Nouvelles pratiques / nouvelles poétiques

 


 
1- Keyboard study # 2 en boucle dans la voiture

 

Voici une petite scène nocturne à la fois réelle et synthétique. Elle s’est passée presque telle que je la raconte, et par la suite m’a donné l’impression de se reproduire très souvent dans la vie concrète, lorsqu’on a à affronter quelque chose de nouveau en art tellement bien que son souvenir est devenu pour moi comme une sorte d’emblème puis une clef d’analyse. C’était le début du matin, un hiver il y a peut-être six ans. Nous étions trois dans une voiture sur l’autoroute, Laurent C. qui tenait le volant, mon ami Raymond M. et moi-même. Nous allions vers le Sud : Raymond et moi pour entendre Ivo Pogorelich jouer on ne savait trop quoi à L’opéra de Marseille, Laurent pour ses affaires. La route était monotone, et plus personne ne causait. L’attention de Laurent commençait à fléchir. C’est alors qu’il mit en boucle Keyboard Study#2 de Terry Riley. Le disque venait de sortir, il s’agissait du premier enregistrement commercialisé de cette pièce et pour Raymond et moi, d’une première audition de l’oeuvre. J’avais pu constater que dans de telles situations —quand on n’a rien d’autre à dire — on se laisse aller à prononcer des jugements de goût, voire à défendre des positions esthétiques bien définies et parfois même à polémiquer autour de grandes conceptions générales de l’art. Ce qui s’est passé là était différent. Au bout de 30 mn ininterrompues de Riley bouclé, des objections sortirent abondamment des lèvres de Raymond, accompagnées de marques bien nettes d’agacement. Cependant malgré leur profusion et leur caractère tranché, la teneur des arguments était assez mince : ils peuvent se résumer peu près comme ceci : « je ne comprends pas comment on peut produire une telle œuvre : à quoi peut-elle bien servir ? Qu’est-ce qu’on peut bien en faire qui nous importe ?»
Raymond fait partie de ces gens dont le goût musical est, disons, « formé » ce qui signifie qu’il dispose de compétences pour apprécier au moins les œuvres musicales consacrées par les institutions qui lui ont permis d’acquérir ces compétences. Au moment où il écoutait Riley, il savait très bien que dans deux jours il saurait reconnaître comme de la musique pour piano ce que jouerait Pogorelich, et même qu’il saurait reconnaître comme une interprétation hautement artistique l’interprétation de Pogorelich. Il savait aussi qu’il saurait comment se tenir pour apprécier cette interprétation, comment et sur quoi, immobile, dans le silence général, concentrer son attention, pour percevoir l’effet acoustique du moindre geste par exemple, établir, donc, une distance esthétique grâce à quoi sa relation à l’objet interprétation serait isolé du monde et totalement investie dans la recherche d’une satisfaction en soi. J’ajoute qu’on peut faire le pari que si Laurent avait passé, la Suite Anglaise n°2 de Bach par Pogorelich, Raymond aurait pu trouver dans notre contexte autoroutier quelque chose comme un équivalent des attitudes esthétiques du concert que je viens d’évoquer : il aurait soustrait les bruits parasites, corrigé le timbre minable du vieux poste, rétabli mentalement le volume correct de l’instrument. Du coup une appréciation, c’est-à-dire, un usage acceptable de ce morceau enregistré lui aurait été possible. Peut-être pas des heures en boucle mais en tout cas assez longtemps. Cela pour dire qu’en l’occurrence Keyboad study#2 posait un problème particulier que je redécrirai ainsi : il était impossible de lui associer dans le contexte automobile le comportement qui couramment permet d’activer les œuvres classiques pour clavier et d’en profiter. Rien n’aidait d’ailleurs à se représenter un contexte d’usage originel ou «référenciel» à partir duquel il aurait été possible de reconstituer « la bonne façon » d’écouter : cette étude, telle que nous l’entendions n’existait, aux dires même de son exécutant Steffen Schleiermacher, que sur ce disque : elle était impossible à jouer ainsi sur une scène, ni d’ailleurs dans aucun endroit réel. Schleiermacher l’avait bricolé comme ça avec un copain expert en informatique de studio et pas mal de machines.

Les questions de l’usage (« qu’en faire ? ») et de la finalité (« à quoi ça sert ») se présentaient alors comme sous-jacentes à tout jugement de goût et même à toute appréciation sensible. Raymond avait bien saisi que la study#2 jouée sur ces synthés, ne pouvait en aucun cas prétendre aux mêmes fonctions que, par exemple, la suite anglaise interprétée à la moderne sur un Steinway méticuleusement choisi, mais, en l’absence d’une fonction attribuable à la pièce de Riley, son fonctionnement restait, pour mon ami, comme incompréhensible. Quelque chose manquait pour l’activer. J’ai par la suite, chez moi comme chez mes proches, souvent observé ce genre de blocages. Ils se manifestaient toujours par l’expression de telles questions, et j’en ai déduit que lorsqu’on se rend compte qu’une œuvre ne répond pas bien à un usage normal, par exemple une attitude esthétique conforme aux habitudes, sollicitant un protocole cognitif ou d'attention interprétative acquis, tout commence pour nous par ce premier acte interrogatif. Celui-ci a lieu avant même qu’on en arrive à se demander ce que vaut l’œuvre, très souvent lorsque les opérations mentales d’appréciation, parfois immédiates et réflexes que nous y appliquons nous ont laissé dans l’insatisfaction. Ce qu’on appelle le « nouveau » dans les arts d’aujourd’hui est, il me semble, ce dont le surgissement à de forte chance d’entraîner ce genre de perplexité : je ne sais pas à quelle fin, ni comment l’activer. Et même, je ne vois pas dans quel sens mener une enquête qui me permettrait de m’acheminer vers une hypothèse satisfaisante concernant le comportement adéquat à adopter afin que cela prenne pour moi le moindre sens. Défini ainsi, j’en déduis qu’il est assez vain de chercher à théoriser la compréhension du nouveau artistique dans le cadre d’une ontologie de l’art car la stupeur questionneuse qui le caractérise se manifeste alors qu’aucune attitude esthétique a priori ne semble convenir. Et tant que je reste sans réponse à ces questions de finalité et d’usage, l’objet me reste comme un rien.

Ne pas savoir "à quoi ça sert" c’est être à court d’idées concernant la pratique de l’oeuvre, ce qui signifie qu’on ne sait pas comment intégrer l’objet dans un contexte pratique ou encore comment connecter cet objet à d’autres objets en y appliquant une technique satisfaisante. C’est en tout cas ce que la suite de l’épisode nocturne m’a fait penser. Car quand Laurent a commencé à répondre à Raymond que pour sa part il aimait cette Keyboard study#2 parce qu’elle possédait une sorte de pouvoir énergétique et, passée sans interruption, lui permettait de ne pas dormir au volant la nuit dans la monotonie des camions successifs doublés un à un, l’étude est devenue pour tout le monde une pièce à la fois compréhensible et acceptable : elle s’est mise à prendre du relief dans cette fonction. Non seulement ses propriétés fonctionnelles ont surgi mais aussi, corrélées à celles-ci, la pertinence d’une forme, et partant, des raisons (donc des moyens) de l’apprécier (ou au contraire d’en suggérer les faiblesses) : l’œuvre était comme apparue dans de ce contexte pratique. Ou inversement et peut-être plus justement : la désignation d’un contexte pratique possible l’a fait apparaître comme forme.

J’en suis venu à penser ensuite, de manière plus générale, qu’il serait probablement plus satisfaisant de concevoir le fonctionnement des objets artistiques ou poétiques comme connectés à la vie politique au sens large (c’est-à-dire des pratiques sociales vitales), que mieux valait cesser de les décrire comme des mécanismes autonomes ou essentiellement liés à un contexte de référence (les conditions de leur production ou de leur conception «pure », de leur « exécution idéale » ou encore de leur lecture « savante »). Car persister dans ce sens nous prive toujours de comprendre, pour notre usage, et l’intérêt et la fonction de travaux inhabituels.  Je me suis mis alors à essayer de trouver des manières de les décrire comme des « instruments » ou des « outils» ce qui a impliqué de les considérer comme des outils appartenant à un ensemble complexe d’autres outils. « Un outil en toute rigueur cela n’existe pas », fait remarquer Heidegger. Son mode d’être est celui du renvoi, ou de la connexion technique aux autres instruments avec lesquels il fonctionne et qui détermine sa forme : je ne peux pas penser le fonctionnement du marteau sans le connecter au clou et à la planche, à la main, etc. et en général je ne connecte pas le marteau à la seringue. La limite d’un ensemble d’instruments est donc définie par le type d’usage que permettent, considérés ensemble, les instruments qu’il contient ; et d’autre part c’est du fait de ce renvoi global et continuel pour un usage que se dessine et s’améliore la forme de chaque outil. Reprenons l’exemple du marteau et imaginons qu’un outil qui lui est lié disparaisse, par exemple le clou, ou encore que j’ignore simplement son existence : c’est alors l’usage de mon marteau qui me devient difficile voire impossible et l’existence de la totalité d’instruments structurant cet usage qui risque fort d’être anéantie. Lorsqu’un outil ne fonctionne pas, qu’il ne trouve place dans aucun usage donc dans aucune totalité d’outils, c’est sûrement parce que je méconnais un instrument de cette totalité. Pour que je puisse utiliser un outil donné, il m’est donc nécessaire de disposer d’une vision globale assez précise des instruments auxquels il puisse être connecté pour former une totalité d’outils. Lorsque Laurent désigne le pouvoir énergisant de la Study#2, ses paroles peuvent être considérées comme l’outil qui nous manquait dans cette situation nocturne-automobile.

L’idée d’un fonctionnement artistique autonome, d’une réception auto-suffisante, « désintéressée » de la vie, qui caractérise l’esthétique moderne renvoie toujours en définitive à un enchevêtrement de pratiques politiquement et économiquement intéressées. D’abord, parce que l’activité artistique est toujours liée à l’acquisition d’une compétence, qu’on l’envisage du point de vue productionnel ou réceptionnel : la pratique artistique est intrinsèquement dépendante d’une économie éducative. Ensuite parce que la relation esthétique est toujours associée en bout de chaîne à une finalité d’ordre politique : à une thérapie sociale ou encore à la préservation d’une zone insoumise aux intérêts divers et dans laquelle une critique de la vie peut se concevoir. Enfin parce que la réalisation de ces finalités nécessite à chaque fois l’usage de techniques et d’instruments institutionnels, l’objet-notion livre de l’espace littéraire et éditorial, mais aussi les machines de spectacularisation plus ou moins discrète comme la salle de concert, le musée, la scène. L’art qui fonctionne dans le cadre de cette idéologie séparatiste et, de fait, dans des univers séparés (aujourd’hui encore, la plus grande partie de l’art visible, enseigné, médiatiquement accepté) a toujours établi des connexions entre ses produits et de telles techniques ou instruments, ne serait-ce que parce que sans elles ces produits seraient pour les artistes et les consommateurs de cet art proprement inconcevables. Mais la spécificité fonctionnelle de cette économie artistique est d’avoir rendu ces connexions invisibles ou hypocrites. Elle les a naturalisées au cours d’un long travail philosophique, largement relayé par les institutions du monde de l’art, au cours duquel elles ont été reconstruites de manière à sembler presque aller de soi et appartenir à l’essence de l’art et du comportement artistique. En faisant ainsi disparaître l’enchevêtrement d’actes économiquement intéressés et, en idéalisant les techniques de la perception et de la compréhension, on a réussi à normaliser l’idée de distance esthétique. Le travail de saisie d’une forme peut alors tautologiquement se redécrire comme une question d’attention perceptive focalisée sur des types sémiotiques naturellement limités (densité syntaxique et sémantique, saturation, etc… pourvoir de représenter « un monde »…) : précisément ceux incarnés optimalement par les formes d’art consacrées dans les territoires de l’art qui ratifient cette reconstruction théorique, et où s’exercent quasi inconsciemment les techniques d’interconnexion hypocrite.

Penser l’action directe des œuvres, ou concevoir des œuvres à action directe, comme j’essaie de le faire c’est décrire ou imaginer des modes de connexions à des pratiques qui ne soient pas uniquement hypocrites. Plus précisément, c’est penser l’activité poétique en tant que connexion non hypocrite de pratiques énonciatives variables. Ce qui implique non seulement que soit abandonnée l’idée générale que la compréhension d’une œuvre relève d’une relation esthétique, « distanciée » du sujet-lecteur au texte, mais surtout qu’un genre d’investigation neuf soit inventé pour définir et examiner une pluralité d’inter-relations pratiques caractérisant le fonctionnement des œuvres dont le régime inter-relationnel est inhabituel (ce qui ne veux pas dire qu’elle ne travaillent pas en sous-main, sollicitant par exemple des réflexes cognitifs communs, comme nous allons le voir).

Je voudrais en profiter pour souligner ici que la domination exercée par l’idée hypocrite de l’art est tellement forte qu’elle semble fasciner quasi toute la littérature théorique traitant la question de l’interaction entre l’art et la vie pratique. L’effet produit est celui d’une crispation du régime rhétorique et d’une uniformisation des références. D’abord on peut noter que le ton change, que même chez les auteurs les plus désinvoltes, le thème est dramatisé comme lorsqu’on parle d’un tabou. Des exemples, toujours les mêmes, reviennent : Malevitch, Burden, Schwarzkogler. Et surtout s’impose presque immanquablement l’impression que les modèles platoniciens et nietszchéens se sont partagé jalousement d’un côté le thème de l’effet, de l’autre celui de la cause ou du processus causal. Car quand on examine l’action de l’art sur la vie, c’est le plus souvent comme action subversive ou perturbante, un coup de pied dans l’équilibre social, assez peu, finalement comme une régulation (comme chez Aristote).  Lorsque le processus causal de l’action est présenté, c’est le plus souvent en termes non déconstruits, en utilisant des métaphores comme celle de la suggestion hypnotique, de la magie, de la contamination ou encore de la régression primitive à des comportements sociaux pré-rationnels. Lorsqu’est posée la question du pouvoir performatif des textes littéraires, les tentatives de déconstruction se déploient en grande majorité sur le terrain de la logique : associant ou tentant d’associer le contenu d’un « dire » à un « faire ». L’analyse fait comme s’il allait de soit que l’interaction texte-vie se situait fondamentalement au niveau propositionnel et non par exemple aux niveaux des actes et des techniques plus ou moins consciemment appliqués par le lecteur pour accéder à ce stade interprétatif, auquel le texte peut être réduit à un ensemble articulé de propositions descriptives ou de jugements de goût. S’en tenir à une description de l’action d’un texte comme action propositionnelle, ramène en somme la question de l’interaction à un problème uniquement rhétorique, liant un produit discursif fini à un public conçu d’un bloc comme un auditoire-cible.

Bien sûr les effets pragmatiques suggestifs font partie de ceux dont la clarification nous importe, mais ils sont vraiment loin d’être les seuls envisageables. D’autre part on aimerait posséder autre chose que la magie comme modèle capable de réfléchir l’interaction art-vie, car somme toute ce modèle n’est pas autre-chose qu’un non-modèle qui empêche l’avancée dans l’analyse des processus d’action. Assurément nous avons besoin de concevoir d’autres mécanismes pour redécrire  le réseau des causes possibles selon lesquelles dans certaines situations Keybaord study#2 nous réveille.
 
 
 
2- L’occupation des socles et la destruction partielle de la Villa Médicis.

Les premières questions qui me sont alors venu à l’esprit furent les suivantes : quels types de connexions une production poétique (ou susceptible d’être étiquetée ainsi) peut réaliser pour fonctionner non hypocritement, c’est-à-dire autrement qu’en suscitant une mise à distance esthétique ? De quelle manière l’art peut-il s’ajuster à la vie pratique sans s’y dissoudre complètement ?
Voici deux exemples de stratégies interactionnelles possibles. Ce sont deux premiers exemples, qui vont me permettre d’introduire quelque chose comme un premier type d’interaction. Celui dont je parlerai d’abord est « L’occupation des socles », manifestation organisée par Julien Blaine en 1979. Le second ne porte pas de titre et a été présenté sous la forme de deux pièces distinctes par Pierre Reimer en 1999, mais j’ai décidé de désigner celles-ci sous l’intitulé unifiant « Destruction partielle de la Villa Médicis », en contrevenant à l’apparente intention de leur auteur pour une raison qui j’espère va apparaître bientôt.

 

« L’occupation des socles » est une pièce qu’on doit présenter avant tout comme un projet d’action en plusieurs étapes :

1- La diffusion multi-médiatique d’une exhortation :

« pour donner une leçon à ceux qui ont oublié les gloires anciennes et pour créer des gloires nouvelles ; je réclame l’occupation des stèles et des socles abandonnés. Présentez-vous sur le socle de votre choix, nu ou habillé et mettez-vous en valeur avec ou sans vos outils, vos instruments, vos jeux ou vos montures.
Et envoyez votre reportage/témoignage à Julien Blaine, Doc(k)s, le Moulin de Ventabren, 13122 Ventabren. »

2- La réalisation exemplaire par Blaine lui-même de l’occupation réclamée, photographiée (par Schimmel) au Parc Montsouris alors qu’il occupait un socle gravé du titre « souscription nationale » ;

3- La publication en revue (Doc(k)s) et quotidien (Libération) d’une collection de témoignages d’occupation, comme le laissait présager le texte de l’exhortation, à commencer par l’occupation de Blaine.

L’ensemble peut donc se lire comme un travail de médiatisation destiné à donner visibilité et sens à un événement construit de toutes pièces collectivement, et à créer ainsi une mémoire commune archivable.

Je vais m’en tenir ici uniquement au processus particulier par lequel l’occupation dans l’espace public qui lui sert de cadre est acte qui parvient à s’intégrer à la vie pratique tout en induisant une pratique cognitive inhabituelle dans ce contexte.

On notera, dans un premier temps, que l’événement-occupation est conçu pour susciter dans l’espace du parc une réaction interprétative immédiate par contraste avec l’habitude de nos usages des parcs. Il produit un contraste qui thématise cette habitude. D’abord, si quelqu’un peut occuper les socles, c’est bien parce que les statues en ont été enlevées, l’occupation fonctionne donc avant tout comme la monstration d’un vide dans un espace urbain : nous utilisons le jardin public, le parc d’une manière tellement routinière que l’habitude a comme comblé ce vide et qu’il nous faut le voir occupé pour que sa signification émerge à nos esprits. Une telle transformation du paysage possède la structure d’une caractérisation ostensive ou encore d’une redéfinition ostensive de ce que sont les limites politiques de nos symboles artistiques, autrement dit, de leur pouvoir de normalisation sociale. Sa valeur première est indexicale, un peu comme lorsqu’en linguistique on opère la substitution ou le remplacement d’un constituant pour faire sentir aux usagers sa valeur et ses propriétés syntaxiques particulières. Occuper le socle désigne d’abord la trace même d’une précarité historique de nos symboles artistiques car les statues remplacées ont été enlevées précisément sous l’Occupation et ce afin de fournir le matériau pour fondre des canons. L’acte de Blaine souligne donc en premier lieu et en dépit de l’idée courante qu’on se fait de l’histoire de l’art comme succession de symboles puissants, indéboulonnables, fortement civilisateurs, le peu de force que les objets d’art peuvent prétendre opposer aux puissances de domination politiques. Car politiques, nos objets d’art le sont dans le mode même de leur apparaître et parfois, c’est le cas de ces statues, jusqu’au devenir de leur substance.  L’occupation révèle ensuite que, quoi qu’on prétende officiellement, nous avons tous accepté la faiblesse symbolique de notre art et cela peut-être rendu manifeste jusque dans la forme de notre décor urbain : si celui-ci est occupable par un Blaine et si cette occupation nous semble immédiatement perturbante, c’est que le vide sur le socle a bien été normalisé. Et cette normalisation même prouve que l’ordre de notre vie urbaine incarne la désaffection symbolique de nos représentations artistiques, qu’en fait, nous pouvons supporter la destruction, pour des motifs belliqueux, d’oeuvres que nous avons aimées, auxquelles nous avons contribué et qui ont incarné des idéaux collectifs.

On constatera enfin que la cette caractérisation ostensive, comme toute définition ostensive, ne fonctionne qu’en contexte. Elle n’est pas descriptible indépendamment de sa mise en place, autrement dit de son mode d’implémentation dans l’espace public et de l’usage quotidien bien spécifique qui en est fait. La monstration réalisée par l’occupation ne peut avoir lieu que dans ce passage ou cette déambulation dont les formes même ont été redessinées par la routine, l’oubli, l’indifférence propre aux contraintes d’une certaine vie pratique. L’occupation de Blaine ne fonctionne que parce qu’elle s’ajuste aux usages ambulatoires courants d’un citadin et à ses normes. L’ajustement ici est rendu possible parce que la pièce utilise comme interface de connexion ce que je nommerai une « structure artistique  marginale », très subduite par rapport à celles qui caractérisent les usages esthétiques du monde de l’art, et devenue profondément solidaire des structures de la vie pratique. Cette structure subduite est celle de la décoration monumentale des jardins. L’action de Blaine introduit une perturbation dans l’ordre décoratif-habituel, laquelle revitalise l’espace d’un instant son articité quasi désaffectée : c’est ainsi qu’il crée les conditions de visibilité et d’interprétabilité de son geste d’occupation, en exploitant en somme le potentiel relativement « distanciant » d’un socle quasi dés-artifié dans notre quotidienneté pratique.

 

En 1999, alors qu’il était pensionnaire à la Villa Médicis à Rome en qualité d’artiste-photographe, Pierre Reimer réalisa les deux pièces suivantes que j’ai choisi d’examiner d’un seul tenant. La première consista à organiser l’abattage d’un des pins multi-centenaires qui peuplaient le jardin de ladite Villa. Je me souviens que l’auteur de cette idée si fraîche avait commencé par réunir un ensemble de documents concernant l’arbre visé : il téléphonait joyeusement à ses amis chaque fois qu’il dénichait une photo où l’arbre apparaissait dans le décor, plus ou moins jauni par les ans, et je me souviens que sur l’une d’elle on pouvait distinguer Claude Debussy avec quelques camarades, un été, profitant de l’ombre des branches un peu moins centenaire alors. Faisant valoir sa qualité de pensionnaire, Reimer réclama ensuite auprès de la direction l’autorisation de couper l’arbre au prétexte qu’il voulait en présenter le tronc proprement élagué pour l’exposition collective de fin d’année. A dire vrai, il n’eut pas à insister outre mesure pour obtenir satisfaction, et je fus le premier surpris d’une telle facilité compte tenu de la réputation dont bénéficient les jardins de la Médicis et de la considération quasi religieuse avec laquelle les gens qui aiment vivre dans les pensions artistiques parlent de leur beauté naturelle, calme et reposante. Peu de temps après, donc, des bûcherons professionnels scièrent le tronc réclamé, et Reimer en profita pour faire un petit film avec sa caméra, en souvenir, car il savait bien qu’une telle œuvre ne pourrait pas matériellement rester sur place dans son intégrité. Une fois l’arbre au sol et le jour du vernissage venu, il fit simplement clouer dans l’écorce le cartel portant ce titre : « sans titre ».

Le second travail prit d’abord les apparences d’un cadeau, offert à la femme du directeur d’alors, M. Bruno Racine. Il s’agissait d’une splendide photo de la Villa Médicis en flammes : le bâtiment venait en effet de brûler partiellement au cours d’une nuit de mars, ce qui occasionna, en plus de quelques articles de déploration dans les quotidiens nationaux français et italiens, une enquête interne qui conclut, encore une fois assez vite, à l’accident. Il est nécessaire d’ajouter les informations suivantes. La photo offerte avait manifestement été prise avec cette grosse chambre en bois 4x5 que Reimer conservait dans son atelier au fond du jardin : on lui avait octroyé cet espace de travail qui était bien éloigné du foyer de l’incendie.  Quant à l’image elle-même, on peut dire qu’elle trahissait un réglage maniaque des paramètres de la prise de vue. Elle ne possédait aucune caractéristique des instantanés pris sur le vif ou au téléobjectif et presque toutes celles des paysages monumentaux et statiques, patiemment composés et réalisés in situ. En fait, tout semblait avoir été prévu pour que cette photo puisse prendre place très logiquement et pour ainsi dire très harmonieusement dans la série des paysages pyrotechniques-nocturnes, prémédités avec rigueur, et si soigneusement bricolés, qui à ce moment caractérisaient certaine partie du travail de Reimer. Autant dire que pour celui qui les regardait autrement qu’esthétiquement, les différents aspects picturaux du tirage offert suggéraient au moins l’implication de son auteur dans l’incendie représenté et peut-être même la nature intentionnelle de celui-ci, puisqu’ils tendaient à montrer que la consomption des charpentes monumentales de la Médicis avait cette nuit-là été faite exprès, déterminée pour conférer une plus value esthétique à la photo. Mais cette compréhension des choses fut comme écartée d’emblée. D’abord, les significations métaphoriques narquoises et un rien mufles de l’offrande furent ignorées : on exposa l’agrandissement, après l’avoir accepté avec politesse, au-dessus du bar, dans la grande salle de réception où elle demeura jusqu’au départ des Racine. Le rose bleuté profond de la fumée envahissant la nuit romaine, la beauté immobile des pierres vivement éclairées d’orangé tout cela fut mis au compte de la virtuosité de l’artiste et légitimait peut-être même, a posteriori, le choix judicieux du jury de la Médicis qui avait su miser sur un tel talent. La question de la responsabilité incendiaire de Reimer entretint seulement une rumeur qui ne passa pas les frontières du monde de l’art, et en tout cas n’enfla pas au point de lui interdire d’autres résidences. D’ailleurs elle ne fut à ma connaissance démentie ni accréditée par personne.

Si l’on essaye maintenant d’analyser le fonctionnement de ces deux « pièces », on remarquera que leur logique sémantique est comparable à celle de L’occupation de Blaine : une modification du paysage, enregistrable et archivable, est occasionnée pour provoquer quelque chose comme une monstration d’un aspect du fonctionnement social de l’art, et se donner comme l’indice momentané de son état. Une première différence apparaît quand on observe que les réalisations de Reimer sont potentiellement identifiables comme deux agressions ou plutôt une agression redoublée à l’intérieur d’une institution de l’art et visant celle-ci alors que l’occupation consiste en une simple perturbation de la forme de l’ordre urbain que nous réservons à l’art. Alors que Blaine nous renvoie aux usages citoyens de l’art et à l’idéologie qui les sous-tend, La destruction de la Villa est une attaque bien concrète de l’administration officielle de l’art et des logiques de légitimation qui lui sont propres. En effet, ce que désigne et prouve par la réalisation l’abattage du pin et l’exposition de la photo des lieux de résidence en feu, c’est qu’un usage du concept d’ « art » tel que l’incarnent nos institutions les plus convenables — un usage donc orthodoxe de ce terme — est parfaitement compatible avec la destruction progressive de leurs infrastructures. Les habitudes de sacralisation d’un art innocent, esthétique, « déconnecté » sont tellement ancrées dans les pratiques officielles de promotion de l’art, à ce point inscrites dans règles qui définissent celles-ci, que ses actants principaux peuvent dans une certaine mesure rester aveugles et sans réaction face au redoublement d’actes de démolition qui la vise matériellement. Détruire une partie de la Villa est possible et même assez facile du moment que vos actes de destruction sont menés en bonne et due forme, c’est-à-dire dans la logique de l’art tel que l’institution la conçoit elle-même. L’intérêt de ce travail est qu’il interroge sur l’existence d’une possible limite. Une sorte de seuil au-delà duquel on assisterait à quelque chose comme une rupture dialectique entre l’intérêt esthétique est l’instinct de préservation institutionnel, le moment où même présentés sous des formes éminemment exposables une « œuvre » n’aurait plus l’aval du directeur qui ferait prévaloir alors, paradoxalement, des raisons autres qu’artistiques pour justifier l’existence ou plutôt la survie même de son institution d’art.

Si on se penche maintenant sur les moyens connectifs mis en œuvre dans le cas de Reimer, on remarquera qu’ils sont les mêmes aux deux étapes de l’agression : ils consistent à appliquer la logique propre au terme « art » dans le monde de l’art à des réalités qui normalement en sont exclues et dont l’existence est en général réglée par d’autres jeux de langage mais qui font aussi partie du territoire de l’art, de l’art intra muros. Ce faisant il réalise en les poussant le plus loin qu’il peut une artification systématique et sans état d’âme de la vie pratique ou du moins de la part de vie pratique qui se trouve matériellement inscrite dans les zones dévouées à l’art et à la validation de ses logiques productives. S’il est possible d’exposer la quasi preuve d’un acte incendiaire sans souci, c’est parce qu’il est possible dans une certaine mesure de neutraliser l’usage juridique du mot incendie par son usage artistique, esthétique, symbolique : parce que la géographie de nos usages, le permet.

D’une certaine manière il est possible de comparer le travail de Reimer à certains travaux dits de cut-up, c’est-à-dire de montages verbaux rapprochant des énoncés hétérogènes pour suggérer, par exemple, des unités idéologiques se tramant derrière des réalisations verbales apparemment diverses. Mais comme on peut en faire tous les jours l’expérience, il est rare que le cut up embraye, d’une manière ou d’une autre, sur la vie pratique. La plupart du temps il demeure plutôt un moyen de fabriquer des fictions à vertus morales. Le cut-up littéraire ou poétique reste le plus souvent un art plaisant, salonard, déconnecté. Reimer pour sa part ne rapproche pas sur une page des énoncés plus ou moins liés à un thème, mais il connecte différents usages d’un terme dans un cadre institutionnel. Connecter des usages de cette façon est un moyen d’action parce qu’à la différence d’un énoncé recopié et cité, un usage institué-manipulé conserve une performativité sur laquelle l’auteur peut travailler, sa matière devenant l’ensemble même des pratiques que les emplois du terme déterminent.

Voilà donc deux stratégies artistiques possibles de connexion à la vie : la première me semble plus déshabituante que perturbante et la seconde ne peut pas vraiment être reclassée dans la catégorie « art dangereux » comme une œuvre de Burden. Aucune d’elles ne fait prendre de risques au spectateur et d’ailleurs rien ne prouve vraiment définitivement que les occupants de la Villa furent délibérément exposés à un risque réel. Ce que ces œuvres réussissent à connecter ce sont des usages déterminés par des croyances et des habitudes.

 Elles possèdent toutes deux le point commun d’être des mixed-media, mais dont les limites ne sauraient se confondre avec celles d’un objet matériel (d’admiration). Autant dire qu’à moins de les réduire à de l’art normal (à une performance transposable sur scène pour Blaine, à une photo ou une « sculpture » pour Reimer), il est nécessaire pour décrire leur fonctionnement d’identifier les modalités de leur relation à d’autres instruments : le socle du parc, le cadre matériel de l’institution. L’espace de la vie pratique est partout traversé de zones artistiques « subduites », narcotisées par l’habitude. Celles-ci offrent un point d’ancrage qu’exploite le travail de Blaine. Les territoires de l’art dans lesquels s’appliquent concrètement les logiques performatives de l’art sont aussi des espaces censés être praticables autrement qu’artistiquement. Reimer tire partie de cette juxtaposition d’usages en ménageant leur confusion et en faisant de celle-ci son art. Dans un cas comme dans l’autre nous voilà devant des pratiques qui ne sont ni sont déterminées par les exigences normales de la vie active, ni ritualisés, mais qui pourtant agissent sur la vie en réalisant avec ses outils de nouvelles connections. Il nous faudrait désormais pouvoir disposer de poétiques capables d’élaborer des catégories rendant perceptibles et compréhensibles des fonctionnements de ce genre et d’autres encore, peut-être plus difficiles à décrire pour nous parce que moins liés aux moyens artistiques que nous savons reconnaître. Nous avons à reconcevoir la façon de construire nos poétiques et de penser leur rôle. Reste à établir maintenant quelques bases logiques possibles de cette reconception.

 

 

 

3- Une transfiguration chez Walton.

         Nos jugements de valeurs et nos facultés de compréhension sont profondément déterminés par les catégories que nous activons pour saisir les objets d’art. Les impressions particulières que j’éprouve par exemple à la lecture des deux premiers quatrains du poème « Bateau Ivre » de Rimbaud n’ont rien à voir avec celles que je ressens lorsque je lis strictement ces mêmes vers, mais en tant que ready-made textuel « composé » par Jean-François Bory et intitulé « Poème Paresseux ». En modulant les cadres de références génériques on modifie donc les facultés de saisie esthétique, dirige l’attention vers d'autres propriétés : on change l’appréciation dans son processus comme dans son résultat.

         Il y a pas mal d’années déjà, Kendall Walton, proposait cette fiction philosophique que je résume et transforme à peine : prenons une œuvre qui ne provoque généralement que peu d’intérêt, semble incohérente, inconsistante et pleine de clichés. Si nous nous mettons à la percevoir dans un ensemble de catégories inventées pour elle dans le seul but d’améliorer sa perception esthétique, c’est-à-dire d’adapter celle-ci à des valeurs positives, cette œuvre nous semblera tout à fait digne d’enthousiasme, risquera même d’être tenue pour un chef d’oeuvre. Il suffirait par exemple de concevoir une catégorie de compréhension dans laquelle l’incohérence serait générique, autrement dit un trait standard (comme l’est l’unité de lieu pour les tragédies classiques), de présenter l’inconsistance comme une valeur éthique liée à tel rôle séditieux de l’art, de redécrire enfin l’usage du cliché comme un trait variable susceptible de susciter un comportement axiologique et de recouvrir toute une palette de nuances significatives (comme le sont les différences de timbres pour les objets d’art appartenant à la catégorie « interprétation pianistique »). Mais Walton retire vite tout espoir à qui aurait la prétention de promouvoir des goûts trop personnels grâce à un habile travail de redescription s’appuyant sur une taxinomie excentrique : « Il est certain, dit-il, que pour trouver de telles catégories ad hoc, il faudrait faire preuve d’autant de talent et d’inventivité que pour produire directement un chef d’œuvre », prévient-il.

 Cet argument m’a arrêté un temps. Il dévie du sujet central de l’essai qui était plutôt destiné à produire des critères pour justifier l’application de catégories de perceptions et définir ce que pourrait être un jugement de goût « correct » — la correction du jugement s’évaluant à l’aune de l’adéquation de la catégorie employée pour saisir l’oeuvre et l’apprécier. L’argument dévie dans un sens qui me concerne car quand il en vient à cette hypothèse des catégories ad hoc, Walton pose la question de la possibilité d’une conversion ou plus généralement d’un renouvellement de la perception et de l’appréciation grâce l’intrusion de catégories nouvelles, entièrement fabriquées à dessein par un tiers. Un peu comme Laurent a pu changer la perception de la Study#2 en modifiant sa compréhension pratique. Or ce que récuse Walton c’est la possibilité d’un renouvellement réel par ce moyen : ce travail nécessiterait une puissance imaginative telle qu’on n’y gagnerait rien, autant produire directement une œuvre de valeur, un « chef d’œuvre » comme il dit. Mais moi je puis me targuer, contre lui, d’avoir été dans cette voiture et d’avoir pu constater de visu la réalité d’un changement de perception et d’appréciation provoqué par un discours ad hoc. Je voudrais donc pour terminer mon propos examiner les raisons de cette impossibilité supputée par Walton afin de reconstruire par contraste ce qui ce qui a bien pu conférer, en l’occurence, au type d’indication-redescription formulée par Laurent son pouvoir de reconception.

Fournir ou imaginer des catégories de perception (et de production) opératoires pour la compréhension et l’appréciation d’oeuvres n’est évidemment pas un acte fictif réservé à la spéculation waltonienne mais nous renvoie assez bien à un type d’activité théorique traditionnel, et même pour ce qui est du domaine des arts littéraires, formé depuis longtemps en une discipline : la poétique. Si l’on pose donc maintenant qu’une poétique se définit comme un discours permettant la reconnaissance des œuvres, notamment littéraires, qu’elle redécrit systématiquement à partir de caractéristiques fonctionnelles (telles que « pitoyable », ou (pourquoi pas) « énergisante »)  et qualitatives (telles que « vulgaire » / « élevé »), on conviendra que l’argument de Walton consiste à affirmer d’emblée l’inefficacité de tout acte d’invention poétologique alors que mon anecdote auto-routière figure la réussite d’une telle entreprise. Lorsque je parle de reconnaissance, c’est donc bien au double sens du terme : à la fois perceptionnel de voir dans/par une catégorie, « remettre » une œuvre (comme lorsque vous demandez à quelqu’un qui reste perplexe devant votre visage « vous me remettez ? ») et aussi appréciatif dans la mesure ou toutes les théories poétiques que je connais associent plus ou moins explicitement chaque ensemble de traits catégoriels à un type de fonctionnement pragmatique précis (production de crainte ou de pitié, d’effet de réel, d’hésitation générique, que sais-je encore….) et proposent donc par là même un critère d’évaluation : celui du « bon fonctionnement » ou si l’on veut d’une relation optimale entre un réseau de causes (les traits perçus ou perceptibles) et l’effet pragmatique produit (dont le genre est attendu). C’est parce que nos catégories poétologique sont toujours implicitement causales qu’elles nous permettents par exemple de parler de virtuosité gratuite (Chez Vladimir Horovitz par exemple) ou de forme « tape-à-l’œil» (Chez Matthew Barney).

Dénouer les raisons qui poussent Walton à présumer l’échec d’une poétique ad hoc aura par conséquent un bénéfice théorique double : nous permettre d’une part de clarifier l’actuel fonctionnement du « nouveau » en art en le distinguant par exemple de l’idée de nouveau chez Walton, et d’autre part, faire apparaître le sens dans lequel nous pourrons reconcevoir nos poétiques pour favoriser la compréhension et la reconnaissance des productions nouvelles.

Le fait de parler de chef d’oeuvre directement produit (qui serait plus facile à imposer dans le monde de l’art qu’un navet munie d’une théorie ad hoc) suggère une conception bien particulière de la relation œuvres-catégories de perception et aussi bien de la dialectique théorie poétique-pratique artistique. Le « chef d’œuvre direct », c’est l’œuvre nouvelle et qui est immédiatement et généralement comprise et reconnue (au sens le plus fort), prend place durablement, sans passage au purgatoire des opinions partagées, dans le paradis de l’histoire de l’art : quelque chose donc d’assez rare aux temps modernes. Au contraire le « chef d’œuvre indirect » ou l’oeuvre « indirectement reconnue » serait celle dont la reconnaissance n’est possible qu’à condition d’appliquer un ensemble fait exprès de catégories perceptionnelles, lesquelles ne sont valables que pour un individu ou un petit groupe et d’ailleurs applicable à une œuvre et celle qui lui ressemble. Cela ne peut pas marcher nous dit Walton. Et il en suggère implicitement la raison. Ce n’est pas que l’œuvre « directement » reconnue soit perçue « immédiatement » (ce qui n’aurait aucun sens) mais que sa reconnaissance suscite la mise en pratiques d’un schème catégoriel qui serait à la fois collectif, socialement intégré, et assimilé par chaque individu d’une culture donnée, activable de manière réflexe. Percevoir une œuvre comme appartenant à une certaine catégorie pourrait se comparer à comprendre une phrase dans sa langue maternelle : c’est, indique Walton, « percevoir la gestalt de cette catégorie. Il ne s’agit pas de produire des inférences catégorisantes à partir du constat de la présence de tel ou tel trait standard ». On voit donc qu’à l’opposition « direct » VS « indirect » s’ajoute logiquement une autre opposition concernant non plus les œuvres mais les catégories perceptionnelles : « assimilées-réflexes » VS « inventées-inférencées » le premier terme étant largement affecté de connotations naturalisantes et positives et le second d’artificialité négative. Car sinon pourquoi une œuvre ne pourrait-elle pas être reconnue par inférence comme il est possible de le faire avec n’importe quel autre objet ? Pourquoi ne pourrait-t-on pas la reconnaître comme je découvre le sens d’une phrase en latin ? Pourquoi aurait-on besoin d’avoir automatisé les catégories perceptionnelles pour reconnaître une œuvre d’art spécifiquement ? Plus qu’à une somme neutre de propriétés, les catégories automatisées qui nous permettent de percevoir une Gestalt dans le continuum d’un objet nous donnent par là accès à une structure de stimuli émotionnels : leur charge impressive, si minimale soit-elle, reste tributaire d’associations réflexes auxquelles notre culture nous a conditionnés, comme par exemple l’impression de tristesse ou de gaieté que produisent en nous certaines structures sonores. Reconnaître une « œuvre », c’est donc avant tout pour Walton être frappé d’impressions par une forme globale, ce qui n’empêche pas une fois l’œuvre reconnue d’adopter une attitude moins passive de type interprétatif inférentiel. Dans cette perspective il ne saurait exister qu’une sorte de poétiques immédiatement valables : celles qui transcriraient, redécriraient d’un point de vue extérieur et neutre les catégories structurant  « réellement » nos manières — pour certaines inconscientes— de percevoir l’art à un moment donné. Les autres, les ad hoc, sont vouées à l’échec car détachées de ce qui structure notre compréhension intuitive. Une  telle conception présente un inconviénient notable : elle semble nier la possibilité d’un pouvoir de la théorisation poétique sur la perception et la compréhension des oeuvres autant que sur leur conception. Cette conséquence semble plutôt contradictoire avec ce que nous savons de l’évolution du goût et des pratiques artistiques, de leurs mutations rapides et qui semblent bien entraînée par l’expression arbitraire d’opinions personnelles ou groupusculaires. En somme, cela reviendrait à accepter l’idée que le monde de l’art n’a pas le pouvoir de susciter des changements qualitatifs radicaux parmi un ensemble d’attitudes esthétiques données, qu’il ne peut théoriquement que valider ou constater des comportements esthétiques, et en définitive qu’il ne possède aucune autonomie critique. Si ces conséquences nous apparaissent très réfutables, c’est probablement parce que l’idée waltonienne de la relation théorie (poétique)-pratique dans la fabrique du nouveau n’est plus la nôtre et ce probablement parce que nous concevons autrement la notion de « nouveau ».

         Revenons maintenant à l’histoire de la Study#2 de Riley en voiture que j’évoquai précédemment. Premièrement, observons que dans cette expérience, qui était aussi pour nous à la fois une expérience de nouveauté et de changement perceptuel, l’inférence a fonctionné immédiatement : elle a permis à un objet sonore initialement inconnu ou méconnu d’être reconnu comme forme fonctionnelle. La différence avec la théorie ad hoc de Walton est double. D’abord on n’attendait pas forcément de l’objet que sa forme globale soit d’emblée catégorisable, autrement dit qu’elle fonctionne par elle-même dans le cadre d’une relation esthétique, même si c’est, de toute évidence, cette lecture qui a été essayée de prime abord. Ensuite le discours prononcé par de L. concernait moins des traits formels caractéristiques de la Study#2 qu’un type d’activité pratique dans lequel il était possible de la recontextualiser (conduire sans dormir). Le travail poétologique minimal fourni par ce discours a donc consisté à circonscrire arbitrairement (et de manière complètement ad hoc) un ensemble d’outils auxquels l’objet sonore Study#2 pouvait être connecté d’une façon à la fois singulière et qui satisfasse pratiquement : aucun autre type d’objet disponible ne pouvait dans ce contexte permettre ce que celui-ci permettait.

Il est clair qu’une poétique qui fonctionne de la sorte est immédiatement applicable, sa fonction est simplement monstrative : elle indique un type de place possible, auparavant inaperçu, qu’un objet peut prendre dans un réseau de pratiques. Le rôle du discours poétologique change donc : celui-ci ne se voue pas à classer systématiquement des traits perceptibles en catégories permettant de saisir des formes globales : la reconnaissance y est moins question de perception que de compréhension d’usage ou encore de circonspection : il s’agit de faire reconnaître des types de connexion possibles entre des outils et de définir des totalités d’instruments propices à des usages.

Il faut noter cependant que seules des conditions historiques bien particulières peuvent pousser la poétique à transformer son activité de catégorisation et de définition en un travail de circonspection. Il faut pour cela être dans une période comme la nôtre, caractérisée par une atomisation du comportement esthétique ; un moment où la multiplicité fonctionnelle des arts est telle qu’elle semble non subsumable, si bien qu’il apparaît impossible de savoir a priori quoi attendre d’une œuvre d’art ni quelle attitude adopter avec elle, comment y appliquer notre esprit, dans quel dessein. En de telles périodes les poétiques ne peuvent plus être pensées comme soumises à l’esthétique et deviennent les instruments clefs de la pluralisation fonctionnel de l’art. Je me souviens que quand j’étais gosse, à l’époque où Walton rédigeait son article, la notion de nouveau n’avait pas la même saveur intellectuelle. Comprendre un objet nouveau signifiait la plupart du temps déplacer ou réajuster progressivement les cibles de son attention, assimiler de nouvelles catégories de perception, faire en sorte qu’elles deviennent signifiantes et actives d’une manière impressive et émotionnelle. Cela voulait dire par exemple devenir capable d’écouter autre chose dans un phrasé de piano que la manière d’articuler de Fisher ou de Nat pour saisir ce qu’était l’articulation de Glenn Gould et parvenir à l’apprécier. Mais l’attitude propice à cet accommodement tout comme son but restaient les mêmes : il fallait se concentrer pour observer les spécificités d’une forme globale et tirer satisfaction de cela. D’une certaine manière on savait quoi attendre du nouveau : chaque art était en gros représenté par un réseau d’institutions qui avaient, entre autres, pour rôle d’enseigner ou de faciliter autant que faire se pouvait l’acquisition réflexe de nouvelles Gestalten catégorielles. J’ai l’impression que les choses ont commencé à changer dans les années 70, lorsque le mot art s’est mis à être employé comme un préfixe. Mickael Nyman par exemple a parlé d’art-music pour désigner des pratiques musicales qui déviaient de façon significative de celles qui dominaient à cette époque dans le monde musical sérieux, et qui bien que très sérieuses elles aussi et cherchant une reconnaissance, ne consistaient pas à provoquer le recueillement du public dans une salle de concert respectueuse. La musique art-music pouvait par exemple être celle avec quoi l’on sonorisait des espaces de vie active comme des halls d’aéroports : il arrivait donc qu’elle soit délibérément faite pour entrer en relation avec nos activités courantes. Recopier un fragment de Rimbaud et le mettre dans une anthologie poétique (comme le fait Bory), raconter cinq vies d’héroïnes telles Courtney Love ou Sissi dans un style affectant quasi le style des biographies de magazines sont deux gestes d’écriture qu’on pourrait aussi qualifier d’art-poetry. Le préfixe indique alors une émancipation pratique : il signale qu’au moment où l’œuvre est produite, les attitudes esthétiques reconnues par les institutions chapeautant les disciplines ne vont plus permettre au public d’activer correctement l’œuvre.

Le nouveau actuel n’est pas un nouveau formel, il diffère dans le sens où il provoque une interrogation radicale sur l’usage. Son approche ne peut donc plus être uniquement perceptuelle, du coup, la nature même de la relation entre les œuvres et les théories poétiques doit être repensée. Dans le paradigme Waltonien, le discours poétique valable est celui qui explicite les catégories qui structurent notre perception, à la manière des poétiques néo-aristotéliciennes des années 1950 ou structuralistes des années 1970. Le point de vue descriptif qui y était adopté demeurait surplombant et résolument objectif même si ces poétiques avaient conscience de reconstruire leur objet et de modifier les formes  littéraires de leur époque (ce qui est indéniable, pour toute une partie, certes peu gratifiée, de la littérature narrative des années 70-80). En tout cas elles ont continué de s’écrire comme si elles étaient extérieures au champ extensionnel dont elles présentaient les divers aspects qu’elles classaient en types. Il me semble qu’aujourd’hui la structure même de la notion de « nouveau » impose un changement de position des poétiques par rapport aux objets qui peuplent le champ qu’elles prétendent décrire. Le discours de théorie poétique ne peut plus se concevoir idéalement comme un discours supervisant, « purement » aspectuel ou perceptuel. Il ne peut plus s’en tenir à la définition objective de composantes internes d’un objet mais doit être reconçu comme un instrument d’une famille d’instruments dont le rôle consiste à désigner cette famille afin de favoriser l’activation de l’objet artistique. Dans le cas du texte poétique, la théorie poétique, la part de poétique dans nos discours portant sur ce texte doivent être reconsidérées comme des instruments circonscrivant l’ensemble des autres instruments de la famille d’instruments incluant la production poétique et par laquelle cette production va pouvoir accéder à un usage pratique singulier. Il s’ensuit d’autre part une redéfinition du poétique en termes connectifs. Peut être pensé et accepté comme poétique tout instrument qui est intégré à une famille d’instruments dont un des instruments est une poétique. Cela n’a l’air de rien, mais c’est pourtant ce qui par exemple nous permet de comprendre pourquoi certains (ô combien nombreux) objets lancés dans l’institution de la poésie, n’accèdent jamais à un degré de poéticité qui préserve, à terme relativement bref, leur visibilité et leur usage en tant que poésie : ils sont connectés à des poétiques défaillantes, mal adaptées et qui les laissent déchoir assez rapidement au statut de simples choses impraticables. La circonspection poétologique est la pratique théorique poétique par quoi la poésie peut maintenant se départir de son être institutionnel.

 

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