DESSERRE, LA COMPTINE DE CHRISTOPHE TARKOSJean-Marc Hémion
Processe (1997)
de Christophe TARKOS (1963-2004) est un proême de quelques 126
pages débutant inhabituellement par une prose théologique
trinitaire prolixe, s’achevant, après de nombreux exercices
rythmiques, sur des considération relatives à un dictionnaire
incomplet, legs maternel à transmettre de génération
en génération. Du
début à la fin se développent, entrecoupés
par d’autres thèmes divers discontinus et redondants, textes
sur la filiation et transmission filiale des textes. Les définitions
mises en exergue suggèrent cette structure dans laquelle le théologique
(procédé, procession, Processe) enserre l’existentiel
(processif) et le logico-mathematico-judiciare (procédure, processeur).
Quel procès de la “ pensée ” se
risque dans quel “ proême ” ? Que signifie
penser “ “ Processe ” ? Pourquoi
le trinisème ? Comment passe-t-on de “ parti-pris
des choses ” et “ compte-tenu des mots ”
à la “ comptine ” ?
Processe se présente
comme un “ proême ” qui répondrait
aux exigences formulées par Francis Ponge dans Proême
[1]
: déclaration
“ sincère et vraie ” d’un refus de
la poésie, d’un projet d’aboutir “ à
des formules claires et impersonnelles ”, tension vers des
définitions-descriptions rendant compte du contenu actuel des
notions ; nécessité de substituer le livre aux dictionnaires
(encyclopédiques, étymologiques, analogiques, de rimes,
de synonymes) ; projet de nommer les “ qualités
différentielles ”, d’écrire un De
Varietate Rerum ; un “ parti-pris des choses ”,
enfin, et un “ compe-tenu des mots ” (PPC, CTM)
s’inscrivant dans le projet, associé à Rimbaud et
à Lautréamont, d’une nouvelle rhétorique.
Toutefois, Processe n’est
pas un exemplaire de fabrique pongienne, dans la mesure où “ les
choses ” prolifèrent, où “ le défilement
continu ”
[2]
, le processus incessant déçoit l’ “ expérience ”
[3]
dont il procède et relance l’examen
entre analogies et dispersions. Ainsi, telle expérience critique
[4]
de séparation du touché/touchant, si
peu merleau-pontienne, dit le défaut d’ancrage pré-réflexif,
un défaut non extatique ; la “ matière ”
donne lieu, après discontinuités, à exercices rythmiques ;
le “ procès ” ou processus des choses,
“ comptine ” tenue des mots, se développe
à partir d’une pensée impersonnelle, voire négative
comme la théologie du même nom. “ Repenser ”
ne consiste donc pas en une réconciliation avec le cosmos, avec
les “ racines ” où se confondent les choses
et les formulations
[5]
; repenser ne consiste même pas à
écarter la mystique pour un traité de la variété
des choses, tant il est vrai que cette variété, quand
elle se désintègre, “ elle fait une jolie
lumière bleue ”
[6]
. Au
support de “ la nature ”, ne succède pas
celui des choses ou de l’élémentaire et, dès
les premières pages, vibre un chiasme sans familiarité :
“ Pendant la mort, il/ ne se passe rien, mais/ du vivant,
il reste le/ cadavre. Pendant l’an/ nihilation, il y a un/ rayon
gamma, mais de/ la chose, il ne reste rien. ”
[7]
Discréditée la familiarité du mort
comme annihilation, des “ corps ” et des “ choses ”
comme “ étants ” ; perturbée
la confusion du reste et du ressuscité ; dissipée
la présence épicurienne dans ses reprises contemporaines :
“ Le quark est trine. Un quark isolé n’existe/
pas. Le premier est l’ultime matière, le/ deuxième
est l’ultime matière, le troisième/ est l’ultime
matière, indissociablement co-/ liés, co-enchevêtrés,
co-enlacés, co-lovés/ dans une unique réalité
ternaire (…) ”.
Dans cette “ danse des quarks ”, qu‘appelle-t-on
repenser et penser ?
Dans Processe, la
pensée se cherche et s’évente. Elle ne pèse
ni ne recueille mais se poursuit de décrire des écoulements
et d’inscrire sans ornement son écoulement. Examinons rapidement
la disposition fragile d’un titre d’abord, un seul, comme
l’annonce d’un chapitre qui n’a pas lieu et qui n’a
pas de successeur : “ Important de Penser ”
[8]
. La pensée ou le penser sans méthode,
soucieuse des effets, exposée aux obstacles
[9]
, se distingue-t-elle de quelque chose comme ses obstacles
ou ses effets ? On peut en douter en lisant : “ Au
début est la pensée. Elle com-/mence à penser et
se perd. Elle se/perd et essaye de revenir. Elle ne/ parvient pas à
revenir ; Le bruit du/ vent. Les signes n’étaient
pas atta-/chés, impossible de les retenir ensemble ” ;
et, si près de la fin : “ C’est le vent
qui va frivolant/ c’est le vent qui vole, qui frivole/ c’est
le vent qui va frivolant / la pensée est l’aide ” ;
et plus près encore de la fin : “ Un, deux, trois.
Penser. Un, deux, trois. Continuer à/ dire la même chose
pendant l’éternité (…) ”
[10]
.
La pensée ne se retrouve pas, ne se laisse pas perdre.
Elle dure d’endurer son non retour. Elle saute, ressaute, chante
(des comptines, beaucoup) et danse (de tout) avec les quarks et les
vocables. Le proême de Tarkos est embarqué dans un processus
sans élément ni retraite, exposé au vent.
Que signifie nommer “ processe ” tel proême
sans élément ni retraite ?
Un processus de détachement provoque la pensée :
“ Les signes n’étaient pas attachés,
impossibles de les retenir ensemble ”. Perdue, la pensée
revient d’un autre retour que celui accompli par le processus
systématique dans la circularité outre-mathématique
du “ détachement ” - absoluité –
hégélien. Ce processus, toutefois, récuse aussi
et l’extériorité de l’histoire et celle du
calcul à partir d’une lecture trinitaire. “ Procéder ”,
précise l’exergue, se dit du lien qui unit le Saint-Esprit
à la Trinité : quel lien unissant Processe
à l’ineffable Trinité sépare Processe
du processus systématique ?
Si “ les textes sont vrais, sont sincères ”
[11]
, si avec cette exactitude rien ne bouge, il suffit que
“ je déplace ma main dans le vide et tout change ”,
et tout se dissipe en points dont la coordination constitue une “ belle
musique ”
[12]
. Il y a donc, passé ce mouvement, le sens
des textes ; toutefois, nouveau déséquilibre, un
brouillage par “ l’universel reportage ”,
un déferlement de faits, de sigles et de chiffres avec ses étincelles
tragiques, ses épreuves fulgurantes. Et, de nouveau, le support
de la matière et des preuves, à peine menacé par
la dissolution acide des urines animales qu’un dépôt
maîtrise. Enfin, l’inquiétude d’un ultime aphorisme :
“ Les premières traces/ de la vérité
de la Tri-/ nité renvoient à des/ traces plus anciennes ”
[13]
. De déséquilibre en déséquilibre,
nous passons de textes en traces par une écriture de l’inquiétude
telle qu’un autre aphorisme suit immédiatement l’ultime
de la page : “ Plus inquiétant qu’une/
généalogie sans fin, le/ fait que cela mainte-/nant soit écrit ”
[14]
. L’inquiétude s’accroît de
s’écrire et la Trinité n’inaugure ni n’achève.
Un mouvement, suggéré en exergue, déplace du “ procéder ”
- du Saint-Esprit à la Trinité – à “ Processe ”
- saint dont les restes sont dans le fond droit du transept de la basilique
de Saint-Pierre à Rome. Ce proême procéderait de
l’architecture de lettres qui recèle des restes à
partir d’une prise en compte des “ choses qui arrivent ”
[15]
. Aussi, cette prise en compte prend-elle acte du dérisoire
des obervations muettes tout comme des rapports de l’historia
et des mesures du calcul .
L’esprit historien ne s’est pas détaché,
il grésille et au “ bruit de fond de l’histoire ”,
dans lequel s’achève le monde, réplique “ ce
qui sera dit une fois [qui] aura plus de force que toute la réalité ”
[16]
. A la critique familière de l’historicité
de l’historicisme, qui brouillerait les faits et dissimulerait
les règles de clarification, répond la promotion, apparemment
aussi familière, de la dictée du dire, du poème
plus philosophique que l’histoire
[17]
. Le “ dire ” oriente par détachement
à l’égard du bruit ; le “ dire ”
coïncide avec ce qu’il dit advenir. Cette coïncidence,
toutefois n’est pas celle de la mesure mathématique avec
elle-même : “ (…) le monde s’achève/
dans le bruit de fond./ Pas d’autres méthode pour
comprendre. Que cette/ langue. Continuer. Elle n’est pas une arme
pour/ calculer. Ma langue ne calcule pas. ”
[18]
Cette différence avec le calcul, pourtant distinct
des confusions de l’extériorité historique par son
autonomie d’écriture, à quoi tient-elle ? Plus
loin, un rapprochement est suggéré : “Des
choses comme s’il en/ pleuvait, comme si elles/ avaient toujours
été là en/ grand nombre, en foule/
en vue de créer une mul-/ titude impossible à/
compter. Repenser. Il/ existe une chanson. ”
[19]
Plus bas, il s’agira de “ prendre
tout et l’ensemble, décrire/ le défilement continu
qui prendra/ à la suite son sens, (…) ”. de la procession, du défilé continu des
choses, le nombre ne saurait prendre la mesure. Repenser n’est
pas compter, repenser n’est pas sans proximité avec la
comptine, repenser, c’est “ regarder ce qui défile ”.
Pourquoi méconnaître le pouvoir mathématique de
détermination d’un infini décomposable ? Pourquoi
reléguer “ processeurs ” et “ procédures ”
au rang des accessoires ? Les processions de l’advenir, le
défilé, procèdent, il faut croire, de la Trinité
dont la littérature ouvre Processe.
Quatre pages serrées de citations et notes, invérifiables,
peut-être fictives mais toujours crédibles, ouvrent le
texte et l’inscrivent très rapidement dans la réflexion
théo-logique sur le nombre et l’unité : “ La
Trinité n’est pas hors du nombre mais elle n’est
pas enfermée dans le nombre .”
[20]
On pourrait prendre ces textes pour traces d’une
méditation sur l’expression logique de l’unité
de la pluralité, l’infinité de la pluralité
etc ; traces situant celui pour lequel il importe de penser dans
le défilé des choses. Processe veut dire l’endurance infinie d’un non retour,
d’un défilé qui défie le dénombrement
et revendique, néanmoins , la détermination de ce
qui arrive.
Dans Processe, l’unité
transcendante ou divinité du sens ne va pas de soi, apparaît
même à travers l’ouverture sur les difficultés
logiques et théologiques trinitaires comme n’étant
jamais allée de soi. Ces difficultés n’encouragent
pas, pour autant, l’approbation d’un éclatement post-moderne
dont les revendications (“ processives “ ?)
de Tarkos, en matière de sens, sont bien éloignées.
Si éloignées, qu’à plusieurs reprises, sont
exposées sans ambiguïté les procédures logiques
de Bertrand Russel neutralisant toute tentative pour faire dire à
une proposition quelque chose qui se rapporte à elle-même,
pour faire dire, en d’autres termes, à un énoncé,
quelque chose de dénué de sens. Ainsi, après la
boucle sensuelle de la peau
[21]
, avant le “ noir entre les étoiles ” et sa “ surface ”, on peut lire “ Eradique les boucles étranges
de la/ logique, de la théorie des ensembles/ et de la théorie des nombres. La
solu-/ tion est l’interdiction des formes/ d’auto-référence
en séparant les/ structures valides de “ vides de
sens ”,/ ce carré, car elles n’appartiennent
pas/ au langage, ni au métalangage, ni au/
méta-métalangage, ni à aucun lan/ gage ”. D’autres passages reprennent avec insistance
l’interdiction russelienne contre l’évacuation du
sens. Comment le “ sens ”, annulé par les
anneaux de l’auto-référence, émerge-t-il ?
Par “ processus ” : “ (…)
l’ensemble est l’ensemble de/ ce qu’il contient, il
s’allonge. Pas un signe ne/ manque, pas un détail qui cloche,
pas un détail/ en moins, pas un fragment de perdu, s’allonge/
et de s’allonger comme ça, rend l’ensemble/ avec
lui et l’allonge, pas un signe qui ne fasse/ pas sens au bout, (… ).”
[22]
La Trinité ne fait-elle pas coïncider le refus logique
des confusions totalisantes, la recherche d’un recueil d’événements
d’ensemble, l’approbation paradoxale, parce que sans correspondance,
de l’amour : “ L’écrit est carré
comme la vérité. Cela doit aider. Il/ existe une vérité
dans l’exactitude des lignes recti-/ lignes déclarées.
Soit elle aime, soit elle n’aime/ pas, s’aiment, ne s’aiments
plus, et puis tout/ devient complexe, se tord comme s’il s’agissait
de/ quelque chose d’étranger aux lignes, (…) ”
[23]
? Dans cette coïncidence, les “ carrés ”
se tordent, les lignes s’altèrent. C’est ainsi que
le départ du texte – “ L’ineffable
trinité est un seul dieu d’une seule nature,/ d’une
seule substance, d’une seule majesté, d’une seule
puissance. (…) ” - engendre la suite à partir d’écrits
“ carrés ” dont les torsions se distinguent
des agrandissements dénués de sens des carrés.
On peut relever quatre moments de ce flux fidèle à la
tradition : “ (…) il a une seule substance
avec le père, il est homoousios au père ” ;
“ la trinité n’est pas hors du nombre mais elle
n’est pas enfermée dans le nombre ” ; “ Personne
ne peut entendre l’un des noms qu’il n’entende aussi
l’autre ” ; “ (…) de peur que
la trinité ne devienne la quaternité ”
[24]
. Il faut dire la Trinité et ne jamais en faire
un carré (il y aurait carré si l’on disait deux
personnes dans le Fils pour deux natures dans le Fils). Qu’indique
cette torsion, qui ne soit pas réductible aux “ boucles
étranges de la logique ” ?
D’abord, cette torsion s’indique et se marque ou
se signe dans des resserrements et déplacements analogues à
ceux opérés d’homoousios à homoosios, puis
à omoousia, puis Osius, puis ossio. Resserrements et déplacements
ou réductions arbitraires au dérisoire ludique de la “ licence
poétique ” ? Difficile à trancher sans
tenir compte du sérieux, visible, des sources de Tarkos :
Osius est décisif au Concile de Nicée, en 325, où
se détermine la doctrine trinitaire ; saint Hilaire de Poitiers
[25]
est l’auteur, au IVème siècle,
d’un important De Trinitate ;
Arius donne son nom à une hérésie qui nie la divinité
du Christ. On rapporte aussi que les doctrines de saint Hilaire ou d’Arius
furent popularisées par le chant ! Toutefois, le sérieux,
qui n’est pas qu’affaire d’érudition historique,
est ailleurs et on peut le constater en se reportant au travail de Claude
Tresmontant sur la “ Sainte Triade ”
[26]
.
On ne peut résumer plus de cent pages d’histoire
conceptuelle et il importe surtout de souligner l’organisation
d’une perspective théologique chrétienne (celle
de Tresmontant) à partir d’une triple insistance :
sur l’hébreu comme parole initiale ; sur le Fils comme
existence concrète incarnée ; sur le lien traduction/incarnation.
Pour le premier moment, Tresmontant rappelle l’incompréhensibilité
des Evangiles sans la référence à la langue hébraïque,
sans l’identification du lien de Jésus s’adressant
à Dieu et parlant de Dieu comme “ père ”
à partir de l’usage d’“ abba ”
en hébreu, terme dans lequel coïncident, pourrait-on dire
par projection, ce que les traducteurs pourraient comprendre comme filiation
charnelle et, en même temps, appartenance à une souche,
à un genre, c’est-à-dire, par extension, le genre
lui-même (une tortue en hébreu est un fils de tortue) ;
le second point consiste à étudier l’importance
du fils comme fils, comme existence singulière concrète
incarnée, et le poids des transformations de ce fils dans une
théologie soumise à des “ changements de systèmes
logiques ” : la structure essentielle réside
dans l’identification effectuée par certaines traductions/interprétations
grecques du “ fils ” au “ logos ”
de Dieu dans son éternité, identification qui conduit
les premiers théologiens à vider le fils de toute chair
pour préserver l’éternité du logos ou bien,
pour souligner la filiation, à concevoir le fils-logos comme
créé. Le premier mouvement s’effectue au risque
du monophysisme qui gomme l’humanité de Jésus ;
le second, au risque de l’arianisme qui gomme la divinité
de Jésus. Omnubilés par la réduction arianiste,
les évêques de Nicée introduisent le concept d’un
fils “ homoousion ” et contraignent la théologie
qui suivra à logiciser la relation de filiation, à penser
les “ hypostases ” ou “ personnes ”
de la traduction latine comme “ relations ”. Le
troisième point permet de légitimer un tel parcours, qui
sait éviter les facilités de la commémoration satisfaite
ou de l’évacuation définitive : Tresmontant
procède à une réactivation de la tradition qui,
comme telle, parce que la réactivation et la tradition “ incarnent ”,
lie hébraïsme et incarnation pour déconstruire les
embarras des traductions grecques et latines ; cette liaison procède
elle-même d’un appel à traduire non vers l’hébreu
(idéologie intenable d’une langue-mère universelle)
mais de l’hébreu.
Lorsque Tarkos joue sur “ homoousios ”
sans passer par le rapport philologique et herméneutique des
transformations, il n’effectue pas une économie par fantaisie
mais, plus probablement, une reprise par le chant ou la comptine qui
singularise et transmet.
De nombreux passages d’apparence “ lettristes ”
ou même “ bruitistes ” prennent un tout
autre relief lus à partir de ou en vue de paragraphes comme celui-ci :
“ Yod est un son de passage, qui ne s’écrit
pas, qui se/ dit en passant, sans que l’on y prenne garde, il
n’a/ pas de signe, il est ineffable, il est dans l’air,
il est/ prononcé, il est dans la bouche, sans pause et sans/
séparation, il est le passage de la métamorphose/ d’un
i, à l ‘approche d’une voyelle dans laquelle
il/ coule (… ”
[27]
. Et, un peu plus loin : “ Yod (…)
vit déjà dans un autre signe/ inaperçu, passe,
d’avant le son, d’avant l’in/ telligible, yod naît. ”
Passage, à l’approche de la métamorphose dans laquelle
il coule, le processe est fidèle à ces premières
traces de la vérité de la Trinité qui renvoient
à des traces plus anciennes dans une réécriture.
De celle-ci, Marc-Alain Ouaknin, autrement que Tresmontant, suit l’émergence
transmise ou la tradition réactivée dans Concerto pour
quatre Consonnes sans Voyelles
[28]
, entièrement
consacré à la Cabale – transmission et réception
-, entièrement soutenu par l’examen du devenir-vocables
des consonnes.
Les perceptions et conceptions des relations du son et du sens
sont bien soustraites au cadre dualiste des platonismes popularisés
par de si nombreuses grammaires ; repris à partir du silence
consonnantique du tétragramme, les liens du sonore et du sémantique
conduisent à une interprétation du point, compte-tenu
du “ yod ” : “ Le tétragramme
se compose de quatre consonnes sans voyelles : yod-hé-vav-hé. ”
[29]
La lettre yod est considérée par toute
la tradition cabaliste comme un point, c’est-à-dire la
tension d’un retrait. L’écriture, toutefois, relève
de contraintes plus complexes puisque l’énoncé yod
du point “ s’écrit toujours : yod-vav-dalet ”
[30]
, lettres marquées comme point, ligne et surface.
En simplifiant l’endurante étude de Marc-Alain Ouaknin ,
on pourrait y voir le passage du silence littéral au chant qui
nomme en déployant la lettre, les points, les lignes, en déployant
la lettre “ d’avant le son, d’avant l ‘intelligible ” (Tarkos). La lettre ne se substitue pas à l’élémentaire
et aux éléments formés dans la tradition grecque ;
bien plutôt, la traduction s’adresse-t-elle, à l’instar
de la cabale, à chacun, à l’événement
de sa réception inattendue par chacun, comme à partir
d’un brouillage toujours repris
[31]
. C’est ainsi qu’une page de Processe situe, entre la profusion d’une multiplicité
chantée (“ (…) et le chant de Bâton
Rouge de Buddy Guy et son Isabelle et le funk pigmée de Ray Lema
[32]
”) et le grésillement de l’histoire-information
(“ Monseigneur Gaillot baptise dans sa religion catholique/
romaine les enfants de Ibrahim Souss, protestant (…) ”), sa procession en quasi-comptine : “ Les
textes sont vrais, sont sincères,/ sont innocents, une goutte
du corps/ et puis il y a les chants, les chants/ les chants (…).
Je déplace ma main dans le vide et tout change/ (…).
Je déplace ma main au-dessus de la tête dans le
cube d’air. il y existe/ des points invisibles de musique./ Les textes
ont un sens ils ne peu-/ vent pas faire autrement (…). ”
[33]
Le chant qui vocalise incorpore les textes – “ une
goutte du corps ”
- ; d’un déplacement de la main sont découverts
les points musicaux orientant les “ choses ” à
“ prendre en compte ”. Les vocalisations du chant
ou de l’analyse
[34]
disposent les textes et orientent les choses non
sans permettre le “ tintamarre ” ; un vent
de chansonnettes tord les fils (sons) en déplaçant les
voyelles – homoousios devient homoosios etc -, et les pieds, sur
terre : “ Un deux trois. Penser. Un deux trois. Continuer
à/ dire la même chose pendant l’éternité ;
Devenir/ consistant, découvrir la consistance, ne pas se laisser/
distraire par la musique et le bruit de fond. (…). Deux tours
et demi, deux tours/ trois-quarts tombe sur les pieds, sur les mains,
sur/ les fesses, sur le front, sur le dos, sur la nuque. ”
[35]
Les comptes de la “ ratio ” trinitaire
et les chants de la liturgie se desserrent en comptine ternaire et en
danse du vin : “ (…) et de la braguette/ zipe
zipe zipe zipeson et de son derrière croc pouf/ pouf et de la
bouteille glou glou glou glou glou/ glou. ”
[36]
Est-ce le dernier “ son ” d’un
texte qui commence par l’“ ineffable trinité ” ?
Peu s’en faut. Suivent onze lignes d’un paragraphe détaché
qui s‘inscrit sur la dernière page, après quelques
glou, sans achever, loin s’en faut, la danse et la lecture. On
y trouve l’évocation d’un “ dictionnaire
(…) sans couverture et sans premières pages qui commence
à acéphalie et se clôt sur Panthéon. ” Ce dictionnaire incomplet, entre réminiscence
de Bataille et recueil grec inachevé, serait un legs maternel
on un prêt non restitué par le fils négligent “ et
ainsi de génération en génération ”. Non de glou en glou. Le fils (son) ne coïncide
pas avec le père dans la boucle absolue d’une perte restaurée
puisqu’un prêté pour un non rendu commémore
du fils la mère et, par là-même, transmet.
C’est la transmission des générations acéphales,
sans “ capital ”, et le processe des femmes du
texte dont le vent soulève les jupes, dont les jupes soulèvent
le vent qui emporte la pensée en des comptines, à jamais.
Tel passage qui dénude Michèle aux caresses exquises s’arrête
sur le “ vent ”, et reprend – rythm ‘n
blues -, s’interrompt, pour commencer à penser, et la pensée
se perd. C’est une pause déjà citée et une
reprise : “ Les signes n’étaient pas
atta-/ chés, impossible de les retenir ensemble. Je déboutonne
sa jupe, la descends. (…). ”
[37]
Musique. Soixante pages plus loin : “ C’est
le vent qui va frivolant/ c’est le vent qui vole, qui frivole.
(…). La pensée est l‘aide. (…). Un petit/ vent se lève, favorisant mes yeux,
sa chemise/ découvrant rien qui ne soit plus précieux.
Je ne vis/ oncques sa cuisse polie, grossette et arrondie dont /
je suis amoureux .”
De génération en génération, il faut compter
avec le vent de la comptine ; de la comptine, continue et consistante,
des fils favorisés et négligents de leur mère.
[1] Dans Méthodes (NRF, Idées, 1961 ; p.41-43) - M. [2] Processe, p.115 – P. [3] P, p.113. [4] P, p.114-115. [5] M, p.205. [6] P, p.82. [7] P, p.32. [8] P, p.15. [9] P, p.22,36. [10] P, p.61,118,123. [11] P, p.98. [12] ibid. [13] P, p.101. [14] P, p.102. [15] P, p.99. [16] P, p.32, 107. [17] ARISTOTE, La Poétique, 1541a-b. [18] P, p.107. [19] P, p.115. [20] P , p.13. [21] “ L’intérieur du sexe, l’extérieur des bras, l’extérieur du sexe, la peau des membres, le visage de l’être, l’ensemble de l’histoire (…) ” . P, p.65. [22] P, p.70, mais aussi, du même ordre, p.77. [23] P, p.102. [24] P, p.11-14. [25] P, p.19. [26] Les premiers Eléments de la Théologie . O.E.I.L. . 1987. p.179-282. [27] P, p.44. [28] PbP . 2003. [29] OUAKNIN . p.87. [30] OUAKNIN . p.89. [31] OUAKNIN . p.12 . “ Il n’y a pas de mot. Il n’y a que des consonnes en attente de devenir vocable… Le lecteur doit lui-même recréer le mot ” - Edmond JABES cité par Ouaknin. [32] P, p.98. [33] P, p.98-99. Je tente, malgré les coupures, de reconstituer une disposition qui rythme la lecture, recueille les restes de Processe, et rompt la fluidité trompeuse du sens. L’exercice de Tarkos est toutefois un défi salutaire au rite de la citation. [34] “ De 1978 à 1982 , j’ai fait une analyse avec Bela Grumberger. Je ne voulais pas finir ma vie sans avoir essayé un divan non lacanien. ” - P, p .117. [35] P, p.123. [36] P, p.126. [37] P, p.60. |