A
propos de l'art zen - Huang Yan
L'immense différence qui subsiste encore dans la manière dont Chinois et Occidentaux considèrent les choses remonte sans doute à la période préhistorique et aux us des peuples, cultivateurs ou nomades. Dans la Chine pré-Qin, il suffisait d'avoir un coin de terre pour regarder le ciel du fond de son puits, une vision étroite, par essence, tandis que les Européens admiraient les fleurs du haut de leur cheval lancé au galop, parcourant tout à la va‑vite. Hérité de la Grèce antique, ce mode de pensée s'est développé jusqu'à l'époque moderne pour finalement donner la science ‑et la théorie de l'évolution. Les Chinois, de leur côté et du fond de leur puits, observaient les changements de la nature, les quatre saisons en particulier, et en débuisaient l'aspect cyclique de l'univers. D'où l'accent mis sur l'équilibre, les modifications à l'intérieur de l'immobile, le Yin et le Yang qui s'engendrent et se surmontent mutuellement, le caractère variable de toute chose. Le noir peut devenir blanc, le blanc virer au noir. Le Livre des Mutations nous enseigne que les choses ont des limites sans en avoir, suivant le temps et le lieu, la destinée de l'individu sera différente, les êtres n'ont pas été façonnés une fois pour toute, rien, ni les choses ni le monde, n'est immuable. Autrement dit, au fond de leur puits les Chinois se sont forgé une pensée tridimensionnelle, tandis que les Occidentaux mettaient du haut de leur cheval au galop l'accent sur la rationalité et inventaient un mode de réflexion où l'homme et son résultat—occupent la première place. Ces différences dans la manière de penser ont directement influencé leurs arts respectifs.
Dès le Vème,
Vlème siècle, au temps des dynasties du Nord et du Sud,
la peinture et la calligraphie chinoise se sont détournés
du simple réalisme pour intégrer la philosophie de la
classe lettrée. Jamais, pourrait-on dire, il n'y a eu dans la
Chine ancienne de peintres professionnels au sens où les Occidentaux
l'entendent. Les peintures étaient l'œuvre de lettrés
et de bureaucrates, lesquels mettaient l'accent sur une confluence de
la poésie, de l'écriture et de la peinture au sein de
laquelle la calligraphie a toujours occupé une place prépondérante.
L'infatuation des lettrés pour la calligraphie a imprégné la société féodale
et exercé une influence considérable sur la peinture.
Celle-ci, de ce fait, repose essentiellement sur le sentiment de la
touche, I'accent est mis sur le trait, c'est ce sentiment qui doit venir
en premier. La pensée zen, par ailleurs, est au sens rigoureux
du terme, une pensée autochtone. Rien d'autre que l'idée
d'illumination subite élaborée par les intellectuels des
temples après l'introduction du bouddhisme en Chine à
partir des enseignements du Livre des Mutations, du taoïsme et
du confucianisme. Dès les Song (960-1279), cette pensée
s'est répandue dans la société laïque où
elle a directement influencé la peinture. Les paysages de Mi
Fu (1051-1107) et les rochers de Su Dongpo (1037-1111) peuvent être
considérées comme les œuvres qui ont ouvert les vannes
au flot de peinture zen. Ces œuvres ont propulsé la peinture
chinoise à un haut niveau d'imagerie (la première peinture
abstraite). Dès lors lancée sur la voie de la conceptualisation
et soumise à la triple influence du taoisme, du bouddhisme et
du confucianisme - donc
celle de la calligraphie—cette union de la pensée zen et
du paysage a atteint un point culminant au XVllème siècle,
avec Bada Shanren (Zhu Da, 1626-1705). Les lettrés s'étaient
à l'époque totalement
approprié cette forme de peinture qui était devenue
leur mode d'expression. On évaluait
alors la qualité d'un tableau comme on évaluait les personnalités, une œuvre
était bien plus qu'un objet
à. regarder et admirer, voire permettant de cultiver sa
moralité et de s'améliorer, c'était le symbole
utilisé par la, classe des lettrés-bureaucrates pour propager
leur aura égocentrique. Monts, rochers, herbes, arbres, fleurs,
tout pouvait y être intégré, et tout était
la manifestation d'une pensée subjective. Quelques traits à
peine sous le pinceau de
Bada Shanren, et l'univers dans sa diversité jaillissait sur
le papier. Mais l'instantanéité du zen,
sa constante remise en question de l'essence de l'existence,
son aspect «irradiant
»—cette manière de directement rayonner vers l'âme
des hommes, brûlent avec encore plus d'intensité dans les
œuvres des Quatre rois (1) de la
dynastie Qing (1644-1911). De ce point de vue, on a pu dire que leur
peinture avait porté l'univers. du zen à un nouveau sommet.
La Chine de la fin des Qing était un univers en déliquescence,
I'introduction de la pensée occidentale libérale a fini
par chasser de la scène la classe des lettrés-bureaucrates
et en dépit. d'une tradition quasi millénaire, la peinture
de paysage a dû quitter le domaine spirituel pour se retrouver
réduite à l'état d'art de la populace et des étals.
Les peintres traditionnels n'étaient plus que bateleurs des
rues et la pensée zen ravalée au rang d'objet corrompu,
une forme parmi d'autres de superstition.
Ce phénomène
de déni de la culture traditionnelle s'est encore amplifié
avec l'avènement de la Chine nou velle. Mao Zedong préconisant
un art au service des grandes masses (ouvriers, paysans et soldats),
ce qu'on appelait la peinture traditionnelle était désormais
la peinture révolutionnaire, sans autre choix possible. La. peinture
de lettrés, précédemment contrainte à abandonner
le domaine spirituel, se retrouvait, de par son seul « aspect » qualifiée
d'herbe vénéneuse. Tout ce qui comportait des caractères
anciens devait être critiqué.
C'était une des « Quatre vieilleries » Or, la Révolution
culturelle étant en quête de neuf, il suffisait de la mentionner
pour qu'aussitôt l'association soit faite avec la vieille société
et le vieil art. Partout on a pu assister à des autodafés
et des pilonnages. Quarante ans se sont depuis écoulés
et nous pouvons désormais nous intéresser à nouveau,
d'un point de vue appréciateur, à la culture et à
l'art traditionnels. Redécouvrir leurs trésors. Ils sont
de plus en plus essentiels dans cette Chine d'aujourd'hui lâchée
sur la voie de la mondialisation galopante et dont l'économie
s'est emballée. Mais les choses ne sont pas toujours simples,
il ne s'agit pas de préserver une cour carrée, un genre
de peinture ou une statue. Lorsque nous tournons un regard neuf sur
cette culture traditionnelle, ce qui importe c'est de retrouver notre
« moi perdu », un « mode de vie » très
éloigné des tendances à l'internationalisation
sur arrière plan d'impérialisme. Les critères ont
beau être aujourd'hui uniformisés, les Chinois d'autrefois
avaient prévu les problèmes qui dérivent des désirs
de l'être humain. Philosophie de l'union de l'homme et de la nature,
la pensée zen peut nous éclairer, nous dire qui nous sommes,
d'où nous venons et où nous allons. Impossible
aujourd'hui de séparer l'œuvre du quotidien de l'artiste.
En moins de vingt-cinq ans, nous avons sauté de 1' « art
politique » de style paysan au post-modernisme à la chinoise
(I'art de la société postindustrielle, un art hybride,
d'une extrême concision, né de la fusion entre culture
chinoise traditionnelle et société industrielle occidentale).
Je suis passé
par des phases diverses, j'ai fait toutes sortes de rêves à
propos de mon art, mais toujours j'ai essayé de rester dans l'état
d'esprit d'un lettré d'autrefois. Qu'il s'agisse des paysages
que j'ai peints sur mon visage à partir de 1994, ou sur mon corps
ensuite, ou sur ceux de modèles de l'Académie centrale
des beaux-arts photographiés pour cette exposition dont cette série « peinture d'ombres » très
zen, très glose de la peinture des lettrés‑bureaucrates—ou de. mes « paysages linéaires
», toujours j'ai l'impression de voyager sur une route longue
et ardue en quête de mon
« petit jardin ». Je vais et viens entre société
de la Chine ancienne et réalité des villes modernes, entre
paysages linéaires et paysages dansants. Convaincu que de mon
art à mon existence il est un passage secret, en liaison avec
ces rêves éveillés qui font de moi un artiste. Le
«zen », en ce sens, est le plus efficace des moyens d'auto-rédemption.
Je n'aurais aucune
difficulté, a priori, à cesser d'être un artiste
et à mener une vie d'oriental sérieux, mais le zen m'a
trop souvent éclairé, c'est par lui que l'art continue
de me fasciner.
1) Wang Shimin,
Wang lian' Wang Yuanqi and Wang Hui.
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