DESSERRE, LA COMPTINE DE CHRISTOPHE TARKOS

 

Jean-Marc Hémion

 

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              Processe (1997) de Christophe TARKOS (1963-2004) est un proême de quelques 126 pages débutant inhabituellement par une prose théologique trinitaire prolixe, s’achevant, après de nombreux exercices rythmiques, sur des considération relatives à un dictionnaire incomplet, legs maternel à transmettre de génération en génération.  Du début à la fin se développent, entrecoupés par d’autres thèmes divers discontinus et redondants, textes sur la filiation et transmission filiale des textes. Les définitions mises en exergue suggèrent cette structure dans laquelle le théologique (procédé, procession, Processe) enserre l’existentiel (processif) et le logico-mathematico-judiciare (procédure, processeur). Quel procès de la “ pensée ” se risque dans quel “ proême ” ? Que signifie penser “ “ Processe ” ? Pourquoi le trinisème ? Comment passe-t-on de “ parti-pris des choses ” et “ compte-tenu des mots ” à la “ comptine ” ?

 

 

              Processe se présente comme un “ proême ” qui répondrait aux exigences formulées par Francis Ponge dans Proême [1]  : déclaration “ sincère et vraie ” d’un refus de la poésie, d’un projet d’aboutir “ à des formules claires et impersonnelles ”, tension vers des définitions-descriptions rendant compte du contenu actuel des notions ; nécessité de substituer le livre aux dictionnaires (encyclopédiques, étymologiques, analogiques, de rimes, de synonymes) ; projet de nommer les “ qualités différentielles ”, d’écrire un De Varietate Rerum ; un “ parti-pris des choses ”, enfin, et un “ compe-tenu des mots ” (PPC, CTM) s’inscrivant dans le projet, associé à Rimbaud et à Lautréamont, d’une nouvelle rhétorique. Toutefois, Processe n’est pas un exemplaire de fabrique pongienne, dans la mesure où “ les choses ” prolifèrent, où “ le défilement continu ” [2] , le processus incessant déçoit l’ “ expérience ” [3] dont il procède et relance l’examen entre analogies et dispersions. Ainsi, telle expérience critique [4] de séparation du touché/touchant, si peu merleau-pontienne, dit le défaut d’ancrage pré-réflexif, un défaut non extatique ; la “ matière ” donne lieu, après discontinuités, à exercices rythmiques ; le “ procès ” ou processus des choses, “ comptine ” tenue des mots, se développe à partir d’une pensée impersonnelle, voire négative comme la théologie du même nom. “ Repenser ” ne consiste donc pas en une réconciliation avec le cosmos, avec les “ racines ” où se confondent les choses et les formulations [5]  ;  repenser ne consiste même pas à écarter la mystique pour un traité de la variété des choses, tant il est vrai que cette variété, quand elle se désintègre, “ elle fait une jolie lumière bleue ” [6] .

         Au support de “ la nature ”, ne succède pas celui des choses ou de l’élémentaire et, dès les premières pages, vibre un chiasme sans familiarité : “ Pendant la mort, il/ ne se passe rien, mais/ du vivant, il reste le/ cadavre. Pendant l’an/ nihilation, il y a un/ rayon gamma, mais de/ la chose, il ne reste rien. ” [7] Discréditée la familiarité du mort comme annihilation, des “ corps ” et des “ choses ” comme “ étants ” ; perturbée la confusion du reste et du ressuscité ; dissipée la présence épicurienne dans ses reprises contemporaines : “ Le quark est trine. Un quark isolé n’existe/ pas. Le premier est l’ultime matière, le/ deuxième est l’ultime matière, le troisième/ est l’ultime matière, indissociablement co-/ liés, co-enchevêtrés, co-enlacés, co-lovés/ dans une unique réalité ternaire (…) ”. Dans cette “ danse des quarks ”, qu‘appelle-t-on repenser et penser ?

              Dans Processe, la pensée se cherche et s’évente. Elle ne pèse ni ne recueille mais se poursuit de décrire des écoulements et d’inscrire sans ornement son écoulement. Examinons rapidement la disposition fragile d’un titre d’abord, un seul, comme l’annonce d’un chapitre qui n’a pas lieu et qui n’a pas de successeur : “ Important de Penser ” [8] . La pensée ou le penser sans méthode, soucieuse des effets, exposée aux obstacles [9] , se distingue-t-elle de quelque chose comme ses obstacles ou ses effets ? On peut en douter en lisant : “ Au début est la pensée. Elle com-/mence à penser et se perd. Elle se/perd et essaye de revenir. Elle ne/ parvient pas à revenir ; Le bruit du/ vent. Les signes n’étaient pas atta-/chés, impossible de les retenir ensemble ” ; et, si près de la fin : “ C’est le vent qui va frivolant/ c’est le vent qui vole, qui frivole/ c’est le vent qui va frivolant / la pensée est l’aide ” ; et plus près encore de la fin : “ Un, deux, trois. Penser. Un, deux, trois. Continuer à/ dire la même chose pendant l’éternité (…) ” [10] .

              La pensée ne se retrouve pas, ne se laisse pas perdre. Elle dure d’endurer son non retour. Elle saute, ressaute, chante (des comptines, beaucoup) et danse (de tout) avec les quarks et les vocables. Le proême de Tarkos est embarqué dans un processus sans élément ni retraite, exposé au vent.

 

 

              Que signifie nommer “ processe ” tel proême sans élément ni retraite ?

              Un processus de détachement provoque la pensée : “ Les signes n’étaient pas attachés, impossibles de les retenir ensemble ”. Perdue, la pensée revient d’un autre retour que celui accompli par le processus systématique dans la circularité outre-mathématique du “ détachement ” - absoluité – hégélien. Ce processus, toutefois, récuse aussi et l’extériorité de l’histoire et celle du calcul à partir d’une lecture trinitaire. “ Procéder ”, précise l’exergue, se dit du lien qui unit le Saint-Esprit à la Trinité : quel lien unissant Processe à l’ineffable Trinité sépare Processe du processus systématique ?

              Si “ les textes sont vrais, sont sincères ” [11] , si avec cette exactitude rien ne bouge, il suffit que “ je déplace ma main dans le vide et tout change ”, et tout se dissipe en points dont la coordination constitue une “ belle musique ” [12] . Il y a donc, passé ce mouvement, le sens des textes ; toutefois, nouveau déséquilibre, un brouillage par “ l’universel reportage ”, un déferlement de faits, de sigles et de chiffres avec ses étincelles tragiques, ses épreuves fulgurantes. Et, de nouveau, le support de la matière et des preuves, à peine menacé par la dissolution acide des urines animales qu’un dépôt maîtrise. Enfin, l’inquiétude d’un ultime aphorisme : “ Les premières traces/ de la vérité de la Tri-/ nité renvoient à des/ traces plus anciennes ” [13] . De déséquilibre en déséquilibre, nous passons de textes en traces par une écriture de l’inquiétude telle qu’un autre aphorisme suit immédiatement l’ultime de la page : “ Plus inquiétant qu’une/ généalogie sans fin, le/  fait que cela mainte-/nant soit écrit ” [14] . L’inquiétude s’accroît de s’écrire et la Trinité n’inaugure ni n’achève. Un mouvement, suggéré en exergue, déplace du “ procéder ” - du Saint-Esprit à la Trinité – à “ Processe ” - saint dont les restes sont dans le fond droit du transept de la basilique de Saint-Pierre à Rome. Ce proême procéderait de l’architecture de lettres qui recèle des restes à partir d’une prise en compte des “ choses qui arrivent ” [15] . Aussi, cette prise en compte prend-elle acte du dérisoire des obervations muettes tout comme des rapports de l’historia et des mesures du calcul .

              L’esprit historien ne s’est pas détaché, il grésille et au “ bruit de fond de l’histoire ”, dans lequel s’achève le monde, réplique “ ce qui sera dit une fois [qui] aura plus de force que toute la réalité ” [16] . A la critique familière de l’historicité de l’historicisme, qui brouillerait les faits et dissimulerait les règles de clarification, répond la promotion, apparemment aussi familière, de la dictée du dire, du poème plus philosophique que l’histoire [17] . Le “ dire ” oriente par détachement à l’égard du bruit ; le “ dire ” coïncide avec ce qu’il dit advenir. Cette coïncidence, toutefois n’est pas celle de la mesure mathématique avec elle-même : “ (…) le monde s’achève/ dans le bruit de fond./      Pas d’autres méthode pour comprendre. Que cette/ langue. Continuer. Elle n’est pas une arme pour/ calculer. Ma langue ne calcule pas. ” [18] Cette différence avec le calcul, pourtant distinct des confusions de l’extériorité historique par son autonomie d’écriture, à quoi tient-elle ? Plus loin, un rapprochement est suggéré : “Des choses comme s’il en/ pleuvait, comme si elles/ avaient toujours été là en/ grand nombre, en foule/  en vue de créer une mul-/ titude impossible à/ compter. Repenser. Il/ existe une chanson. ” [19] Plus bas, il s’agira de “ prendre tout et l’ensemble, décrire/ le défilement continu qui prendra/ à la suite son sens, (…) ”. de la procession, du défilé continu des choses, le nombre ne saurait prendre la mesure. Repenser n’est pas compter, repenser n’est pas sans proximité avec la comptine, repenser, c’est “ regarder ce qui défile ”. Pourquoi méconnaître le pouvoir mathématique de détermination d’un infini décomposable ? Pourquoi reléguer “ processeurs ” et “ procédures ” au rang des accessoires ? Les processions de l’advenir, le défilé, procèdent, il faut croire, de la Trinité dont la littérature ouvre Processe.

              Quatre pages serrées de citations et notes, invérifiables, peut-être fictives mais toujours crédibles, ouvrent le texte et l’inscrivent très rapidement dans la réflexion théo-logique sur le nombre et l’unité : “ La Trinité n’est pas hors du nombre mais elle n’est pas enfermée dans le nombre .” [20] On pourrait prendre ces textes pour traces d’une méditation sur l’expression logique de l’unité de la pluralité, l’infinité de la pluralité etc ; traces situant celui pour lequel il importe de penser dans le défilé des choses. Processe veut dire l’endurance infinie d’un non retour, d’un défilé qui défie le dénombrement et revendique, néanmoins , la détermination de ce qui arrive.

 

              Dans Processe, l’unité transcendante ou divinité du sens ne va pas de soi, apparaît même à travers l’ouverture sur les difficultés logiques et théologiques trinitaires comme n’étant jamais allée de soi. Ces difficultés n’encouragent pas, pour autant, l’approbation d’un éclatement post-moderne dont les revendications (“ processives “ ?) de Tarkos, en matière de sens, sont bien éloignées. Si éloignées, qu’à plusieurs reprises, sont exposées sans ambiguïté les procédures logiques de Bertrand Russel neutralisant toute tentative pour faire dire à une proposition quelque chose qui se rapporte à elle-même, pour faire dire, en d’autres termes, à un énoncé, quelque chose de dénué de sens. Ainsi, après la boucle sensuelle de la peau [21] , avant le “ noir entre les étoiles ” et sa “ surface ”, on peut lire “ Eradique les boucles étranges de la/ logique, de la théorie des ensembles/  et de la théorie des nombres. La solu-/ tion est l’interdiction des formes/ d’auto-référence en séparant les/ structures valides de “ vides de sens ”,/ ce carré, car elles n’appartiennent pas/ au langage, ni au métalangage, ni au/  méta-métalangage, ni à aucun lan/ gage ”. D’autres passages reprennent avec insistance l’interdiction russelienne contre l’évacuation du sens. Comment le “ sens ”, annulé par les anneaux de l’auto-référence, émerge-t-il ? Par “ processus ” : “ (…) l’ensemble est l’ensemble de/ ce qu’il contient, il s’allonge. Pas un signe ne/ manque, pas un détail qui cloche, pas un détail/ en moins, pas un fragment de perdu, s’allonge/ et de s’allonger comme ça, rend l’ensemble/ avec lui et l’allonge, pas un signe qui ne fasse/  pas sens au bout, (… ).” [22]

              La Trinité ne fait-elle pas coïncider le refus logique des confusions totalisantes, la recherche d’un recueil d’événements d’ensemble, l’approbation paradoxale, parce que sans correspondance, de l’amour : “ L’écrit est carré comme la vérité. Cela doit aider. Il/ existe une vérité dans l’exactitude des lignes recti-/ lignes déclarées. Soit elle aime, soit elle n’aime/ pas, s’aiment, ne s’aiments plus, et puis tout/ devient complexe, se tord comme s’il s’agissait de/ quelque chose d’étranger aux lignes, (…) ” [23]  ? Dans cette coïncidence, les “ carrés ” se tordent, les lignes s’altèrent. C’est ainsi que le départ du texte – “ L’ineffable trinité est un seul dieu d’une seule nature,/ d’une seule substance, d’une seule majesté, d’une seule puissance. (…) ” - engendre la suite à partir d’écrits “ carrés ” dont les torsions se distinguent des agrandissements dénués de sens des carrés. On peut relever quatre moments de ce flux fidèle à la tradition : “ (…) il a une seule substance avec le père, il est homoousios au père ” ; “ la trinité n’est pas hors du nombre mais elle n’est pas enfermée dans le nombre ” ; “ Personne ne peut entendre l’un des noms qu’il n’entende aussi l’autre ” ; “ (…) de peur que la trinité ne devienne la quaternité ” [24] . Il faut dire la Trinité et ne jamais en faire un carré (il y aurait carré si l’on disait deux personnes dans le Fils pour deux natures dans le Fils). Qu’indique cette torsion, qui ne soit pas réductible aux “ boucles étranges de la logique ” ?

              D’abord, cette torsion s’indique et se marque ou se signe dans des resserrements et déplacements analogues à ceux opérés d’homoousios à homoosios, puis à omoousia, puis Osius, puis ossio. Resserrements et déplacements ou réductions arbitraires au dérisoire ludique de la “ licence poétique ” ? Difficile à trancher sans tenir compte du sérieux, visible, des sources de Tarkos : Osius est décisif au Concile de Nicée, en 325, où se détermine la doctrine trinitaire ; saint Hilaire de Poitiers [25] est l’auteur, au IVème siècle, d’un important De Trinitate ; Arius donne son nom à une hérésie qui nie la divinité du Christ. On rapporte aussi que les doctrines de saint Hilaire ou d’Arius furent popularisées par le chant ! Toutefois, le sérieux, qui n’est pas qu’affaire d’érudition historique, est ailleurs et on peut le constater en se reportant au travail de Claude Tresmontant sur la “ Sainte Triade ” [26] .

              On ne peut résumer plus de cent pages d’histoire conceptuelle et il importe surtout de souligner l’organisation d’une perspective théologique chrétienne (celle de Tresmontant) à partir d’une triple insistance : sur l’hébreu comme parole initiale ; sur le Fils comme existence concrète incarnée ; sur le lien traduction/incarnation. Pour le premier moment, Tresmontant rappelle l’incompréhensibilité des Evangiles sans la référence à la langue hébraïque, sans l’identification du lien de Jésus s’adressant à Dieu et parlant de Dieu comme “ père ” à partir de l’usage d’“ abba ” en hébreu, terme dans lequel coïncident, pourrait-on dire par projection, ce que les traducteurs pourraient comprendre comme filiation charnelle et, en même temps, appartenance à une souche, à un genre, c’est-à-dire, par extension, le genre lui-même (une tortue en hébreu est un fils de tortue) ; le second point consiste à étudier l’importance du fils comme fils, comme existence singulière concrète incarnée, et le poids des transformations de ce fils dans une théologie soumise à des “ changements de systèmes logiques ” : la structure essentielle réside dans l’identification effectuée par certaines traductions/interprétations grecques du “ fils ” au “ logos ” de Dieu dans son éternité, identification qui conduit les premiers théologiens à vider le fils de toute chair pour préserver l’éternité du logos ou bien, pour souligner la filiation, à concevoir le fils-logos comme créé. Le premier mouvement s’effectue au risque du monophysisme qui gomme l’humanité de Jésus ; le second, au risque de l’arianisme qui gomme la divinité de Jésus. Omnubilés par la réduction arianiste, les évêques de Nicée introduisent le concept d’un fils “ homoousion ” et contraignent la théologie qui suivra à logiciser la relation de filiation, à penser les “ hypostases ” ou “ personnes ” de la traduction latine comme “ relations ”. Le troisième point permet de légitimer un tel parcours, qui sait éviter les facilités de la commémoration satisfaite ou de l’évacuation définitive : Tresmontant procède à une réactivation de la tradition qui, comme telle, parce que la réactivation et la tradition “ incarnent ”, lie hébraïsme et incarnation pour déconstruire les embarras des traductions grecques et latines ; cette liaison procède elle-même d’un appel à traduire non vers l’hébreu (idéologie intenable d’une langue-mère universelle) mais de l’hébreu.

              Lorsque Tarkos joue sur “ homoousios ” sans passer par le rapport philologique et herméneutique des transformations, il n’effectue pas une économie par fantaisie mais, plus probablement, une reprise par le chant ou la comptine qui singularise et transmet. 

 

              De nombreux passages d’apparence “ lettristes ” ou même “ bruitistes ” prennent un tout autre relief lus à partir de ou en vue de paragraphes comme celui-ci : “ Yod est un son de passage, qui ne s’écrit pas, qui se/ dit en passant, sans que l’on y prenne garde, il n’a/ pas de signe, il est ineffable, il est dans l’air, il est/ prononcé, il est dans la bouche, sans pause et sans/ séparation, il est le passage de la métamorphose/ d’un i, à l ‘approche d’une voyelle dans laquelle il/ coule (… ” [27] . Et, un peu plus loin : “ Yod (…) vit déjà dans un autre signe/ inaperçu, passe, d’avant le son, d’avant l’in/ telligible, yod naît. ” Passage, à l’approche de la métamorphose dans laquelle il coule, le processe est fidèle à ces premières traces de la vérité de la Trinité qui renvoient à des traces plus anciennes dans une réécriture. De celle-ci, Marc-Alain Ouaknin, autrement que Tresmontant, suit l’émergence transmise ou la tradition réactivée dans Concerto pour quatre Consonnes sans Voyelles [28] , entièrement consacré à la Cabale – transmission et réception -, entièrement soutenu par l’examen du devenir-vocables des consonnes.

              Les perceptions et conceptions des relations du son et du sens sont bien soustraites au cadre dualiste des platonismes popularisés par de si nombreuses grammaires ; repris à partir du silence consonnantique du tétragramme, les liens du sonore et du sémantique conduisent à une interprétation du point, compte-tenu du “ yod ” : “ Le tétragramme se compose de quatre consonnes sans voyelles : yod-hé-vav-hé. ” [29] La lettre yod est considérée par toute la tradition cabaliste comme un point, c’est-à-dire la tension d’un retrait. L’écriture, toutefois, relève de contraintes plus complexes puisque l’énoncé yod du point “ s’écrit toujours : yod-vav-dalet ” [30] , lettres marquées comme point, ligne et surface. En simplifiant l’endurante étude de Marc-Alain Ouaknin , on pourrait y voir le passage du silence littéral au chant qui nomme en déployant la lettre, les points, les lignes, en déployant la lettre “ d’avant le son, d’avant l ‘intelligible ” (Tarkos). La lettre ne se substitue pas à l’élémentaire et aux éléments formés dans la tradition grecque ; bien plutôt, la traduction s’adresse-t-elle, à l’instar de la cabale, à chacun, à l’événement de sa réception inattendue par chacun, comme à partir d’un brouillage toujours repris [31] . C’est ainsi qu’une page de Processe situe, entre la profusion d’une multiplicité chantée (“ (…) et le chant de Bâton Rouge de Buddy Guy et son Isabelle et le funk pigmée de Ray Lema [32]  ”) et le grésillement de l’histoire-information (“ Monseigneur Gaillot baptise dans sa religion catholique/  romaine les enfants de Ibrahim Souss, protestant (…) ”), sa procession en quasi-comptine : “ Les textes sont vrais, sont sincères,/ sont innocents, une goutte du corps/ et puis il y a les chants, les chants/ les chants (…).

                Je déplace ma main dans le vide et tout change/ (…).            Je déplace ma main au-dessus de la tête dans le cube d’air. il y existe/ des points invisibles de musique./

Les textes ont un sens ils ne peu-/ vent pas faire autrement (…). ” [33]

              Le chant qui vocalise incorpore les textes – “ une goutte du corps ” - ; d’un déplacement de la main sont découverts les points musicaux orientant les “ choses ” à “ prendre en compte ”. Les vocalisations du chant ou de l’analyse [34] disposent les textes et orientent les choses non sans permettre le “ tintamarre ” ; un vent de chansonnettes tord les fils (sons) en déplaçant les voyelles – homoousios devient homoosios etc -, et les pieds, sur terre : “ Un deux trois. Penser. Un deux trois. Continuer à/ dire la même chose pendant l’éternité ; Devenir/ consistant, découvrir la consistance, ne pas se laisser/ distraire par la musique et le bruit de fond. (…). Deux tours et demi, deux tours/ trois-quarts tombe sur les pieds, sur les mains, sur/ les fesses, sur le front, sur le dos, sur la nuque. ” [35] Les comptes de la “ ratio ” trinitaire et les chants de la liturgie se desserrent en comptine ternaire et en danse du vin : “ (…) et de la braguette/ zipe zipe zipe zipeson et de son derrière croc pouf/ pouf et de la bouteille glou glou glou glou glou/ glou. ” [36] Est-ce le dernier “ son ” d’un texte qui commence par l’“ ineffable trinité ” ? Peu s’en faut. Suivent onze lignes d’un paragraphe détaché qui s‘inscrit sur la dernière page, après quelques glou, sans achever, loin s’en faut, la danse et la lecture. On y trouve l’évocation d’un “ dictionnaire (…) sans couverture et sans premières pages qui commence à acéphalie et se clôt sur Panthéon. ” Ce dictionnaire incomplet, entre réminiscence de Bataille et recueil grec inachevé, serait un legs maternel on un prêt non restitué par le fils négligent “ et ainsi de génération en génération ”. Non de glou en glou. Le fils (son) ne coïncide pas avec le père dans la boucle absolue d’une perte restaurée puisqu’un prêté pour un non rendu commémore du fils la mère et, par là-même, transmet.  C’est la transmission des générations acéphales, sans “ capital ”, et le processe des femmes du texte dont le vent soulève les jupes, dont les jupes soulèvent le vent qui emporte la pensée en des comptines, à jamais. Tel passage qui dénude Michèle aux caresses exquises s’arrête sur le “ vent ”, et reprend – rythm ‘n blues -, s’interrompt, pour commencer à penser, et la pensée se perd. C’est une pause déjà citée et une reprise : “ Les signes n’étaient pas atta-/ chés, impossible de les retenir ensemble.

Je déboutonne sa jupe, la descends. (…). ” [37] Musique. Soixante pages plus loin : “ C’est le vent qui va frivolant/ c’est le vent qui vole, qui frivole. (…). La pensée est l‘aide. (…). Un petit/  vent se lève, favorisant mes yeux, sa chemise/ découvrant rien qui ne soit plus précieux. Je ne vis/ oncques sa cuisse polie, grossette et arrondie dont / je suis amoureux .” De génération en génération, il faut compter avec le vent de la comptine ; de la comptine, continue et consistante, des fils favorisés et négligents de leur mère.

 

                   

 

 

 

 

 

 

             

 

 

 



[1] Dans Méthodes (NRF, Idées, 1961 ; p.41-43) - M.

[2] Processe, p.115 – P.

[3] P, p.113.

[4] P, p.114-115.

[5] M, p.205.

[6] P, p.82.

[7] P, p.32.

[8] P, p.15.

[9] P, p.22,36.

[10] P, p.61,118,123.

[11] P, p.98.

[12]   ibid.

[13] P, p.101.

[14] P, p.102.

[15] P, p.99.

[16] P, p.32, 107.

[17] ARISTOTE, La Poétique, 1541a-b.

[18] P, p.107.

[19] P, p.115.

[20] P , p.13.

[21] “ L’intérieur du sexe, l’extérieur des bras, l’extérieur du sexe, la peau des membres, le visage de l’être, l’ensemble de l’histoire (…) ” . P, p.65.

[22] P, p.70, mais aussi, du même ordre, p.77.

[23] P, p.102.

[24] P, p.11-14.

[25] P, p.19.

[26] Les premiers Eléments de la Théologie . O.E.I.L. . 1987. p.179-282.

[27] P, p.44.

[28] PbP . 2003.

[29] OUAKNIN . p.87.

[30] OUAKNIN . p.89.

[31] OUAKNIN . p.12 . “ Il n’y a pas de mot. Il n’y a que des consonnes en attente de devenir vocable… Le lecteur doit lui-même recréer le mot ” - Edmond JABES cité par Ouaknin.

[32] P, p.98.

[33] P, p.98-99. Je tente, malgré les coupures, de reconstituer une disposition qui rythme la lecture, recueille les restes de Processe, et rompt la fluidité trompeuse du sens. L’exercice de Tarkos est toutefois un défi salutaire au rite de la citation.

[34] “ De 1978 à 1982 , j’ai fait une analyse avec Bela Grumberger. Je ne voulais pas finir ma vie sans avoir essayé un divan non lacanien. ” - P, p .117.

[35] P, p.123.

[36] P, p.126.

[37] P, p.60.