PASSER DANS LA GROTTE...
XAVIER MALBREIL
Il est devant sa machine à écrire, le dur
à cuire, le hard boiled, le crime novelist, cet écrivain
anglo-saxon archétypal, il ne se ferait pas photographier avec
une plume à la main, ce n’est pas une lavette, il pose
devant sa machine, un peu crâneur, un peu égaré,
il sait que se joue la comédie toute particulière de la
photo d’écrivain, ce choc entre son visage et
la pellicule, entre cette position qu’il a
conquise au prix de combien de sacrifices,
une vie privée en miettes, quelques bouteilles de whisky pour
entrer dans la légende, et les autres, en face, de l’autre
côté de la pellicule, ceux qui voudraient être à
sa place, écrire des histoires, être lus, une comédie
très ancienne, oui, et à chaque fois complètement
nouvelle, qui se joue sur des riens, des signes auxquels on ne pense
pas forcément, une machine à écrire, dans un coin,
ou devant lui, la machine dont il
se sert pour écrire ses romans, il ne lui viendrait pas l’idée
d’écrire à la main. Il regarde le photographe,
comme surpris dans son travail, doigts en l’air, prêt à
reprendre le roulement de tambour des doigts sur le clavier, penché
sur le labeur, la machine à écrire est sa compagne de
tous les jours, aucun ne dira qu’il écrit à la main,
aucun ne se fera photographier à l’européenne, à
la française, plume en main, ce témoignage désuet
d’une époque dépassée. Les écrivains
français, eux, ont le fétichisme du brouillon, le brouillon
d’écrivain, ils ont vu quelques brouillons célèbres,
ceux de Flaubert ou de Proust, ils voudraient faire pareil, produire
de beaux brouillons, on ne sait s’il leur importe davantage la
production d’un beau brouillon, cette infra-littérature
pour initiés, ce beau brouillon qui ne pourra être produit
qu’à la main, à la main, ils ont le regard tourné-tétanisé
vers le passé, l’ombre de Proust,
de Flaubert, de Hugo
leur commande de toujours écrire à la main, parce que
c’est de la main que viendrait la vérité, et parce
que la machine, ce serait sale, vulgaire, ou pire encore, ça
sentirait trop sa secrétaire, l’écrivain français
n’est pas une secrétaire, il joue au grand homme, son corps
parlerait aux mots à travers sa main, elle seule pourrait transcrire
les mouvements de son âme.
C’est la
machine qui écrit Les écrivains français, s’ils se
mettent à la machine, s’ils tapent eux-mêmes leur
texte, se vanteront de ne taper qu’à deux doigts, à
deux doigts, on reste proche de l’écriture à la
main, « à deux doigts, mais à toute vitesse »,
préciseront-ils même, comme s’il fallait servir de
la technique en contrebande, en jouant au plus malin, sans avoir l’air
d’y toucher, on y est sans en être, bien taper à
la machine serait un apprentissage honteux, un savoir que l’on
ne devrait pas savoir, les écrivains français se souviennent
peut-être qu’avant l’ordinateur portable pour tous,
il était interdit aux cadres de taper eux-mêmes, ça
faisait trop secrétaire, ou bien c’était
trop dur, trop dur, écrire à la machine à écrire,
c’est un exercice de corde raide : pas de droit à
l’erreur, sinon pour passer un temps infini dans de fastidieuses
corrections. Si
l’on a fait faute, on doit tirer rageusement sur la feuille, désengager
ce rapport à la machine, on ne se contente pas de prendre la
feuille et de l’éliminer, le geste est plus lourd de conséquence,
comme un mitron rate une fournée et doit tout jeter, comme un
fondeur laisse passer des bulles dans sa cloche et devra l’éliminer,
comme un grain de sable fait enrayer un mouvement d’horlogerie.
Introduire une feuille entre les rouleaux, c’est lancer une ligne
de production. Taper sur le clavier, c’est commander à
dix ouvriers, dix ouvriers quand on a de l’ambition, du savoir-faire,
certains se contentent de deux, seulement deux petits doigts, comme
un geste de remords, on écrit à la machine comme on écrivait
à la main, l’écrivain, le dur, le hard-boiled, celui
qui n’est pas une lavette doit taper comme une secrétaire,
avec ses dix doigts, il commande à dix ouvriers, il est professionnel,
il a appris, il s’est contraint à changer ses habitudes,
on ne touche plus les mots, on les met à distance grâce
à la machine. On ne tripote pas les mots.
Plus tard,
j’ai eu une Olympia Carrera à marguerite, couleur ivoire,
elle était douce, silencieuse, électrique, on effleurait
à peine les touches, elle permettait aussi d’effacer les
erreurs. Taper à la machine, ce n’était plus taper,
mais caresser, il fallait désapprendre ce geste d’enfoncement,
de force, sinon les lettres se redoublaient, il fallait agir à
rebours de ce que l’on savait, à rebours de cette mémoire
du mouvement. C’était l’aboutissement - et la fin
- des machines à écrire. Aujourd’hui, je tape sur
un clavier d’ordinateur. Je déteste écrire à
la main. Je ne sais presque plus écrire à la main. Mon
Olympia Carrera s’efface toute seule, dans un coin de ma maison.
Elle disparaît dans les replis du plancher. Elle est avalée
par l’histoire des techniques.
La machine à
écrire des écrivains américains, des durs à
cuire, produit un texte déjà achevé, tout prêt
pour l’imprimerie, un texte plus professionnel, un texte de « pro »
comme on dit maintenant, la machine à écrire, dont le
nom français dit assez comme c’est la machine qui écrit,
et non plus l’homme, « type writer » en
anglais, met entre l’écrivain et la page une médiation
supplémentaire, elle fait tourner sous ses yeux les roues des
locomotives, elle simule le cliquetis des machines à tisser,
tchic tchac tchic tchac, elle déroule le long ruban de la route
macadamisée, elle transforme l’écriture en un geste
mixte,
- la lettre est lue avant d’être enfoncée - une écriture
qui sera forcément plus visuelle, vous vous souvenez, il s’agit
des écrivains durs à cuire, les hard boiled, qui écrivent
comme on va au cinéma, la machine à écrire fait
de l’écriture un spectacle, elle se produit en spectacle
pourrait-on dire, et l’homme qui est devant elle, c’est
finalement un faire-valoir, un serviteur, comme on dit d’un canonnier
qu’il sert sa pièce. On enfonce la touche,
on l’enfonce d’autant plus que l’on veut imprimer
sa pensée à la page, et la lettre est martelée,
la pensée infligée, on frappe de nouveau et c’est
le fléau qui s’abat, de la ponctuation sur la feuille,
du rythme que l’on donne à sa pensée, comme le pilon,
dans une ville de sidérurgie, rythme les nuits, comme le haut
fourneau recrache de l’acier laminé, de l’acier trempé,
à flux continu, le texte dactylographié est la rencontre
de la mécanique, du progrès et de la vitesse, la réunion
de l’acier, du tissu et de l’encre, ce tissu de mots tissé
sur un ruban – noir
pour le texte commun, rouge pour souligner, rouge pour marquer au feu,
au fer, rouge pour faire des effets de coloriage – donne tout
son sens au couple texte/textile, c’est en action que production
du texte et textile sont conjoints, le ruban d'encre doit être
poinçonné, percuté, bousculé pour produire
du texte, l’écriture sur machine à écrire
tient de la sculpture, de la boxe, de la rixe, et du tissage, du tricotage,
du rémoulage.
De la machine à
écrire à la machinerie à écrire
Il existe des machines
à coudre, à tisser, à calculer, à jouer
aux échecs, il existe des machines pour tout faire, sans que
l’on sache toujours quel est leur but, quel est le but de l’automate
joueur d’échec, quel est le but de la machine à
calculer, veulent-elles concurrencer l’homme, veulent-elles le
remplacer, lui éviter des tâches trop lourdes, trop pénibles,
trop répétitives, et la machine à écrire,
elle, qui devait être une petite imprimerie, qui devait mettre
au rancart les employés aux écritures, les scribes, puis
qui a mis les femmes au travail, a vite montré ses limites, voilà,
les petites mains voulaient toujours taper plus vite, plus vite, et
les tiges s’emmêlaient les pinceaux, il a fallu concevoir
un clavier aussi peu ergonomique que possible, pour ralentir la frappe,
notre clavier azerty/qwerty a pour but avoué d’écarter
les lettres les plus employées et de ralentir la frappe, nous
empêcher d’aller trop vite, nous mettre des bâtons dans les roues, nous empêtrer
dans un maximum de contraintes, et les choses n’ont pas changé,
les tiges de métal n’existent plus mais le clavier est
resté, le progrès va trop vite, le progrès s’emballe,
la machine s’enraye, il faut trouver un moyen de calmer l’homme,
il faut lui mettre des bâtons dans les roues, il faut régler
ce conflit entre l’homme et ses inventions, faire des arbitrages.
Est-ce que la suprématie
de la littérature anglo-saxonne dans la seconde moitié
du XX° siècle pourrait s’expliquer ainsi ? Parce
que la machine mettrait entre l’écrivain et son texte une
médiation supplémentaire, et l’obligerait à
s’écarter d’une écriture frileuse, centrée
sur ce pauvre moi frissonnant, à l’automne de lui-même ?
Est-ce que la révolution
technicienne, qui est la marque de l’occident depuis cinq siècles,
n’a pas toujours été dans le sens d’une projection
à distance. Par voie maritime, par voie terrestre, comme au plus
près de soi, on met à distance. La machine à écrire
met à distance le texte. Elle le met tellement à distance
qu’elle finit par en faire un objet étranger. Il faut que
le texte soit un objet étranger pour l’auteur lui-même.
Mais avant de la quitter,
avant de laisser tomber la machine à écrire, l’écrivain
anglo-saxon, le easy boiled de la fin du 20° lui rend hommage, il
s’y est attaché, il ne pourrait plus s’en passer,
il écrit un livre sur sa machine à écrire
[1]
, la nostalgie l’a rattrapé, l’attendrissement
sur les objets, sa machine à écrire est devenue l’équivalent
de la plume des écrivains français, un signe d’attachement
au passé, à la tradition, à la bonne écriture,
est devenue une façon de se distinguer, de s’affirmer comme
tenant d’une opposition au progrès, au temps qui passe
[2]
, c’est aussi un écrivain français,
Hervé Guibert qui, paix à son âme, c’était
un bon écrivain, se voit associé à sa machine à
écrire, parce qu’on la vendrait aux enchères
[3]
, et qu’une partie de son âme
y serait rattachée, la machine conserverait l’âme,
quelle bonne idée, une machine à écrire pourrait-elle
servir à faire parler les morts ? Si c’était
le cas, si les machines à écrire pouvaient se passer d’une
main d’homme, si les machines à écrire continuaient
à écrire toutes seules, bien après que leur possesseur
ait disparu, elles deviendraient des portes de communication ?
Que la machine à écrire soit tout à la fois un
périphérique d’entrée et de sortie, il ne
faut pas attendre l’informatique pour s’en rendre compte,
elle est très tôt transformée en télex
[4]
- les machines parlent aux machines, une machine
envoie et une autre reçoit - on la voit aussi, au début
du XX° siècle, imprimante d’ordinateur, alors que l’ordinateur
n’existe pas, Leonardo
Torres y Quevedo
[5]
, un savant espagnol, qui l’imagine
ainsi, transformée en automate, se demande tout de même
ce qu’en aurait pensé Descartes, il sent que là
derrière se nouent des enjeux qui dépassent ceux de la
technique, la technique pure, on pourrait dire la « technique
technicienne », il sent que faire parler une machine pour
une autre relève d’une sorte de sacrilège, il le
fait quand même, le vent du positivisme souffle encore, mais il
sait que quelque chose est en train de changer, et que l’automate
comme divertissement de salon est en train de laisser la place à
ce que nous connaissons aujourd’hui. Les machines intelligentes,
et parmi eux la machine à écrire, ne sont plus une injure
au pouvoir divin. Cela, ce sont de vieilles lunes. Les automates ce
sont des instruments de domination particulièrement pervers.
Qui sait où ils s’arrêteront.
La machine à écrire
qui écrit
toute seule, c’est l’aboutissement de la machine à
écrire, elle écrit toute seule, et devient une machinerie
à écrire, et pourquoi pas une machination, quelque chose
qui est en dehors de nous, d’abord, contre nous ensuite, qui conspire
très vite à notre perte, par disparition, comme le piano
mécanique faisait disparaître le pianiste, cette attraction
pour bordel, la machine à écrire est un instrument qui
postule la disparition du scripteur, et c’est pourquoi il faut
écrire avec une machine, pour faire disparaître le sujet,
ce maudit sujet qui a pris toute la place dans les lettres, qui a fait
de son nombril le centre du monde.
J’écris
des lignes de code perpétuelles Aujourd’hui, je n’écris plus
qu’avec un ordinateur. Ecrire à la main serait pour moi
une « contrainte » insupportable. Pourtant, on entend
certains dire que la facilité d’utilisation de l’ordinateur
le rapprocherait de l’écriture à la main. Pour sa
souplesse, pour la liberté des corrections, l’écriture
avec une machine à traitement de texte nous renverrait à
la case départ ? Ce serait vrai si l’on
oubliait cette technique qui veut se faire oublier, ce serait vrai si
l’on croyait la technique, si l’on était assez naïf
pour la croire transparente, il suffit pourtant de constater qu’une
machine à traitement de texte ne produit pas de brouillons, à
moins qu’on ne l’y force, la machine à traitement
de texte ne produit que du texte achevé, achevé, elle
n’est pas transparente, non, jamais, et quand elle veut se faire
oublier, elle est encore plus présente. Quand je tape un texte
sur un clavier d’ordinateur, quand je vois les mots s’inscrire
sur l’écran, quand j’efface, je copie, je coupe,
je colle, quand j’utilise des javascripts, ou me sert de tout
autre langage de programmation, comment oublier toute la puissance de
calcul à l’ouvrage, comment oublier que le texte lu à
l’écran n’est que la dernière couche, qui
vient affleurer, n’est qu’une manifestation pratique donnée
par les langages de programmation ?
Ce texte que je vois
à l’écran, sans parler même de multimédia,
n’est qu’un texte apparent, un faux texte. Je n’écris
pas ce que je vois. J’écris ce que la machine veut bien
me transmettre, à partir d’une interprétation d’ordres
donnés par mes dix doigts. Dans tout l’enchaînement
des programmes écrits par d’autres, des programmes qui
s’empilent les uns sur les autres, je n’ai rien à
dire. Qu’ils restituent
fidèlement les ordres donnés par mes doigts, pour peu
que l’ordinateur fonctionne correctement, n’est certes pas
une garantie suffisante de fidélité à ma pensée,
ni de liberté d’écriture.
Mon premier ordinateur
reste à côté de moi. Il fonctionne toujours. Parfois
même, je m’en sers de nouveau. Il n’a rien de remarquable, il est blanc cassé, comme tous les ordinateurs des années 90. C’est un PC semblable à des millions d’autres. Je n’ai aucun attachement pour lui. Il est là. Parfois je m’en sers. Son modem 56k fonctionne toujours. Pour lui, je ne ressens rien de spécial. C’est pourtant mon premier ordinateur, et je n’en suis qu’à mon second. Peut-on ressentir
un attachement pour un ordinateur ? Mais pour quelle partie de
l’ordinateur ? L’écran…je l’ai changé
plusieurs fois. Les lecteurs de CD-Rom, de disquettes, etc… ?
Ils sont interchangeables. L’unité centrale ? On ne
voit que la boîte. Le clavier ? Il devient vite crasseux.
La souris, pourtant la plus proche de notre corps, et le seul des périphériques
qui soit, vraiment, un objet nouveau ? La mienne, la première,
je ne me souviens même plus à quoi elle ressemblait. Un
galet de plastique beigeasse, moche, comme toutes les autres de cette
période, certainement. Les objets de l’informatique nous
touchent au plus près, mais pourtant sont difficiles à
investir. Leur fonction prime. Un PC, surtout un PC, est un ensemble
de pièces détachées interchangeables, c’est
pourquoi je le préfère au Mac. Le mac (et les bizarres
associations d’idées qu’il fait naître en français,
justement du côté d’une dépendance, d’une
appartenance, un peu crapuleuses, un peu suspectes, et d’autant
plus quand on écoute la ferveur de ses utilisateurs, des dévots,
des addicts, un rien pénibles, un rien inconsistants, inconscients
de leur forme toute particulière de dépendance, comme
s’ils ne pouvaient bien se sentir qu’en chien fidèle,
le regard humide tourné vers leur maître), je le laisse
aux graphistes. Aujourd’hui,
pour séduire un public supposé d’écrivains
(l’écrivain devient une cible, tout comme la ménagère
de moins de cinquante ans), Apple a formaté un produit pour eux,
le Ibook. Vive le fétichisme du Ibook !
La disparition de la
trace, de l’essai, du brouillon, qui ne donne à voir que
le texte achevé – un texte que l’on achève
d’une façon toute particulière parce que l’on
écrit avec un ordinateur : clairement, un texte écrit
avec un ordinateur ne sera pas le même qu’un texte écrit
à la main – la facilité
de l’écriture avec ordinateur, la possibilité de
remanier le texte, dix fois, cent fois, sans la moindre gêne,
jusqu’à la paralysie par saturation des possibles, par
multiplicité des choix, n’est en rien comparable à
la rêverie de la main s’égarant sur le papier, à
l’engagement direct du scripteur sur sa feuille, à la preuve
de personnalité (graphologie) que le plus petit mot écrit
donne de soi. L’écriture
avec ordinateur n’est bien sûr pas un retour à l’écriture
manuelle. L’inscription, le moment précis où la
pensée n’est plus pensée, mais verbe, ce moment
qui est TOUTE l’écriture, ce moment qui EST la pensée,
n’a plus cours immédiatement, sur un support horizontal,
mais verticalement, après moulinage numérique. Au plan
horizontal de l’écriture manuscrite, qui était aussi
celui de la lecture, et qui reste celui de l’écriture sur
clavier d’ordinateur, s’ajoute un autre plan, vertical,
l’écran, qui compose une nouvelle dimension de l’acte
d’écriture. Une nouvelle attitude du corps, qui ne se penche
plus vers le sol, tentant d’ancrer sa pensée dans une matière/matrice,
en vue d’une reproduction analogique, mais qui dissocie les mains
et le haut du corps, mains pianotant vers le bas et visée horizontale
– tandis que le texte, lui, sera codé sous forme de fichier
numérique, reproductible/modifiable à l’infini.
Ecrire sur ordinateur,
c’est perdre le moment – je me souviens des premiers
ordinateurs, les vraiment lents, qui laissaient un suspens entre l’ordre
donné au clavier et l’inscription de la lettre sur l’écran,
je me souviens de cette panique inédite qui naissait en moi quand
je ne retrouvais plus les derniers mots écrits sur le clavier,
je me souviens de la dissociation entre le clavier et l’écran
que cet écart rendait manifeste et que les actuelles performances
du matériel ont déjà fait oublier– où la main hésite, où la
main devient sismographe, ce moment où le balbutiement crée
la pensée du texte, alors que la correction-disparition, telle
que nous la pratiquons dans l’écriture avec ordinateur,
se rapproche d’une succession de scripteurs différents,
qui sur une même page, effaceraient un texte antérieur
pour y substituer un autre, le leur, qui à son tour serait vite
recouvert par un autre scripteur, nous-mêmes, toujours, mais déjà
pris dans un autre présent, déjà entraîné
vers de nouvelles directions. Parfois, il y aurait concaténation
entre ces différents segments de texte, séparés
par des écarts temporels, et parfois non, la perte des ratures,
ces ponts effondrés entre différents états de l’élaboration
du texte, l’absence d’une progression dialectique observable,
l’impossibilité de reconstituer le cheminement du texte
interdiraient sa consolidation en un tout pertinent, il n’y aurait
plus que des intentions, disjointes, des hypothèses dans le vide.
Nous souvenons-nous de la toute première fois, quand nous avons tapé sur un clavier et vu le texte s’afficher sur un écran, c’était quoi déjà, le Minitel pour certains, les générations d’après-guerre, un clavier d’ordinateur-jouet ou de calculette, pour d’autres, les « fin de siècle », nous souvenons-nous de la pensée magique qui irriguait nos corps, et nous faisait sentir le chaud et le froid comme s’il s’agissait d’une question vitale, et la faim et le désir, comme si la sensation n’était pas en nous mais en-dehors de nous, sur les branches des arbres, dans le miroitement du soleil sur un ruisseau, nous souvenons-nous d’avoir été troublés quand la dissociation entre action et réaction mécaniques - qui forme notre expérience du monde, et nous fait associer au geste d’appuyer sur un support avec un objet, la trace de cet effort – nous a fait entrer dans une nouvelle dimension ? Il y avait de cela, et même de la magie noire, dans cette mise entre parenthèses de la causalité physique, de cela et d’autre chose encore. Les écrans, qu’ils soient de télévision ou de cinéma, étaient espace de représentation publique, scène déplacée que nous regardions avec déférence peut-être, impuissance parfois, la scène où les autres s’exprimaient, les autres et pas nous, une scène sur laquelle nous ne pouvions intervenir, la différence était très nette entre ceux qui y étaient, et ceux qui n’y étaient pas, entre la scène et la salle. L’écran d’ordinateur, l’écran sur lequel nous voyons s’afficher ce que nous écrivons, ce que nous dessinons, figure à la fois scène et grotte, espace de représentation et lieu d’habitation, c’est là toute sa différence, toute la différence avec les autres moyens d’inscription, nous devons disparaître à l’intérieur de cette grotte informatique pour réapparaître sur un écran, cette scène sur laquelle nous nous jouons n’est plus la scène du théâtre, ou du cinéma, sur laquelle se donne avant tout une comédie sociale, mais une grotte dans laquelle nous pénétrons, à la recherche de quoi, du souvenir de l’idée aurait dit Platon, ou bien d’une représentation de notre propre cerveau, et dans la disparition momentanée de notre inscription, il y a comme une petite mort, une petite mort oui, c’est ce qu’il ne faut jamais oublier, suivie aussitôt après d’une renaissance. Mais revenu à la lumière, retourné vers la visibilité, nous ne sommes plus les mêmes. Ce que nous avons abandonné dans ce voyage maintenant routinier à l’intérieur de la grotte informatique, c’est la pensée de la main qui doit épuiser la résistance de la matière. Maintenant, elle s’épuise toute seule, elle use les gaines de ses tendons, elle grille l’influx nerveux sans retour.
L’inconnu de
l’écriture sur ordinateur, c’est la formation de
la pensée-écriture, telle qu’elle se fait au moment
où nous écrivons, qui n’est plus cette preuve de
soi donnée dans le manuscrit, preuve d’une pensée
distillée par ratures, améliorations, éclaircissements,
conservés dans l’historique du brouillon ; qui n’est
plus mise à distance du texte au moment du machinisme triomphant,
par la violence de la confrontation avec la machine à écrire ;
mais autre chose, autrement, cette succession de textes effacés,
cette succession de scripteurs, nous-mêmes, pris dans des tempus
interruptus, une perte consentie, une confiance donnée peut-être
à tort au complexe mécanico-électronique, confiance
en des dizaines de langages de programmation, en des milliers de lignes
de programme, parce que nous voulons oublier que peut-être un
jour, tout cela ne marchera plus, parce que c’est pour l’heure
notre intérêt. Cette liberté,
cette liberté de tordre le
dans tous les sens, cette formidable impression de dominer enfin toute
la chaîne éditoriale qui nous est donnée par la
maîtrise du traitement numérique de l’information,
et par son intégration dans une suite cohérente, chose
qui n’était jamais arrivée jusqu’à
ce jour dans l’histoire humaine, cette égalité entre
le texte vu sur l’écran, le texte que l’on peut soi-même
produire de façon achevée, sous forme de livre, ou sous
toute autre forme, encore à inventer, en cours d’invention,
cette liberté n’est-elle que publicitaire, consentie par
les fabricants de matériel informatique – c’est une
question qui est ouverte, une question à laquelle nous n’avons
pas de réponse à ce jour, et à laquelle il faut
souhaiter n’en jamais avoir.
NB : Une version
antérieure de ce texte a paru dans la revue Formules, N°10.
[1]
Paul AUSTER, L'Histoire
de ma machine à écrire, éditions Acte Sud [2] « Je commençais à avoir l’air d’un ennemi du progrès, le dernier réfractaire païen dans un monde converti au digital. Mes amis se moquaient de moi pour ma résistance aux mœurs nouvelles. Quand ils ne me traitaient pas grippe-sou, ils me traitaient de misonéiste et de vieux bouc entêté. » Paul Auster surArte tv [3] « Les machines à écrire des écrivains, objets mythiques, récipients d’inspiration ont toujours fait rêver, on les vend aujourd’hui aux enchères, comme celle d’Hervé Guibert, on les fétichise. Quand j’en vois une dans une brocante, j’ai toujours un pincement au cœur, effleurant ses lettres, ses chiffres, observant le bras remonter et toucher le ruban, délicatement ou violemment. Les ordinateurs n’auront pas cette aura prestigieuse, et n’accompagneront jamais un écrivain toute sa vie. » Alexandra Morardet sur Arte.TV [4] Télex, contraction de Télégraphe Exchange, milieu des années 20. [5] Voir sa communication devant l’académie royale des Sciences de Madrid, sur l’automatisme, sur http://www.asti.asso.fr/pages/dicoport/Torres.htm |