. Ce Voyage est donc d'une certaine manière
l'embrayeur définitif qui engage l'oeuvre vers ses derniers états.
"Voyager est une famine jamais assouvie
de récoltes"
[33]
. A qui cette formule peut-elle mieux convenir
qu'à Artaud? Son voyage au Mexique propose une expérience
hors limites mais pleine des famines à venir. Il annonce l'éclatement
du langage qui germe dans cette fascination de l'auteur, dans cette
dangereuse épouvante de la terre rouge. Il trouve là les
prémices d'une langue "maternelle" (mais le mot convient-il
pour Artaud?) dans la cruauté du sang. Il trouve là ce
qui confirme sa "folie". Il peut enfin s'ancrer dans une matrice,
se dégager des limites de l'occident. Le Mexique devient ainsi
le vrai théâtre mais, malgré tout et sans qu’il
en ait conscience, entrer
en ce pays c'est à la fois ne plus sortir de soi et ne plus y
être. C'est être l'autre de l'autre auquel il va falloir
à tout prix donner et une langue et un nom. Un autre de l'autre
qu'il faudra – faute de mieux - défendre, qu'il faudra
protéger. L'oeuvre ira en ce seul sens jusqu'au bout. C'est pourquoi
Artaud ne peut que revendiquer sa "folie", sa
folie comme seule vérité inaliénable.
Ainsi Artaud n'est pas vraiment victime
du Mexique. En épousant cette matrice, la plus vierge des mères,
il se reconquiert quelque part. Il assure sa propre vérité
par cette "réalité organique"
[34]
que représente le Mexique. Ici le
"vers quoi" et
le "à partir de quoi?" qui fondent selon Henri Thomas l'expérience de Artaud
trouve leurs racines. A ces deux "quoi" le Mexique donne la
réponse : un rien, mais un rien qui est tout. Ce rien qui fait
tenir l'intenable, qui fait que l'oeuvre n'est pas une plainte mais
une revendication majeure
[35]
. De et par le Mexique naît le langage,
le dernier langage. Même si d’une certaine façon
l’auteur en meurt retrouve ses entraves.
Chez Artaud, le langage terminal et dans
ses passages les plus achevés flotte. Il flotte librement. “ Ce
ne sont plus que des points semés sur la page ”
[36]
à
travers des lignes fracturées, en suspens dans le mouvement quelles
créent et qui “ bouscule le souffle ”
[37]
et le fait surgir en suspendant le discours admis au moyen
d’une litanie de mots que l’auteur expulse non en une sorte
de simple vidange mais de création puisque ce qui sort change
: “ le oukente Kaloureno Kalour Kerme Klemdi ”
[38]
écrit ou plutôt éructe
l’auteur en une érudition qui tranche et ouvre un droit
de cuissage sur la langue.
Ainsi à celui qui ne croit plus “ aux
mots / à la vie / à la mort / à la santé
/ à la maladie : au néant / à l’être
/ à la veille / au sommeil / au bien / au mal ”
[39]
, à celui qui “ croit
que rien ne veut plus rien dire et que tout depuis toujours d’ailleurs
n’a jamais cessé de me faire chier ”
[40]
la simple vidange ne suffit plus. L’expulsion
prend une autre facture afin de faire oeuvre à part entière.
Et si Flaubert avait su “ gueuler ”
de manière expérimentale, Artaud donne forme à
un espace à la fois phonique et graphique. Toute cela parce que
contrairement à l’auteur de “ L’éducation
sentimentale ”, Artaud en a fini avec les sentiments et un
certain langage : “ je ne veux pas du vague capital, je
ne veux pas du précis extérieur lingual ”
[41]
précise celui qui va reconstruire
une langue vivante. Le supplicié du langage avance ainsi à
travers un corpus qu’il invente en écorchant et en la transformant
en celle du supplicié en son ultime retranchement, en son dernier
théâtre écrit de la cruauté.
Ce qu’Elvelyne Grossman dans “ Artaud/Joyce,
le corps et le texte ” (Nathan) appelle la “ glossolalie ”
représente surtout la métamorphose à travers laquelle
l’auteur ne fait pas seulement danser la langue mais sauter ses
verrous en un drame phonique du corps et de l’esprit. Par delà
l’arthrose des mots et des rouages syntaxique, une telle écriture
phonique devient de qui décoince la langage à travers
des accrocs. Ils sont soudain capables de devenir la “ machine
à briser les liaisons de l’être ”
[42]
ainsi que les liaisons qui lui servaient
jusque là à (croire) communiquer de manière servile
donc à incommuniquer. Ne demeure que ce qui écorche la
langue au moyen de jaillissements, sortes d’explosions vocales
qui déchirent la linéarité du discours.
Artaud a cherché de tells scansions
“ illisibles ” “ syllabe par syllabe, à haute voix,
en travaillant ”
[43]
. On peut bien sûr, comme le propose
Evelyne Grossman, s’amuser à décoder un tel langage.
“ Lau scam da lau ” n’est par exemple pas loin de “lo
scandalo ” de l’italien, et sous son “ maumau ” se cache Artaud lui-mêrme, le Momo.
Mais ce serait là lire
un tel langage par le petit bout de la lorgnette et il faut, à
l’inverse, se laisser envahir par ce flux de séries dévastatrices
de pulsions, par leur musique qui conjugue toutes les formes de colère,
de haine et de révolte. il faut se laisser prendre à cette
“ olophénie musicale ”
[44]
, cette trépidation de forme épileptique
du verbe.
Ne restent en effet que ces syllabes et
ce syllabus émotif , rongé, travaillé et retravaillé
et qui à l’inverse d’un langage infantile ou à
un retour à une
babélisation de la langue. Nous sommes confrontés à
un fatras non d’immondices mais de pulsionnel reconstruit, d’infra
ou de supra langage remonté et remodelé qui ouvre à
une autre lisibilité et autre cartographie du réel.
Surgit un langage pourrissant mais puissant
visant à exprimer autrement que de manière chronologique
et univoque. En un tel langage Artaud peut affirmer : “ je
me vois naître comme chaque fois que je danse ou crie ”
[45]
car de tels écrits deviennent cette
prolifération et cette profération persistantes qui percutent
les énonciations reconnaissables et qui s’excluent du jugement
des pères et de celui de Dieu. Ces derniers sont évacués
des lois hybides d’un corpus où eux-mêmes perdent
leurs repères et leurs lois coutumières.
Artaud devient à ce titre rien d’autre
qu’un mécréant, que le mécréateur.
Repris et corrigé sans cesse son langage en ce déferlement
prend de court, saisit, fait jaillir sous ses apparitions des conséquences
nouvelles. Seuls avant lui Rabelais, Lautréamont puis Joyce se
sont risqués en de tels chants de violence prenant à rebours
l’admissible et l’hypocrisie sociale en son discours établi
au risque sans doute de se perdre tant l’horreur de l’écorchement
révulse le bon entendeur qui s’y frotte et s’y pique.
Un tel spectacle sanguinaire - fort éloigné pourtant
du grand guignol grotesque -
affronte le monde et ses représentations sur la scène
de l’écriture. Le désaccord musical d’Artaud
déjoua ainsi la rationalité du discours afin que l’être
recouvre sa liberté. Artaud en effet ne veut pas réinventer
un langage afin que ce dernier soir dupliqué. il veut “ simplement ”
lutter contre les étouffements en creusant syntaxe et langage
en mettant en mal ce que Prigent dans “ Le langage et ses
monstres ” nomme le “ caveaubulaire ”. La langue n’est donc plus avatar,
dérive mais cas d’anti-école. Chacun doit réapprendre
à lire et à écouter en sortant des “ mots
(qui) sont cacophonie et de la grammaire (qui) les arrange mal ”
[46]
.
Jouant sur ses échos sonores, le
langage de l’auteur des “ Ecrits de Rodez ”
équarrit, élague, devient vertical - bien plus que la
poésie de Juarroz qui se définit pourtant de la sorte.
Artaud maintient le langage ouvert et proliférant en abîme
de sens puisque ce dernier ne “ prend ” plus,
ne se caille pas, ne se cale pas dans la langue : à l’inverse
il bande et débande, débonde tel l’être “ affet
enofed, tanofed, onnfect, elipsi ”
[47]
. Sur la langue morte; sur la vénérée
langue maternelle et maternante et putain, sur la langue des Los, l’auteur
fait donc ses besoins qui ne sont pas de simples déjections mas
les affects nécessaires à l’éclosion d’un
autre son de l’être.
Le corps, en ses fins ultimes, tente donc
de se refaire une santé de dedans là où ça
bouge encore un peu, où ça le soulève tant que
faire se peut. Alors le langage vagit et rebâtit des sas cendres
car il n’est plus soudain grevé et perclus de gangrène. Certes, et c’est le pris à payer, il demeure difficile
d’accès - d’où l’indifférence
relative dans laquelle l’oeuvre est encore tenue. Artaud le savait
et reconnaissait que tout vrai lange reste “ inidentifiable ” mais contre le corps mort de la langue
celui-là se met encore à exprimer, à expulser ce
que le corps peut faire sortir en son estomac de misère. Ce langage
nous parle autrement en ses engrenages, ses grains car ils qui perdent
enfin ce que l’écrivain sacrifié nomme le “ granit
officié ”
du langage des docteurs et des maîtres.
[1] O.C., XXII, p. 241. [2] cf. Daniel Odier, "La nuit marche sur la nuit, voyage au pays des Tarahumaras, voyage en Irlande", Planète plus, 1971, p. p. 83-96 [3] "Le Mexique et la civilisation" in Les Tarahumaras, Décines, L'Arbalète, 1963, p. 159. [4] Lettre à Barrault, ibid., p. 152. [5] Antonin Artaud, Dessins, p. 22. [6] "Tutuguri" in Les Tarahumaras, op. cit., p. 93. [7] Francine Vidieu; Lecture de l'Imaginaire des oeuvres dernières d'Antonin Artaud, Thèse de Doctorat, Université de Savoie, 1995, p. 400. [8] Lettre à Henri Parisot, du 7 sept. 1945, Planète plus, p. 95. [9] OC, XII, p. 71. [10] Francine Vidieu op. cit., p. 115 [11] Lettres relatives aux Tarahumaras, IX, p. 125 [12] "Et c'est au Mexique" in Les Tarahumaras, op. cit., p. 120 [13] L'importance de la couleur est, on peut le rappeler, capitale chez Artaud : "Pas d'événement de l'histoire qui ne soit mêlé à une couleur" écrit-il du Mexique (OC, VIII, p. 193°.. [14] "Et c'est au Mexique", op. cit., p. 119. [15] Daniel Odier, op. cit., p.89. [16] Marcelin Pleynet, "Excès théâtre - Artaud" in Art et Littérature, Paris, Le Seuil, 1977, p. 190. [17] Les Tarahularas, OC, IX, p. 73, 74 [18] OC, XIX, p. 46. [19] OC, IX, p. 122. [20] Les Tarahumaras, IX, p. 112 [21] OC, XXIII, p?285 [22] OC, IX, p. 59. [23] OC, XXII, p. 224. [24] OC, XVII, p. 99. [26] OC, IX, p. 100. [27] OC, XVIII, p. 269. [28] OC, Nouveaux écrits de Rodez, XX, p. 271. [29] Lettre à Henri Parisot, IX, p. 227. [30] Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1955, p. 51. [31] Idem, p. 46,48. [32] Georges Bataille, Le Suréalisme au jour le jour, in Oeuvres Complètes VIII, 1976, p. 182. [33] Alain Qualle-Villégié, Revue d'Exotisme, n° 18, Mars 1997. [34] Camille Bryen, Revue K, n°2 repris in Obliques n°10-11., Artaud [35] Cf. témoignage de Henri Thomas sur Artaud in Revue Obliques 11-1, p. 253. [36] A . Artaud,Oeuvres Complètes, tome XXI, Gallimard, Paris, p. 26 [37] Ibid. [38] O.C., tome CCVI, p 46 [39] Idem, (XXIV, 19 [40] Ibid, p. 20 [41] O.C., tome XVI, p. 291 [42] O.C., tome XXIV, p. 339 [43] Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Gallimard, Paris, p. 113 [44] O.C., XX, p 4. [45] O.C., XXY, p. 296 [46] O.C.,XXVI, p. 65. [47] O.C., XXI, p. 30
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