Les apports du numérique à la création littéraire.
Avant de m’intéresser à la création littéraire sur ordinateur, j’avais des idées assez classiques sur ce qu’était la littérature, à savoir une production écrite que l’on trouve dans un livre que l’on achète dans une librairie ou que l’on emprunte dans une bibliothèque.
Le fait de m’être, par un certain nombre de hasards, trouvé devant un ordinateur, et disposant d’un certain nombre de logiciels faciles à utiliser a radicalement changé ma façon de voir les choses. C’est ce que je vais essayer de vous faire partager.
Jusqu’aux début des années 80, l’organisation matérielle et économique de la littérature n’avait guère changé depuis plusieurs siècles.
Ce que l’on appelle la littérature se constituait en trois temps bien distincts.
Dans un premier, l’écrivant produisait une œuvre sur parchemin ou sur papier. Dans un second temps, des agents de publication (qu’il s’agisse directement d’imprimeurs, ou de journaux ou d’intermédiaires appelés éditeurs) se chargeaient de porter cette production scripturale à la connaissance d’un public. Et dans un troisième temps, les lecteurs lisaient cette œuvre, sans pouvoir la modifier.
Selon l’état de fortune des écrivants, ou leur inscription dans un courant de pensée suffisamment fort, ou encore leurs talents, ils payaient ou étaient payés pour être publiés.
La diffusion de la littérature suivait une succession obligée, qui éloignait parfois de plusieurs années le moment de l’écriture de celui de la lecture. Au cours du XIX° siècle surtout, la profession d’éditeur s’est constituée comme agent économique essentiel du monde de la littérature, jusqu’à forger l’idée même de ce qu’est la littérature.
A l’orée des années 80, une révolution technologique est venue bouleverser cet état de fait : le minitel.
Ecriture immédiate, le Minitel
Que s’est-il passé exactement avec le précurseur de l’Internet ?
Au cours de ces années 80-90, certains se sont rendus compte que sur l’écran où le signal numérique de leur téléphone se transformait en lettres et en chiffres, on pouvait non seulement commander un billet d’avion, passer des ordres de bourse, prendre rendez-vous avec des call-girls, mais aussi écrire et être lu.
Des écrivants se sont donc regroupés sur des serveurs de messagerie, pour partager leurs productions littéraires.
Ils ont créé des réseaux parfaitement autonomes, qui n’avaient besoin d’aucune légitimation pour exister.
La nouveauté de cet acte, c’est que des personnes parfaitement isolées et anonymes pouvaient écrire et être lues de façon immédiate. Et j’entends par « immédiat », l’affranchissement de tout milieu, moyen, intermédiaire, et suspens : tout ce qui peut ralentir ou empêcher la publication d’une écriture.
Immédiat donc, puisqu’il s’écoulait à peine quelques secondes entre l’écriture et sa publication, ce qui était une nouveauté absolue.
Immédiat puisque cette écriture ne souffrait pas la moindre censure.
Ni censure morale (interdiction de publier pour atteinte aux bonnes mœurs etc), ni censure économique (Editeurs), ni censure d’appartenance à un clan, une famille de pensée, une coterie quelconque.
La nouveauté qu’apportait donc ce type d’écriture, c’est qu’en faisant disparaître les censures qui auparavant s’interposaient entre l’écriture et la lecture, lesquelles censures participaient à la définition de ce qu’est la littérature, c’était la notion même de littérature qu’il fallait réexaminer.
Si la littérature n’était plus uniquement ce que l’on pouvait lire dans un livre acheté dans une librairie, qu’était-elle ? Comment la définir ?
Qu’est-ce qui définit un fait littéraire ?
Une fois le préalable posé que la littérature est ce qui se sert de mots pour véhiculer du sens, de l’émotion, on peut déjà remarquer qu’il existe une littérature écrite et une littérature orale.
Nous sommes tellement façonnés par la littérature écrite que nous avons du mal à seulement entendre qu’il existe une littérature orale. Pourtant, dans bien des pays, ces littératures existent, on ne peut pas les nier. L’odyssée avant d’être écrite, était orale. C’est un fait à ne pas oublier. Longtemps il a existé des passerelles entre écrit et oral, des passerelles qui existent toujours dans d’autres civilisations que la nôtre.
Ce préalable posé, comment définir la littérature de façon absolue, et peut-on vraiment le faire ? Qui va détenir les critères de cet absolu, qui va décider que tel ou tel écrit rentre dans la définition de cet absolu ?
Sauf à emprunter cette réflexion d’un écrivain qui disait ne pas savoir définir précisément la littérature mais savoir reconnaître quand cela en était…la définir est une opération délicate.
Si la littérature peut difficilement être définie de façon absolue, on peut essayer de la définir de façon relative.
Plusieurs points de vue peuvent alors y concourir.
Le point de vue de l’auteur, qui s’autodéfinit comme écrivain.
Le point de vue du lecteur, qui reconnaît une qualité littéraire à ce qu’il lit.
Le point du vue de l’éditeur, mais qu’est-ce qu’un éditeur, sinon un entrepreneur ayant ouvert boutique de fabrication et de diffusion de livres ? La valeur qu’un éditeur veut voir accorder à sa production est la même que celle qu’une entreprise veut voir accorder à ses actions. Tout est affaire de crédit… et la croyance est bien souvent proche de la fiction !
Si l’on prend une définition minimale de la littérature comme étant une « production langagière structurée et partagée », alors on peut dire que l’écriture sur minitel relevait du fait littéraire.
En soulignant le fait que le minitel emprunte les fils du téléphone pour diffuser des graphies, on se rappellera toujours le caractère hybride, entre oralité et écriture de cette littérature.
De l’oralité, elle possédait le caractère immédiat, et d’après le témoignage de ceux qui ont pratiqué cette activité, une bonne part de son intérêt résultait de sa spontanéité, sa soudaineté, sa réactivité.
Les écrivants s’apostrophaient, se répondaient en joutes littéraires, constituant très rapidement des réseaux.
De la littérature écrite sur papier, la littérature sur Minitel héritait la possibilité de garder une trace, puisque certains de ces serveurs stockaient les interventions.
Lorsque l’Internet a été accessible au grand public, au début des années 90, les réseaux qui s’étaient créé avec le Minitel se sont pour certains, transposés directement de l’un sur l’autre.
La même constatation d’immédiateté, dans tous les sens du terme peut être reconduite de l’un à l’autre média. Le même caractère hybride, entre oralité et écrit, de la même façon, s’applique toujours à la littérature sur l’Internet.
Mais aux modifications qu’a introduites le minitel dans la définition de la littérature, il faut en rajouter deux autres : le multimédia et l’interactivité.
Le multimédia, c’est-à-dire la possibilité de mixer du texte, de l’image, du son, découle directement des possibilités offertes par le HTML, qui est un langage composite de lignes de code ASCII, et de prise en charge de l’écrit et du multimédia.
L’interactivité, dans le cas qui nous occupe, c’est la possibilité de nouer des points de cet espace immatériel entre eux, le World Wide Web, et de se diriger de l’un à l’autre, sur un simple clic de souris. C’est aussi la possibilité d’agir sur l’œuvre que l’on est en train de visionner.
Grâce à ces trois caractéristiques que permettent le HTML – immédiateté, multimédia, et interactivité – une nouvelle littérature est en train de naître.
A cet égard, il est intéressant de noter comment, dans ce couple conflictuel que forme l’art et la technique, cette dernière a un rôle moteur incontestable dans le cas qui nous occupe.
La technique non seulement permet à cette nouvelle forme de littérature d’exister, mais elle la suscite.
En voyant les exemples projetés sur cet écran, peut-être certains d’entre vous se demanderont s’il s’agit toujours de littérature.
Pour moi, oui.
Le fait qu’il y ait une visualisation du mot écrit, le fait qu’il y ait un fil narratif, range pour moi cela définitivement dans le camp de la littérature. Mais une littérature qui rejoindrait les souhaits de Mallarmé d’une « littérature totale », ou la vision de Joyce, qui parlait d’une littérature verbi-voco-visuelle.
Ce qui définit pour moi le plus sûrement le fait littéraire, ce n’est pas la forme de l’objet qui la contient (livre ou autre), mais bien plutôt le fait que du sens, de l’émotion, du questionnement passent par le langage, sous forme de fiction narrative, ou de poésie, et singulièrement dans nos civilisations par le langage écrit.
Le fait que maintenant il existe une littérature sur écran doit plutôt être vu comme un signe de vitalité de la littérature, qui va pouvoir se régénérer grâce à ce nouveau support.
De quelle façon ? On peut se poser quelques questions. Je vais énumérer quelques pistes de réflexion.
- le pouvoir des individus isolés
L’Internet donne à un individu seul beaucoup plus de pouvoir qu’il n’en a jamais eu, dans la diffusion de ses idées, de ses œuvres. Pour très peu de frais, un auteur peut être lu dans le monde entier, et reconnu sans aucune médiation.
- la primauté du réseau, de la tribu informelle
Des réseaux non-marchands se sont formés, qui lient des individus situés indifféremment à n’importe quel point de la planète. Ce qui les réunit, c’est une passion commune, un projet commun.
- la confrontation avec les arts cinétiques (cinéma, dessin animé, télévision)
En s’animant, la littérature rejoint les arts cinétiques, arts majeurs du XX° et certainement du XXI° siècle.
- l’occupation du média phare de notre époque, de l’interface entre le monde et nous, à savoir : l’écran.
Donner à voir, et à lire de la littérature sur écran
Mais, il ne faut pas se cacher que la viabilité financière de cette nouvelle littérature est nulle.
Elle ne vit pour l’instant que sur le bénévolat (et c’est une bonne chose). Ce sont les universités qui assument le mieux leur tâche d’éclaireur, d’avant-garde. En accueillant les créateurs, en donnant des caisses de résonance à leur création, en étudiant ces œuvres, elles font vivre cette littérature.
Ceci dit, début d’institutionalisation, avec par exemple la SGDL qui a créé un prix du meilleur site, et de la meilleure œuvre sur écran.
Les institutions gouvernementales, comme les Instituts français, qui commencent à regarder cela de près.
Quelques éditeurs qui se lancent dans la commercialisation de CD-Roms.
Quelle place pour les libraires.
Si cette littérature doit être diffusée un jour, ce ne peut être que par le réseau des librairies (taratata !), mais en mettant un écran et une souris à disposition des clients.
Une voie à trouver pour la commercialisation.