Nouvelles pratiques
/ nouvelles poétiques
Voici une petite scène nocturne à
la fois réelle et synthétique. Elle s’est passée
presque telle que je la raconte, et par la suite m’a donné
l’impression de se reproduire très souvent dans la vie
concrète, lorsqu’on a à affronter quelque chose
de nouveau en art tellement bien que son souvenir est devenu pour moi
comme une sorte d’emblème puis une clef d’analyse.
C’était le début du matin, un hiver il y a peut-être
six ans. Nous étions trois dans une voiture sur l’autoroute,
Laurent C. qui tenait le volant, mon ami Raymond M. et moi-même.
Nous allions vers le Sud : Raymond et moi pour entendre Ivo Pogorelich
jouer on ne savait trop quoi à L’opéra de Marseille,
Laurent pour ses affaires. La route était monotone, et plus personne
ne causait. L’attention de Laurent commençait à
fléchir. C’est alors qu’il mit en boucle Keyboard
Study#2 de Terry Riley. Le disque venait de sortir, il s’agissait du
premier enregistrement commercialisé de cette pièce et
pour Raymond et moi, d’une première audition de l’oeuvre.
J’avais pu constater que dans de telles situations —quand
on n’a rien d’autre à dire — on se laisse aller
à prononcer des jugements de goût, voire à défendre
des positions esthétiques bien définies et parfois même
à polémiquer autour de grandes conceptions générales
de l’art. Ce qui s’est passé là était
différent. Au bout de 30 mn ininterrompues de Riley bouclé,
des objections sortirent abondamment des lèvres de Raymond, accompagnées
de marques bien nettes d’agacement. Cependant malgré leur
profusion et leur caractère tranché, la teneur des arguments
était assez mince : ils peuvent se résumer peu près
comme ceci : « je ne comprends pas comment on peut produire une
telle œuvre : à quoi peut-elle bien servir ? Qu’est-ce
qu’on peut bien en faire qui nous importe ?» Les questions de l’usage (« qu’en
faire ? ») et de la finalité (« à quoi ça
sert ») se présentaient alors comme sous-jacentes à
tout jugement de goût et même à toute appréciation
sensible. Raymond avait bien saisi que la study#2 jouée sur ces
synthés, ne pouvait en aucun cas prétendre aux mêmes
fonctions que, par exemple, la suite anglaise interprétée
à la moderne sur un Steinway méticuleusement choisi, mais,
en l’absence d’une fonction attribuable à la pièce
de Riley, son fonctionnement restait, pour mon ami, comme incompréhensible.
Quelque chose manquait pour l’activer. J’ai
par la suite, chez moi comme chez mes proches, souvent observé
ce genre de blocages. Ils se manifestaient toujours par l’expression
de telles questions, et j’en ai déduit que lorsqu’on
se rend compte qu’une œuvre ne répond pas bien à
un usage normal, par exemple une attitude esthétique conforme
aux habitudes, sollicitant un protocole cognitif ou d'attention interprétative
acquis, tout commence pour nous par ce premier acte interrogatif. Celui-ci
a lieu avant même qu’on en arrive à se demander ce
que vaut l’œuvre, très souvent lorsque les opérations
mentales d’appréciation, parfois immédiates et réflexes
que nous y appliquons nous ont laissé dans l’insatisfaction.
Ce qu’on appelle le
« nouveau » dans les arts d’aujourd’hui est,
il me semble, ce dont le surgissement à de forte chance d’entraîner
ce genre de perplexité : je ne sais pas à quelle fin,
ni comment l’activer. Et même, je ne vois pas dans quel
sens mener une enquête qui me permettrait de m’acheminer
vers une hypothèse satisfaisante concernant le comportement adéquat
à adopter afin que cela prenne pour moi le moindre sens. Défini
ainsi, j’en déduis qu’il est assez vain de chercher
à théoriser la compréhension du nouveau artistique
dans le cadre d’une ontologie de l’art car la stupeur questionneuse
qui le caractérise se manifeste alors qu’aucune attitude
esthétique a priori ne semble convenir. Et tant que je reste
sans réponse à ces questions de finalité et d’usage,
l’objet me reste comme un rien. Ne pas savoir "à quoi ça sert"
c’est être à court d’idées concernant
la pratique de l’oeuvre, ce qui signifie qu’on ne sait pas
comment intégrer l’objet dans un contexte pratique ou encore
comment connecter cet objet à d’autres objets en y appliquant
une technique satisfaisante. C’est en tout cas ce que la suite
de l’épisode nocturne m’a fait penser. Car quand
Laurent a commencé à répondre à Raymond
que pour sa part il aimait cette Keyboard study#2 parce qu’elle
possédait une sorte de pouvoir énergétique et,
passée sans interruption, lui permettait de ne pas dormir au
volant la nuit dans la monotonie des camions successifs doublés
un à un, l’étude est devenue pour tout le monde
une pièce à la fois compréhensible et acceptable
: elle s’est mise à prendre du relief dans cette fonction.
Non seulement ses propriétés fonctionnelles ont surgi
mais aussi, corrélées à celles-ci, la pertinence
d’une forme, et partant, des raisons (donc des moyens) de l’apprécier
(ou au contraire d’en suggérer les faiblesses) : l’œuvre
était comme apparue dans de ce contexte pratique. Ou inversement
et peut-être plus justement : la désignation d’un
contexte pratique possible l’a fait apparaître comme forme. J’en suis venu à penser ensuite, de
manière plus générale, qu’il serait probablement
plus satisfaisant de concevoir le fonctionnement des objets artistiques
ou poétiques comme connectés à la vie politique
au sens large (c’est-à-dire des pratiques sociales vitales),
que mieux valait cesser de les décrire comme des mécanismes
autonomes ou essentiellement liés à un contexte de référence
(les conditions de leur production ou de leur conception «pure
», de leur « exécution idéale » ou encore
de leur lecture « savante »). Car persister dans ce sens
nous prive toujours de comprendre, pour notre usage, et l’intérêt
et la fonction de travaux inhabituels.
Je me suis mis alors à essayer de trouver des manières
de les décrire comme des « instruments » ou des «
outils» ce qui a impliqué de les considérer comme
des outils appartenant à un ensemble complexe d’autres
outils. « Un outil en toute rigueur cela n’existe pas »,
fait remarquer Heidegger. Son mode d’être est celui du renvoi,
ou de la connexion technique aux autres instruments avec lesquels il
fonctionne et qui détermine sa forme : je ne peux pas penser
le fonctionnement du marteau sans le connecter au clou et à la
planche, à la main, etc. et en général je ne connecte
pas le marteau à la seringue. La limite d’un ensemble d’instruments
est donc définie par le type d’usage que permettent, considérés
ensemble, les instruments qu’il contient ; et d’autre part
c’est du fait de ce renvoi global et continuel pour un usage que
se dessine et s’améliore la forme de chaque outil. Reprenons
l’exemple du marteau et imaginons qu’un outil qui lui est
lié disparaisse, par exemple le clou, ou encore que j’ignore
simplement son existence : c’est alors l’usage de mon marteau
qui me devient difficile voire impossible et l’existence de la
totalité d’instruments structurant cet usage qui risque
fort d’être anéantie. Lorsqu’un outil ne fonctionne
pas, qu’il ne trouve place dans aucun usage donc dans aucune totalité
d’outils, c’est sûrement parce que je méconnais
un instrument de cette totalité. Pour que je puisse utiliser
un outil donné, il m’est donc nécessaire de disposer
d’une vision globale assez précise des instruments auxquels
il puisse être connecté pour former une totalité
d’outils. Lorsque Laurent désigne le pouvoir énergisant
de la Study#2, ses paroles peuvent être considérées
comme l’outil qui nous manquait dans cette situation nocturne-automobile. L’idée d’un fonctionnement artistique
autonome, d’une réception auto-suffisante, « désintéressée
» de la vie, qui caractérise l’esthétique
moderne renvoie toujours en définitive à un enchevêtrement
de pratiques politiquement et économiquement intéressées.
D’abord, parce que l’activité artistique est toujours
liée à l’acquisition d’une compétence,
qu’on l’envisage du point de vue productionnel ou réceptionnel :
la pratique artistique est intrinsèquement dépendante
d’une économie éducative. Ensuite parce que la relation
esthétique est toujours associée en bout de chaîne
à une finalité d’ordre politique : à une
thérapie sociale ou encore à la préservation d’une
zone insoumise aux intérêts divers et dans laquelle une
critique de la vie peut se concevoir. Enfin parce que la réalisation
de ces finalités nécessite à chaque fois l’usage
de techniques et d’instruments institutionnels, l’objet-notion
livre de l’espace littéraire et éditorial, mais
aussi les machines de spectacularisation plus ou moins discrète
comme la salle de concert, le musée, la scène. L’art
qui fonctionne dans le cadre de cette idéologie séparatiste
et, de fait, dans des univers séparés (aujourd’hui
encore, la plus grande partie de l’art visible, enseigné,
médiatiquement accepté) a toujours établi des connexions
entre ses produits et de telles techniques ou instruments, ne serait-ce
que parce que sans elles ces produits seraient pour les artistes et
les consommateurs de cet art proprement inconcevables. Mais la spécificité
fonctionnelle de cette économie artistique est d’avoir
rendu ces connexions invisibles ou hypocrites. Elle les a naturalisées
au cours d’un long travail philosophique, largement relayé
par les institutions du monde de l’art, au cours duquel elles
ont été reconstruites de manière à sembler
presque aller de soi et appartenir à l’essence de l’art
et du comportement artistique. En faisant ainsi disparaître l’enchevêtrement
d’actes économiquement intéressés et, en
idéalisant les techniques de la perception et de la compréhension,
on a réussi à normaliser l’idée de distance
esthétique. Le travail de saisie d’une forme peut alors
tautologiquement se redécrire comme une question d’attention
perceptive focalisée sur des types sémiotiques naturellement
limités (densité syntaxique et sémantique, saturation,
etc… pourvoir de représenter « un monde »…)
: précisément ceux incarnés optimalement par les
formes d’art consacrées dans les territoires de l’art
qui ratifient cette reconstruction théorique, et où s’exercent
quasi inconsciemment les techniques d’interconnexion hypocrite.
Penser l’action directe des œuvres, ou
concevoir des œuvres à action directe, comme j’essaie
de le faire c’est décrire ou imaginer des modes de connexions
à des pratiques qui ne soient pas uniquement hypocrites. Plus
précisément, c’est penser l’activité
poétique en tant que connexion non hypocrite de pratiques énonciatives
variables. Ce qui implique non seulement que soit abandonnée
l’idée générale que la compréhension
d’une œuvre relève d’une relation esthétique,
« distanciée » du sujet-lecteur au texte, mais surtout
qu’un genre d’investigation neuf soit inventé pour
définir et examiner une pluralité d’inter-relations
pratiques caractérisant le fonctionnement des œuvres dont
le régime inter-relationnel est inhabituel (ce qui ne veux pas
dire qu’elle ne travaillent pas en sous-main, sollicitant par
exemple des réflexes cognitifs communs, comme nous allons le
voir). Je voudrais en profiter pour souligner ici que la
domination exercée par l’idée hypocrite de l’art
est tellement forte qu’elle semble fasciner quasi toute la littérature
théorique traitant la question de l’interaction entre l’art
et la vie pratique. L’effet produit est celui d’une crispation
du régime rhétorique et d’une uniformisation des
références. D’abord on peut noter que le ton change,
que même chez les auteurs les plus désinvoltes, le thème
est dramatisé comme lorsqu’on parle d’un tabou. Des
exemples, toujours les mêmes, reviennent : Malevitch, Burden,
Schwarzkogler. Et surtout s’impose presque immanquablement l’impression
que les modèles platoniciens et nietszchéens se sont partagé
jalousement d’un côté le thème de l’effet,
de l’autre celui de la cause ou du processus causal. Car quand
on examine l’action de l’art sur la vie, c’est le
plus souvent comme action subversive ou perturbante, un coup de pied
dans l’équilibre social, assez peu, finalement comme une
régulation (comme chez Aristote).
Lorsque le processus causal de l’action est présenté,
c’est le plus souvent en termes non déconstruits, en utilisant
des métaphores comme celle de la suggestion hypnotique, de la
magie, de la contamination ou encore de la régression primitive
à des comportements sociaux pré-rationnels. Lorsqu’est
posée la question du pouvoir performatif des textes littéraires,
les tentatives de déconstruction se déploient en grande
majorité sur le terrain de la logique : associant ou tentant
d’associer le contenu d’un « dire »
à un « faire ». L’analyse fait comme
s’il allait de soit que l’interaction texte-vie se situait
fondamentalement au niveau propositionnel et non par exemple aux niveaux
des actes et des techniques plus ou moins consciemment appliqués
par le lecteur pour accéder à ce stade interprétatif,
auquel le texte peut être réduit à un ensemble articulé
de propositions descriptives ou de jugements de goût. S’en
tenir à une description de l’action d’un texte comme
action propositionnelle, ramène en somme la question de l’interaction
à un problème uniquement rhétorique, liant un produit
discursif fini à un public conçu d’un bloc comme
un auditoire-cible. Bien sûr les effets pragmatiques suggestifs
font partie de ceux dont la clarification nous importe, mais ils sont
vraiment loin d’être les seuls envisageables. D’autre
part on aimerait posséder autre chose que la magie comme modèle
capable de réfléchir l’interaction art-vie, car
somme toute ce modèle n’est pas autre-chose qu’un
non-modèle qui empêche l’avancée dans l’analyse
des processus d’action. Assurément nous avons besoin de
concevoir d’autres mécanismes pour redécrire
le réseau des causes possibles selon lesquelles dans certaines
situations Keybaord study#2 nous réveille. Les premières questions qui me sont alors
venu à l’esprit furent les suivantes : quels types de connexions
une production poétique (ou susceptible d’être étiquetée
ainsi) peut réaliser pour fonctionner non hypocritement, c’est-à-dire
autrement qu’en suscitant une mise à distance esthétique ?
De quelle manière l’art peut-il s’ajuster à
la vie pratique sans s’y dissoudre complètement ?
« L’occupation des socles » est
une pièce qu’on doit présenter avant tout comme
un projet d’action en plusieurs étapes : 1- La diffusion multi-médiatique d’une
exhortation : « pour donner une leçon
à ceux qui ont oublié les gloires anciennes et pour créer
des gloires nouvelles ; je réclame l’occupation des stèles
et des socles abandonnés. Présentez-vous sur le socle
de votre choix, nu ou habillé et mettez-vous en valeur avec ou
sans vos outils, vos instruments, vos jeux ou vos montures. 2- La réalisation exemplaire par Blaine lui-même
de l’occupation réclamée, photographiée (par
Schimmel) au Parc Montsouris alors qu’il occupait un socle gravé
du titre « souscription nationale » ; 3- La publication en revue (Doc(k)s) et quotidien
(Libération) d’une collection de témoignages d’occupation,
comme le laissait présager le texte de l’exhortation, à
commencer par l’occupation de Blaine. L’ensemble peut donc se lire comme un travail
de médiatisation destiné à donner visibilité
et sens à un événement construit de toutes pièces
collectivement, et à créer ainsi une mémoire commune
archivable. Je vais m’en tenir ici uniquement au processus
particulier par lequel l’occupation dans l’espace public qui lui sert de cadre est acte qui parvient
à s’intégrer à la vie pratique tout en induisant
une pratique cognitive inhabituelle dans ce contexte. On notera, dans un premier temps, que l’événement-occupation est conçu pour susciter dans l’espace du parc une réaction
interprétative immédiate par contraste avec l’habitude
de nos usages des parcs. Il produit un contraste qui thématise
cette habitude. D’abord, si quelqu’un peut occuper les socles,
c’est bien parce que les statues en ont été enlevées,
l’occupation
fonctionne donc avant tout comme la monstration d’un vide dans
un espace urbain : nous utilisons le jardin public, le parc d’une
manière tellement routinière que l’habitude a comme
comblé ce vide et qu’il nous faut le voir occupé
pour que sa signification émerge à nos esprits. Une telle
transformation du paysage possède la structure d’une caractérisation
ostensive ou encore d’une redéfinition ostensive de ce
que sont les limites politiques de nos symboles artistiques, autrement
dit, de leur pouvoir de normalisation sociale. Sa valeur première
est indexicale, un peu comme lorsqu’en linguistique on opère
la substitution ou le remplacement d’un constituant pour faire
sentir aux usagers sa valeur et ses propriétés syntaxiques
particulières. Occuper le socle désigne d’abord
la trace même d’une précarité historique de
nos symboles artistiques car les statues remplacées ont
été enlevées précisément sous l’Occupation
et ce afin de fournir le matériau pour fondre des canons. L’acte
de Blaine souligne donc en premier lieu et en dépit de l’idée
courante qu’on se fait de l’histoire de l’art comme
succession de symboles puissants, indéboulonnables, fortement
civilisateurs, le peu de force que les objets d’art peuvent prétendre
opposer aux puissances de domination politiques. Car politiques, nos
objets d’art le sont dans le mode même de leur apparaître
et parfois, c’est le cas de ces statues, jusqu’au devenir
de leur substance. L’occupation révèle ensuite que, quoi qu’on
prétende officiellement, nous avons tous accepté la faiblesse
symbolique de notre art et cela peut-être rendu manifeste jusque
dans la forme de notre décor urbain : si celui-ci est occupable
par un Blaine et si cette occupation nous semble immédiatement
perturbante, c’est que le vide sur le socle a bien été
normalisé. Et cette normalisation même prouve que l’ordre
de notre vie urbaine incarne la désaffection symbolique de nos
représentations artistiques, qu’en fait, nous pouvons supporter
la destruction, pour des motifs belliqueux, d’oeuvres que nous
avons aimées, auxquelles nous avons contribué et qui ont
incarné des idéaux collectifs. On constatera enfin que la cette caractérisation
ostensive, comme toute définition ostensive, ne fonctionne qu’en
contexte. Elle n’est pas descriptible indépendamment de
sa mise en place, autrement dit de son mode d’implémentation
dans l’espace public et de l’usage quotidien bien spécifique
qui en est fait. La monstration réalisée par l’occupation
ne peut avoir lieu que dans ce passage ou cette déambulation
dont les formes même ont été redessinées
par la routine, l’oubli, l’indifférence propre aux
contraintes d’une certaine vie pratique. L’occupation
de Blaine ne fonctionne que parce qu’elle s’ajuste aux usages
ambulatoires courants d’un citadin et à ses normes.
L’ajustement ici est rendu possible parce que la pièce
utilise comme interface de connexion ce que je nommerai une «
structure artistique marginale »,
très subduite par rapport à celles qui caractérisent
les usages esthétiques du monde de l’art, et devenue profondément
solidaire des structures de la vie pratique. Cette structure subduite
est celle de la décoration monumentale des jardins. L’action
de Blaine introduit une perturbation dans l’ordre décoratif-habituel,
laquelle revitalise l’espace d’un instant son articité
quasi désaffectée : c’est ainsi qu’il crée
les conditions de visibilité et d’interprétabilité
de son geste d’occupation, en exploitant en somme le potentiel
relativement « distanciant » d’un socle quasi dés-artifié
dans notre quotidienneté pratique.
En 1999, alors qu’il était pensionnaire
à la Villa Médicis à Rome en qualité d’artiste-photographe,
Pierre Reimer réalisa les deux pièces suivantes que j’ai
choisi d’examiner d’un seul tenant. La première consista
à organiser l’abattage d’un des pins multi-centenaires
qui peuplaient le jardin de ladite Villa. Je me souviens que l’auteur
de cette idée si fraîche avait commencé par réunir
un ensemble de documents concernant l’arbre visé :
il téléphonait joyeusement à ses amis chaque fois
qu’il dénichait une photo où l’arbre apparaissait
dans le décor, plus ou moins jauni par les ans, et je me souviens
que sur l’une d’elle on pouvait distinguer Claude Debussy
avec quelques camarades, un été, profitant de l’ombre
des branches un peu moins centenaire alors. Faisant valoir sa qualité
de pensionnaire, Reimer réclama ensuite auprès de la direction
l’autorisation de couper l’arbre au prétexte qu’il
voulait en présenter le tronc proprement élagué
pour l’exposition collective de fin d’année. A dire
vrai, il n’eut pas à insister outre mesure pour obtenir
satisfaction, et je fus le premier surpris d’une telle facilité
compte tenu de la réputation dont bénéficient les
jardins de la Médicis et de la considération quasi religieuse
avec laquelle les gens qui aiment vivre dans les pensions artistiques
parlent de leur beauté naturelle, calme et reposante. Peu de
temps après, donc, des bûcherons professionnels scièrent
le tronc réclamé, et Reimer en profita pour faire un petit
film avec sa caméra, en souvenir, car il savait bien qu’une
telle œuvre ne pourrait pas matériellement rester sur place
dans son intégrité. Une fois l’arbre au sol et le
jour du vernissage venu, il fit simplement clouer dans l’écorce
le cartel portant ce titre : « sans titre ». Le second travail prit d’abord les apparences
d’un cadeau, offert à la femme du directeur d’alors,
M. Bruno Racine. Il s’agissait d’une splendide photo de
la Villa Médicis en flammes : le bâtiment venait en
effet de brûler partiellement au cours d’une nuit de mars,
ce qui occasionna, en plus de quelques articles de déploration
dans les quotidiens nationaux français et italiens, une enquête
interne qui conclut, encore une fois assez vite, à l’accident.
Il est nécessaire d’ajouter les informations suivantes.
La photo offerte avait manifestement été prise avec cette
grosse chambre en bois 4x5 que Reimer conservait dans son atelier au
fond du jardin : on lui avait octroyé cet espace de travail
qui était bien éloigné du foyer de l’incendie. Quant à l’image elle-même, on peut dire
qu’elle trahissait un réglage maniaque des paramètres
de la prise de vue. Elle ne possédait aucune caractéristique
des instantanés pris sur le vif ou au téléobjectif
et presque toutes celles des paysages monumentaux et statiques, patiemment
composés et réalisés in situ. En fait, tout
semblait avoir été prévu pour que cette photo puisse
prendre place très logiquement et pour ainsi dire très
harmonieusement dans la série des paysages pyrotechniques-nocturnes,
prémédités avec rigueur, et si soigneusement bricolés,
qui à ce moment caractérisaient certaine partie du travail
de Reimer. Autant dire que pour celui qui les regardait autrement qu’esthétiquement,
les différents aspects picturaux du tirage offert suggéraient
au moins l’implication de son auteur dans l’incendie représenté
et peut-être même la nature intentionnelle de celui-ci, puisqu’ils
tendaient à montrer que la consomption des charpentes monumentales
de la Médicis avait cette nuit-là été faite
exprès, déterminée pour conférer une plus
value esthétique à la photo. Mais cette compréhension
des choses fut comme écartée d’emblée. D’abord,
les significations métaphoriques narquoises et un rien mufles
de l’offrande furent ignorées : on exposa l’agrandissement,
après l’avoir accepté avec politesse, au-dessus
du bar, dans la grande salle de réception où elle demeura
jusqu’au départ des Racine. Le rose bleuté profond
de la fumée envahissant la nuit romaine, la beauté immobile
des pierres vivement éclairées d’orangé tout
cela fut mis au compte de la virtuosité de l’artiste et
légitimait peut-être même, a posteriori, le choix
judicieux du jury de la Médicis qui avait su miser sur un tel
talent. La question de la responsabilité incendiaire de Reimer
entretint seulement une rumeur qui ne passa pas les frontières
du monde de l’art, et en tout cas n’enfla pas au point de
lui interdire d’autres résidences. D’ailleurs elle
ne fut à ma connaissance démentie ni accréditée
par personne. Si l’on essaye maintenant d’analyser
le fonctionnement de ces deux « pièces »,
on remarquera que leur logique sémantique est comparable à
celle de L’occupation de Blaine : une modification
du paysage, enregistrable et archivable, est occasionnée pour
provoquer quelque chose comme une monstration d’un aspect du fonctionnement
social de l’art, et se donner comme l’indice momentané
de son état. Une première différence apparaît
quand on observe que les réalisations de Reimer sont potentiellement
identifiables comme deux agressions ou plutôt une agression redoublée
à l’intérieur d’une institution de l’art
et visant celle-ci alors que l’occupation consiste en une
simple perturbation de la forme de l’ordre urbain que nous réservons
à l’art. Alors que Blaine nous renvoie aux usages citoyens
de l’art et à l’idéologie qui les sous-tend,
La destruction de la Villa est une attaque bien concrète
de l’administration officielle de l’art et des logiques
de légitimation qui lui sont propres. En effet, ce que désigne
et prouve par la réalisation l’abattage du pin et l’exposition
de la photo des lieux de résidence en feu, c’est qu’un
usage du concept d’ « art » tel que
l’incarnent nos institutions les plus convenables — un usage
donc orthodoxe de ce terme — est parfaitement compatible
avec la destruction progressive de leurs infrastructures. Les habitudes
de sacralisation d’un art innocent, esthétique, « déconnecté »
sont tellement ancrées dans les pratiques officielles de promotion
de l’art, à ce point inscrites dans règles qui définissent
celles-ci, que ses actants principaux peuvent dans une certaine mesure
rester aveugles et sans réaction face au redoublement d’actes
de démolition qui la vise matériellement. Détruire
une partie de la Villa est possible et même assez facile du moment
que vos actes de destruction sont menés en bonne et due forme,
c’est-à-dire dans la logique de l’art tel que l’institution
la conçoit elle-même. L’intérêt de ce
travail est qu’il interroge sur l’existence d’une
possible limite. Une sorte de seuil au-delà duquel on assisterait
à quelque chose comme une rupture dialectique entre l’intérêt
esthétique est l’instinct de préservation institutionnel,
le moment où même présentés sous des formes
éminemment exposables une « œuvre »
n’aurait plus l’aval du directeur qui ferait prévaloir
alors, paradoxalement, des raisons autres qu’artistiques pour
justifier l’existence ou plutôt la survie même de
son institution d’art. Si on se penche maintenant sur les moyens connectifs
mis en œuvre dans le cas de Reimer, on remarquera qu’ils
sont les mêmes aux deux étapes de l’agression :
ils consistent à appliquer la logique propre au terme « art »
dans le monde de l’art à des réalités qui
normalement en sont exclues et dont l’existence est en général
réglée par d’autres jeux de langage mais qui font
aussi partie du territoire de l’art, de l’art intra muros.
Ce faisant il réalise en les poussant le plus loin qu’il
peut une artification systématique et sans état d’âme
de la vie pratique ou du moins de la part de vie pratique qui se trouve
matériellement inscrite dans les zones dévouées
à l’art et à la validation de ses logiques productives.
S’il est possible d’exposer la quasi preuve d’un acte
incendiaire sans souci, c’est parce qu’il est possible dans
une certaine mesure de neutraliser l’usage juridique du mot incendie
par son usage artistique, esthétique, symbolique : parce
que la géographie de nos usages, le permet. D’une certaine manière il est possible
de comparer le travail de Reimer à certains travaux dits de cut-up,
c’est-à-dire de montages verbaux rapprochant des énoncés
hétérogènes pour suggérer, par exemple,
des unités idéologiques se tramant derrière des
réalisations verbales apparemment diverses. Mais comme on peut
en faire tous les jours l’expérience, il est rare que le
cut up embraye, d’une manière ou d’une autre, sur
la vie pratique. La plupart du temps il demeure plutôt un moyen
de fabriquer des fictions à vertus morales. Le cut-up littéraire
ou poétique reste le plus souvent un art plaisant, salonard,
déconnecté. Reimer pour sa part ne rapproche pas sur une
page des énoncés plus ou moins liés à un
thème, mais il connecte différents usages d’un terme
dans un cadre institutionnel. Connecter des usages de cette façon
est un moyen d’action parce qu’à la différence
d’un énoncé recopié et cité, un usage
institué-manipulé conserve une performativité sur
laquelle l’auteur peut travailler, sa matière devenant
l’ensemble même des pratiques que les emplois du terme déterminent. Voilà donc deux stratégies artistiques
possibles de connexion à la vie : la première me
semble plus déshabituante que perturbante et la seconde ne peut
pas vraiment être reclassée dans la catégorie « art
dangereux » comme une œuvre de Burden. Aucune d’elles
ne fait prendre de risques au spectateur et d’ailleurs rien ne
prouve vraiment définitivement que les occupants de la Villa
furent délibérément exposés à un
risque réel. Ce que ces œuvres réussissent à
connecter ce sont des usages déterminés par des croyances
et des habitudes. Elles possèdent toutes deux le point commun d’être
des mixed-media, mais dont les limites ne sauraient se confondre
avec celles d’un objet matériel (d’admiration). Autant
dire qu’à moins de les réduire à de l’art
normal (à une performance transposable sur scène pour
Blaine, à une photo ou une « sculpture »
pour Reimer), il est nécessaire pour décrire leur
fonctionnement d’identifier les modalités de leur relation
à d’autres instruments : le socle du parc, le cadre
matériel de l’institution. L’espace de la vie pratique
est partout traversé de zones artistiques « subduites »,
narcotisées par l’habitude. Celles-ci offrent un point
d’ancrage qu’exploite le travail de Blaine. Les territoires
de l’art dans lesquels s’appliquent concrètement
les logiques performatives de l’art sont aussi des espaces censés
être praticables autrement qu’artistiquement. Reimer tire
partie de cette juxtaposition d’usages en ménageant leur
confusion et en faisant de celle-ci son art. Dans un cas comme dans
l’autre nous voilà devant des pratiques qui ne sont ni
sont déterminées par les exigences normales de la vie
active, ni ritualisés, mais qui pourtant agissent sur la vie
en réalisant avec ses outils de nouvelles connections. Il nous
faudrait désormais pouvoir disposer de poétiques capables
d’élaborer des catégories rendant perceptibles et
compréhensibles des fonctionnements de ce genre et d’autres
encore, peut-être plus difficiles à décrire pour
nous parce que moins liés aux moyens artistiques que nous savons
reconnaître. Nous avons à reconcevoir la façon de
construire nos poétiques et de penser leur rôle. Reste
à établir maintenant quelques bases logiques possibles
de cette reconception.
3- Une transfiguration chez Walton.
Nos jugements de valeurs et nos facultés de compréhension
sont profondément déterminés par les catégories
que nous activons pour saisir les objets d’art. Les impressions
particulières que j’éprouve par exemple à
la lecture des deux premiers quatrains du poème « Bateau Ivre »
de Rimbaud n’ont rien à voir avec celles que je ressens
lorsque je lis strictement ces mêmes vers, mais en tant que ready-made
textuel « composé » par Jean-François
Bory et intitulé « Poème Paresseux ».
En modulant les cadres de références génériques
on modifie donc les facultés de saisie esthétique, dirige
l’attention vers d'autres propriétés : on change
l’appréciation dans son processus comme dans son résultat.
Il y a pas mal d’années déjà, Kendall
Walton, proposait cette fiction philosophique que je résume et
transforme à peine : prenons une œuvre qui ne provoque
généralement que peu d’intérêt, semble
incohérente, inconsistante et pleine de clichés. Si nous
nous mettons à la percevoir dans un ensemble de catégories
inventées pour elle dans le seul but d’améliorer
sa perception esthétique, c’est-à-dire d’adapter
celle-ci à des valeurs positives, cette œuvre nous semblera
tout à fait digne d’enthousiasme, risquera même d’être
tenue pour un chef d’oeuvre. Il suffirait par exemple de concevoir
une catégorie de compréhension dans laquelle l’incohérence
serait générique, autrement dit un trait standard (comme
l’est l’unité de lieu pour les tragédies classiques),
de présenter l’inconsistance comme une valeur éthique
liée à tel rôle séditieux de l’art,
de redécrire enfin l’usage du cliché comme un trait
variable susceptible de susciter un comportement axiologique et de recouvrir
toute une palette de nuances significatives (comme le sont les différences
de timbres pour les objets d’art appartenant à la catégorie
« interprétation pianistique »). Mais Walton
retire vite tout espoir à qui aurait la prétention de
promouvoir des goûts trop personnels grâce à un habile
travail de redescription s’appuyant sur une taxinomie excentrique :
« Il est certain, dit-il, que pour trouver de telles catégories
ad hoc, il faudrait faire preuve d’autant de talent et
d’inventivité que pour produire directement un chef d’œuvre »,
prévient-il. Cet argument m’a
arrêté un temps. Il dévie du sujet central de l’essai
qui était plutôt destiné à produire des critères
pour justifier l’application de catégories de perceptions
et définir ce que pourrait être un jugement de goût
« correct » — la correction du jugement
s’évaluant à l’aune de l’adéquation
de la catégorie employée pour saisir l’oeuvre et
l’apprécier. L’argument dévie dans un sens
qui me concerne car quand il en vient à cette hypothèse
des catégories ad hoc, Walton pose la question de la possibilité
d’une conversion ou plus généralement d’un
renouvellement de la perception et de l’appréciation grâce
l’intrusion de catégories nouvelles, entièrement
fabriquées à dessein par un tiers. Un peu comme Laurent
a pu changer la perception de la Study#2 en modifiant sa compréhension pratique. Or ce que récuse
Walton c’est la possibilité d’un renouvellement réel
par ce moyen : ce travail nécessiterait une puissance imaginative
telle qu’on n’y gagnerait rien, autant produire directement
une œuvre de valeur, un « chef d’œuvre »
comme il dit. Mais moi je puis me targuer, contre lui, d’avoir
été dans cette voiture et d’avoir pu constater de
visu la réalité d’un changement de perception et
d’appréciation provoqué par un discours ad hoc.
Je voudrais donc pour terminer mon propos examiner les raisons de cette
impossibilité supputée par Walton afin de reconstruire
par contraste ce qui ce qui a bien pu conférer, en l’occurence,
au type d’indication-redescription formulée par Laurent
son pouvoir de reconception. Fournir ou imaginer des catégories de perception (et de production)
opératoires pour la compréhension et l’appréciation
d’oeuvres n’est évidemment pas un acte fictif réservé
à la spéculation waltonienne mais nous renvoie assez bien
à un type d’activité théorique traditionnel,
et même pour ce qui est du domaine des arts littéraires,
formé depuis longtemps en une discipline : la poétique.
Si l’on pose donc maintenant qu’une poétique se définit
comme un discours permettant la reconnaissance des œuvres, notamment
littéraires, qu’elle redécrit systématiquement
à partir de caractéristiques fonctionnelles (telles que
« pitoyable », ou (pourquoi pas) « énergisante »)
et qualitatives (telles que « vulgaire » / « élevé »),
on conviendra que l’argument de Walton consiste à affirmer
d’emblée l’inefficacité de tout acte d’invention
poétologique alors que mon anecdote auto-routière figure
la réussite d’une telle entreprise. Lorsque je parle de
reconnaissance, c’est donc bien au double sens du terme :
à la fois perceptionnel
de voir dans/par une catégorie, « remettre »
une œuvre (comme lorsque vous demandez à quelqu’un
qui reste perplexe devant votre visage « vous me remettez ? »)
et aussi appréciatif dans la mesure ou toutes les théories poétiques que
je connais associent plus ou moins explicitement chaque ensemble de
traits catégoriels à un type de fonctionnement pragmatique
précis (production de crainte ou de pitié, d’effet
de réel, d’hésitation générique, que
sais-je encore….) et proposent donc par là même un
critère d’évaluation : celui du « bon
fonctionnement » ou si l’on veut d’une relation
optimale entre un réseau de causes (les traits perçus
ou perceptibles) et l’effet pragmatique produit (dont le genre
est attendu). C’est parce que nos catégories poétologique
sont toujours implicitement causales qu’elles nous permettents
par exemple de parler de virtuosité gratuite (Chez Vladimir Horovitz
par exemple) ou de forme « tape-à-l’œil»
(Chez Matthew Barney). Dénouer les raisons qui poussent Walton à présumer
l’échec d’une poétique ad hoc aura par conséquent un bénéfice
théorique double : nous permettre d’une part de clarifier
l’actuel fonctionnement du « nouveau » en
art en le distinguant par exemple de l’idée de nouveau
chez Walton, et d’autre part, faire apparaître le sens dans
lequel nous pourrons reconcevoir nos poétiques pour favoriser
la compréhension et la reconnaissance des productions nouvelles. Le fait de parler de chef d’oeuvre directement produit (qui serait plus facile à
imposer dans le monde de l’art qu’un navet munie d’une
théorie ad hoc) suggère une conception bien particulière
de la relation œuvres-catégories de perception et aussi
bien de la dialectique théorie poétique-pratique artistique.
Le « chef d’œuvre direct », c’est
l’œuvre nouvelle et qui est immédiatement et généralement
comprise et reconnue (au sens le plus fort), prend place durablement,
sans passage au purgatoire des opinions partagées, dans le paradis
de l’histoire de l’art : quelque chose donc d’assez
rare aux temps modernes. Au contraire le « chef d’œuvre indirect »
ou l’oeuvre « indirectement reconnue » serait
celle dont la reconnaissance n’est possible qu’à
condition d’appliquer un ensemble fait exprès de catégories
perceptionnelles, lesquelles ne sont valables que pour un individu ou
un petit groupe et d’ailleurs applicable à une œuvre
et celle qui lui ressemble. Cela ne peut pas marcher nous dit Walton.
Et il en suggère implicitement la raison. Ce n’est pas
que l’œuvre « directement » reconnue
soit perçue « immédiatement » (ce
qui n’aurait aucun sens) mais que sa reconnaissance suscite la
mise en pratiques d’un schème catégoriel qui serait
à la fois collectif, socialement intégré, et assimilé
par chaque individu d’une culture donnée, activable de
manière réflexe. Percevoir une œuvre comme appartenant
à une certaine catégorie pourrait se comparer à
comprendre une phrase dans sa langue maternelle : c’est,
indique Walton, « percevoir la gestalt de cette catégorie.
Il ne s’agit pas de produire des inférences catégorisantes
à partir du constat de la présence de tel ou tel trait
standard ». On voit donc qu’à l’opposition
« direct » VS « indirect »
s’ajoute logiquement une autre opposition concernant non plus
les œuvres mais les catégories perceptionnelles : « assimilées-réflexes »
VS « inventées-inférencées » le
premier terme étant largement affecté de connotations
naturalisantes et positives et le second d’artificialité
négative. Car sinon pourquoi une œuvre ne pourrait-elle
pas être reconnue par inférence comme il est possible de
le faire avec n’importe quel autre objet ? Pourquoi ne pourrait-t-on
pas la reconnaître comme je découvre le sens d’une
phrase en latin ? Pourquoi aurait-on besoin d’avoir automatisé
les catégories perceptionnelles pour reconnaître une œuvre
d’art spécifiquement ? Plus qu’à une
somme neutre de propriétés, les catégories automatisées
qui nous permettent de percevoir une Gestalt dans le continuum d’un
objet nous donnent par là accès à une structure
de stimuli émotionnels : leur charge impressive, si minimale
soit-elle, reste tributaire d’associations réflexes auxquelles
notre culture nous a conditionnés, comme par exemple l’impression
de tristesse ou de gaieté que produisent en nous certaines structures
sonores. Reconnaître une « œuvre »,
c’est donc avant tout pour Walton être frappé d’impressions par une
forme globale, ce qui n’empêche pas une fois l’œuvre
reconnue d’adopter une attitude moins passive de type interprétatif
inférentiel. Dans cette perspective il ne saurait exister qu’une
sorte de poétiques immédiatement valables : celles qui transcriraient,
redécriraient d’un point de vue extérieur et neutre
les catégories structurant « réellement » nos manières
— pour certaines inconscientes— de percevoir l’art
à un moment donné. Les autres, les ad hoc, sont
vouées à l’échec car détachées
de ce qui structure notre compréhension intuitive. Une
telle conception présente un inconviénient notable :
elle semble nier la possibilité d’un pouvoir de la théorisation
poétique sur la perception et la compréhension des oeuvres
autant que sur leur conception. Cette conséquence semble plutôt
contradictoire avec ce que nous savons de l’évolution du
goût et des pratiques artistiques, de leurs mutations rapides
et qui semblent bien entraînée par l’expression arbitraire
d’opinions personnelles ou groupusculaires. En somme, cela reviendrait
à accepter l’idée que le monde de l’art n’a
pas le pouvoir de susciter des changements qualitatifs radicaux parmi
un ensemble d’attitudes esthétiques données, qu’il
ne peut théoriquement que valider ou constater des comportements
esthétiques, et en définitive qu’il ne possède
aucune autonomie critique. Si ces conséquences nous apparaissent
très réfutables, c’est probablement parce que l’idée
waltonienne de la relation théorie (poétique)-pratique
dans la fabrique du nouveau n’est plus la nôtre et ce probablement
parce que nous concevons autrement la notion de « nouveau ».
Revenons maintenant à l’histoire de la Study#2 de Riley en voiture que j’évoquai
précédemment. Premièrement, observons que dans
cette expérience, qui était aussi pour nous à la
fois une expérience de nouveauté et de changement perceptuel,
l’inférence a fonctionné immédiatement :
elle a permis à un objet sonore initialement inconnu ou méconnu
d’être reconnu comme forme fonctionnelle. La différence
avec la théorie ad hoc de Walton est double. D’abord on n’attendait pas forcément
de l’objet que sa forme globale soit d’emblée catégorisable,
autrement dit qu’elle fonctionne par elle-même dans le cadre
d’une relation esthétique, même si c’est, de
toute évidence, cette lecture qui a été essayée
de prime abord. Ensuite le discours prononcé par de L. concernait
moins des traits formels caractéristiques de la Study#2 qu’un type d’activité pratique dans
lequel il était possible de la recontextualiser (conduire sans
dormir). Le travail poétologique minimal fourni par ce discours
a donc consisté à circonscrire arbitrairement (et de manière
complètement ad hoc) un ensemble d’outils auxquels l’objet sonore Study#2 pouvait être connecté
d’une façon à la fois singulière et qui satisfasse
pratiquement : aucun autre type d’objet disponible ne pouvait
dans ce contexte permettre ce que celui-ci permettait. Il est clair qu’une poétique qui fonctionne de la sorte
est immédiatement applicable, sa fonction est simplement monstrative :
elle indique un type de place possible, auparavant inaperçu,
qu’un objet peut prendre dans un réseau de pratiques. Le
rôle du discours poétologique change donc : celui-ci
ne se voue pas à classer systématiquement des traits perceptibles
en catégories permettant de saisir des formes globales :
la reconnaissance y est moins question de perception que de compréhension
d’usage ou encore de circonspection : il s’agit de faire reconnaître
des types de connexion possibles entre des outils et de définir
des totalités d’instruments propices à des usages. Il faut noter cependant que seules des conditions historiques bien
particulières peuvent pousser la poétique à
transformer son activité de catégorisation et de définition
en un travail de circonspection. Il faut pour cela être dans une
période comme la nôtre, caractérisée par
une atomisation du comportement esthétique ; un moment où
la multiplicité fonctionnelle des arts est telle qu’elle
semble non subsumable, si bien qu’il apparaît impossible
de savoir a priori quoi attendre d’une œuvre
d’art ni quelle attitude adopter avec elle, comment y appliquer
notre esprit, dans quel dessein. En de telles périodes les poétiques
ne peuvent plus être pensées comme soumises à l’esthétique
et deviennent les instruments clefs de la pluralisation fonctionnel
de l’art. Je me souviens que quand j’étais gosse,
à l’époque où Walton rédigeait son
article, la notion de nouveau n’avait pas la même saveur
intellectuelle. Comprendre un objet nouveau signifiait la plupart du
temps déplacer ou réajuster progressivement les cibles
de son attention, assimiler de nouvelles catégories de perception,
faire en sorte qu’elles deviennent signifiantes et actives d’une
manière impressive et émotionnelle. Cela voulait dire
par exemple devenir capable d’écouter autre chose dans
un phrasé de piano que la manière d’articuler de
Fisher ou de Nat pour saisir ce qu’était l’articulation
de Glenn Gould et parvenir à l’apprécier. Mais l’attitude
propice à cet accommodement tout comme son but restaient les
mêmes : il fallait se concentrer pour observer les spécificités
d’une forme globale et tirer satisfaction de cela. D’une
certaine manière on savait quoi attendre du nouveau : chaque
art était en gros représenté par un réseau
d’institutions qui avaient, entre autres, pour rôle d’enseigner
ou de faciliter autant que faire se pouvait l’acquisition réflexe
de nouvelles Gestalten catégorielles. J’ai l’impression
que les choses ont commencé à changer dans les années
70, lorsque le mot art s’est mis à être employé
comme un préfixe. Mickael Nyman par exemple a parlé d’art-music pour désigner des pratiques musicales qui déviaient
de façon significative de celles qui dominaient à cette
époque dans le monde musical sérieux, et qui bien que
très sérieuses elles aussi et cherchant une reconnaissance,
ne consistaient pas à provoquer le recueillement du public dans
une salle de concert respectueuse. La musique art-music pouvait
par exemple être celle avec quoi l’on sonorisait des espaces
de vie active comme des halls d’aéroports : il arrivait
donc qu’elle soit délibérément faite pour
entrer en relation avec nos activités courantes. Recopier un
fragment de Rimbaud et le mettre dans une anthologie poétique
(comme le fait Bory), raconter cinq vies d’héroïnes
telles Courtney Love ou Sissi dans un style affectant quasi le style
des biographies de magazines sont deux gestes d’écriture
qu’on pourrait aussi qualifier d’art-poetry. Le préfixe indique alors une
émancipation pratique : il signale qu’au moment où
l’œuvre est produite, les attitudes esthétiques reconnues
par les institutions chapeautant les disciplines ne vont plus permettre
au public d’activer correctement l’œuvre. Le nouveau actuel n’est pas un nouveau formel, il diffère
dans le sens où il provoque une interrogation radicale sur l’usage.
Son approche ne peut donc plus être uniquement perceptuelle, du
coup, la nature même de la relation entre les œuvres et les
théories poétiques doit être repensée. Dans
le paradigme Waltonien, le discours poétique valable est celui
qui explicite les catégories qui structurent notre perception,
à la manière des poétiques néo-aristotéliciennes
des années 1950 ou structuralistes des années 1970. Le
point de vue descriptif qui y était adopté demeurait surplombant
et résolument objectif même si ces poétiques avaient
conscience de reconstruire leur objet et de modifier les formes
littéraires de leur époque (ce qui est indéniable,
pour toute une partie, certes peu gratifiée, de la littérature
narrative des années 70-80). En tout cas elles ont continué
de s’écrire comme si elles étaient extérieures
au champ extensionnel dont elles présentaient les divers aspects
qu’elles classaient en types. Il me semble qu’aujourd’hui
la structure même de la notion de « nouveau »
impose un changement de position des poétiques par rapport aux
objets qui peuplent le champ qu’elles prétendent décrire.
Le discours de théorie poétique ne peut plus se concevoir
idéalement comme un discours supervisant, « purement »
aspectuel ou perceptuel. Il
ne peut plus s’en tenir à la définition objective
de composantes internes d’un objet mais
doit être reconçu comme un instrument d’une
famille d’instruments dont le rôle consiste à désigner
cette famille afin de favoriser l’activation de l’objet
artistique. Dans le cas du texte poétique, la théorie
poétique, la part de poétique dans nos discours portant
sur ce texte doivent être reconsidérées comme des
instruments circonscrivant l’ensemble des autres instruments de
la famille d’instruments incluant la production poétique
et par laquelle cette production va pouvoir accéder à
un usage pratique singulier. Il s’ensuit d’autre part une
redéfinition du poétique en termes connectifs. Peut
être pensé et accepté comme poétique tout
instrument qui est intégré à une famille d’instruments
dont un des instruments est une poétique. Cela n’a l’air
de rien, mais c’est pourtant ce qui par exemple nous permet de
comprendre pourquoi certains (ô combien nombreux) objets lancés
dans l’institution de la poésie, n’accèdent
jamais à un degré de poéticité qui préserve,
à terme relativement bref, leur visibilité et leur usage
en tant que poésie : ils sont connectés à des poétiques
défaillantes, mal adaptées et qui les laissent déchoir
assez rapidement au statut de simples choses impraticables. La circonspection
poétologique est la pratique théorique poétique
par quoi la poésie peut maintenant se départir de son
être institutionnel.
|