BONJOUR INGRID : LATREMBLANTE DU MOUTON



Les Dieux sont muets. Or paradoxalement ce sont - héritiers des sirènes de plus antiques engeances - avec leur voix qu'ils attirent et séduisent. Mais pas n'importe laquelle. Les loups, à savoir les pires des hommes qui les utilisent à leur profit, les sonorisent en les mettant en bouche de leurs auditeurs et auditrices promus souvent au rang de saints et saintes. Toutefois ces "transfugeurs" sont triés sur le volet. Si les voies de dieu sont impénétrables il n'en va pas de même pour ses voix.


Généralement les délégués des dieux sont des esprits plus faibles que sains (souvenons nous du fameux : "heureux les pauvres d'esprit") élus pour leur schizophrénie particulière. Elle leur fait confondre et séparer à la fois le souffle angélique de la chair et la voix charnelle de l'âme. Il n'est en effet que les pires sourds à la raison pour entendre les voix divines. Toutefois, encore faut-il que les "percepteurs" soient légitimables : ne sont pas Jeanne d'Arc ou Bernadette Soubirou qui veut. Il leur faut la laine d'un vêtement, la coquille d'un crâne; l'haleine d'un timbre suffisamment présentables afin d'être avalisés par ceux dont ils vont devenir les pions capables d'aller à dame ou les pièces d'échiquier capables de la diagonale du fou la plus performante.

Pour le chant des oiseaux à l'oreille d'un Saint François d'Assise il convient de parer le futur élu des plumes adéquates. La lumière insultante de la divinité baigne ainsi ceux dont la vie humble de tous les jours devient le creuset d'un grand spectacle. Fellini en a donné une image géniale dans l'un de ses films en montrant non seulement la scène de vision mais la mascarade médiatique qui sous-tend l'escroquerie idéologique.La Voix prend, pour se faire entendre, la figure de la pureté dans un acte de pédophilie mystique par lequel le vieux Dieu vient réveiller les corps las. Ce dernier reste le soleil que l'œil écoute à travers celles et ceux qui le voient et lui renvoient par contre coup leur lumière d'en-bas. Champ contre-champ en quelque sorte. Cinéma muet et cinéma sonore avec voix off particulière. Le spectacle est vieux comme la religion donc comme le monde.

Tout dépend en effet de celui ou celle auquel ou à laquelle Dieu s'adresse : à savoir l'interlocuteur, l'acteur qui va devenir la figure souveraine de son absence et à laquelle celui-là donne une présence. L'"habité" tournant les yeux vers le lieu où les autres ne le voient pas offre ainsi la certitude de son existence. C'est pourquoi son casting reste capital. Ame crue, chair blanche, l'élu(e) doit receler en lui la faiblesse qui se dérobe à la puissance dont il va devenir à son âme défendante le vecteur social. Le voici image de Dieu. Car ceux qui le médiatisent savent que toute image est décevante. C'est pourquoi Dieu n'en a pas. Il lui faut donc une image par défaut; l'image d'une autre image.C'est pourquoi sont choisis pour son apparition des images simples, pures et  enfantines. Enfants ou jeunes filles qui passent leur temps en compagnie des animaux au milieu de la nature sont les vecteurs idéaux. Bergères et bergers deviennent les images rêvées. Au détour d'un chemin ou au fond d'une grotte ils vont découvrir Dieu lui-même ou plus souvent, dans notre tradition catholique, la mère des mères. Celle-ci aime ses enfants de manière insensée.

Quoi de mieux donc pour exciter un supplément de foi ? La mère (vierge de surcroît) tenant son enfant au centre du monde, tient le monde au centre de son cœur "offrant". Elle nous tient donc. On ne s'en délivre qu'en ne lui résistant pas, qu'en portant la brûlure de son amour partout dans le monde dont elle devient sinon la Mère du moins la Régente pour ceux qui
l'ont replacée en un moment de l'histoire où la religion prend du plomb dans l'aile.Ingrid Betancourt est à ce titre la Mère (devenue) parfaite. A l'origine on lui avais appris qu'il y avait un rang pour chacun. Elle y a cru. Comme elle croit (peut-être) aujourd'hui que nous ne serons bien rangés qu'au paradis ou en enfer et qu'il faut attendre le jour où elle sera serrée au sein de son dieu comme un sou au fond d'une poche que la pureté laissera l'impur dehors. Hier elle rêvait de puissance : elle paraît avoir trouvé aujourd'hui un plus grand rêve comme si l'exil et la foi avaient réveillé une vie dormante.


A-t-elle trouvé la vie, toute la vie ? Est-ce vers elle qu'elle part, combat, sert, telle une nouvelle Jeanne d'Arc ? Apparemment, elle semble vouloir laisser ses derniers vêtements. Mais un doute est permis. La Reine n'avance pas nue. Ne la tient-on pas par ce qu'on lui offre ? Si d'un côté la vie serait sa seule épouse sur la terre pauvre, d'un autre une phrase d'un Evangile décide du choix de ses vêtements : il en faut et suivant la saison et le lieu ils ne font que changer. Au treillis d'hier fait place la robe d'un couturier à la mode.A ce titre Ingrid Betancourt semble guère comparable à la fille de négociant en belles étoffes qui portait une tunique de mauvais drap et pour ceinture une corde.

Il est vrai que nécessité fait loi. Accordons lui un sursis afin de voir ce qui se passe. Laissons lui le privilège du doute pour savoir si c'est une nouvelle sainte que les pouvoirs nous offrent et afin de connaître si la sainteté est encore ce qu'elle était.
Pour l'heure donc : attendons. Mais Souvenons-nous : c'est lorsque Nietzsche a annoncé "Dieu est mort", qu'on a vu en tous les points de l'Europe refleurir les Apparitions. Il convenait, face à la montée du positivisme, de placer et replacer le monde dans l'intensité d'une origine qui ne soit pas le Chaos. Un centre devait être remis entre les mains d'une mère immense, démente, soucieuse de sa progéniture et éternellement éprise de son éternité. A un moment où - de cette invention humaine, de cette vieillerie de Dieu, de sa vieille bougie se consumant dans le noir des siècle, de ce feu follet - on pouvait estimer ne plus savoir que faire dans notre début de millénaire, une ré-injection devait avoir lieu.

Sans elle, un risque "idéologique" planait et risquait de restreindre le  pouvoir de ceux qui nous gouvernent. Et elle venait inoculer un contre poison à la peur irrationnelle que Malraux avait devinée en lançant sa fameuse phrase "Le XXI ème siècle sera métaphysique ou ne sera pas". C'est pourquoi le modèle le plus sommaire de la métaphysique - à savoir l'incarnation divine - garde plus que jamais de beaux jours devant lui . Au moment où une crise (pour la première fois mondiale) embrase le monde, on sent déjà combien la légèreté nous fait horreur. Certes le monde séculier se disperse encore dans les joies de  la consommation. Mais celles-ci sont accordées plus que jamais aux plus que nantis parmi nous.

Une nouvelle féodalité s'instaure. Le monde à nouveau se scinde en un partage par la richesse. Le coffre-fort et le goupillon s'allient à nouveau. Ceux qui possèdent savent combien, pour conserver leurs privilèges, il faut remplir à nouveau églises, temples, mosquées, etc afin de protéger leurs escarcelles en permettant aux perdants l'espoir de la douceur éternelle dont ils ne peuvent jouir ici même, ici bas..Certes, en des temps plus "bénis", nous avons cru trouver dans le sexe  une transgression qui jusque là n'avait jamais été permise. Mais Sida aidant tout rentre (malgré quelques remugles et signes persistants de l'ordre du fantasme) dans l'ordre. Certains croient encore au sexe et à l'économie, d'autres à la culture et à l'art. Mais tous savent que cela ramène de gré ou de force devant la seule égalité : celle de la mort. C'est pourquoi on nous fait croire qu'il faut nous remettre de nos erreurs et replacer nos montres à l'heure des divinités atemporelles.

Nous avons cru grandir et devenir adultes, mais notre mort et même notre luxe (si minime soit-il) apparaissent tels de mauvais conseillers : ce sont des dieux, des vrais qu'ils nous faut encore et toujours. Et pas seulement ceux que réclamait Charles Dullin : à savoir des dieux de théâtre. Il nous faut encore de la bougie tremblante dans le noir, de la pauvreté de Dieu, du grésillement de lumière dans la lumière.Ceux qui nous gouvernent le savent. Dans le murmure, du silence au silence, des nouveaux Saint françois d'Assise dialoguent avec les oiseaux, de nouvelles Saintes Agnès de Foligno savent que leur prince céleste viendra. Amoureux et amoureuses de l'Amour surgissent afin de nous montrer la voie en entendant pour nous la Voix. Elle est encore
faible. Mais que fait Ingrid Betancourt sinon  nous la montrer et la transmette ? Elle nous fait entendre son balbutiement éclatant et éclairant. Voilà un exemple de celle qui sert un maître qui la comble, qui la comble mille fois comme dans un autre contexte mille vierges attendent déjà au sein d'un autre paradis d'autres fous de Dieu.

Malraux avait donc raison : le XXIème siècle risque d'être sacrément métaphysique. On entend par ci, par là des phrases définitives : Dieu reste ce que savent les enfants (qui ont bon dos) et ce que les adultes ignorent . Ou encore : un adulte n'a pas de temps à perdre pour nourrir les oiseaux. C'est donc en voyant sur la couverture des journaux la joie lumineuse d'Ingrid que certains comprennent à nouveau ce qu'on appelle une image sainte. Reste à savoir si l'on veut, face à elle, joindre les mains ou les laver.L'histoire est vieille comme le monde, le pouvoir traite de la main à la main avec l'éternité supposée. Il y engage jusqu'au dernier sou de son âme pour préserver ses prérogatives temporelles. D'un côté la fausse monnaie, de l'autre l'amour du monde. C'est dire ce qu'il en est de ce dernier… Ceux qui possèdent disent aux autres : soyez riches de tout ce que nous n'avez pas et de ce que vous n'aurez jamais. Sans le savoir, ils ne pourront jamais mieux dire. Au sein de ce qui pour eux n'est qu'un mensonge, ils affirment que le monde de l'esprit n'est que le monde matériel enfin remis d'aplomb.

Reste à savoir si une image pieuse - telle qu'Ingrid Betancourt - a compris que dans le monde de l'esprit c'est par la faillite qu'on fait fortune. N'est-ce pas là accorder trop de crédit à une image (fût-elle pieuse) ? Un sérieux doute est émis. Pas sûr qu'une telle égérie élevée au rang de martyr renonce à tenir sa boutique et ne continue pas la vieille histoire dont elle reste l'héritière. Sa famille était dans le commerce des valeurs bourgeoises et son père était un prélat laïque gavé de bel encre. Ayant cuit longtemps son pain aux enluminures de la richesse de ce monde il n'est pas sûr que la fille ose le pas au delà, déserte et abandonne sa place. Sera-t-elle de celles qui osent dire : des choses je ne connais plus que le prix et je m'en dépouille devant tous les gens de bien. Je m'en vais nue comme un brin d'herbe, comme une première étoile dans le ciel noir ? C'est tout le mal qu'on lui souhaite. Mais peut-être ne fera-t-elle que vieillir.

Jean-Paul Gavard-Perret

 

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