QUEL DISCOURS CRITIQUE ? réflexions sur la nécessité du jugement esthétique Lorenzo Menoud article précédemment publié dans la "Revue de Théologie et de Philosophie, vol 143/ 2011
Dans cet article, l'auteur cherchera à déterminer si le jugement esthétique est nécessaire ou non à notre rapport aux œuvres d'art. Certains philosophes, comme Jean-Marie Schaeffer, pensent qu'il nous est possible d'avoir une expérience esthétique sans formuler de jugement. Selon lui, le jugement n'est qu'une conséquence possible de la conduite esthétique et non pas sa condition définitoire. Au contraire, pour un philosophe comme Rainer Rochlitz, la rationalité argumentative est inhérente à la sphère artistique, dans la mesure où considérer une œuvre d'art, c'est en même temps juger de sa valeur. L'auteur essaiera alors d'apporter une réponse originale à cette question en introduisant notamment l'idée de jugement*, c'est-à-dire d'évaluation implicite à toute perception d'une œuvre d'art. Cela lui permettra de soutenir qu'il existe effectivement une relation interne entre notre expérience des œuvres d'art et le jugement esthétique, mais sans devoir adopter la conception intersubjective de Rochlitz.
INTRODUCTION
La répétition d'expériences critiques quasi quotidiennes et toujours déceptives m'encourage à me poser la question du statut et de la légitimité de nos jugements esthétiques. En effet, qui ne s'est pas retrouvé, frustré, à la fin d'un film, par exemple, à discuter avec des amis combien obtus (il vous faudrait décidement en changer) qui prétendaient que les arguments que vous avanciez n'étaient que vos opinions, vos préférences personnelles et que rien ne pourrait leur faire changer d'avis, car, comme on le dit vulgairement, et vos amis étaient tout sauf vulgaires, "à chacun ses goûts"? Mais ceux-ci n'étaient rien à côté de celui qui, il y en avait toujours un, assis au centre du café, béat, gardait volontairement le silence, un sourire vissé aux lèvres, le pire de tous (vous vous promettiez alors in petto de ne plus jamais le revoir), prétextant, vous le compreniez bien malgré son mutisme, qui sait si vous n'en aviez pas discuté en d'autres circonstances? que notre relation esthétique ne nécessitait aucun discours pour accompagner un plaisir toujours reconduit — il avait tendance à aimer tout ce qu'il pouvait voir en matière d'arts, dans un yes to all hédoniste, consolateur et généralisé (1). Avant d'examiner cette opposition en détails et de proposer une solution alternative, je tiens à signaler qu'elle se situe au cœur d'un débat philosophique et idéologique qu'il serait naïf d'occulter (6). En effet, Rochlitz n'admet pas une conception univoque de la rationalité, entendue comme rationalité cognitive, et il veut, dans une optique habermasienne, distinguer différentes prétentions à la validité selon les objectifs visés par chacune des sphères du discours : discours théorique, discours pratique, critique esthétique, critique thérapeutique, etc. (7) Il a notamment l'impression que ses adversaires exercent un réductionnisme naturaliste sur la raison humaine. Quant à Schaeffer, il aimerait éviter de donner à croire que les œuvres d'art, les expériences et les émotions esthétiques seraient distinctes des objets, des expériences et émotions ordinaires, que toute réaction au monde environnant serait nécessairement langagière et, plus généralement, que l'espèce humaine serait une exception dans l'évolution biologique (8). Cette dernière voie, grossièrement esquissée ici, peut paraître salutaire tout à la fois comme antidote à l'idéalisme philosophique et comme poursuite du programme darwinien, on en voit cependant vite les limites (9). S'il est vrai que "toute conduite est fondée sur un intérêt", y compris la conduite esthétique, il me paraît éminemment contestable de prétendre comme le fait Schaeffer que "tout intérêt (y compris l'intérêt cognitif) est ultimement pratique, au sens où il a une fonction vitale"10. C'est ce genre de propos, avancé sans aucune justification, qui rend l'entreprise naturaliste extrêmement suspecte lorsqu'il s'agit d'aborder l'art et, plus généralement, la culture. Et il ne suffit pas, pour s'en sortir, de prétendre qu'il est dans la nature de l'homme de créer des cultures (11). Ce fait incontestable ne nous avance pas dans l'explication de leurs particularités. Enfin, et pour anticiper un peu, si la spécificité fonctionnelle de la conduite esthétique réside comme le pense Schaeffer dans le fait que c'est la satisfaction provoquée par l'activité attentionnelle elle-même qui lui sert de régulateur, alors qu'est-ce que ce "plaisir" aurait comme "fonction vitale"? (12). Tout ceci reste extrêmement précaire et à démontrer (13). À cette controverse s'ajoute celle, corrélative? entre un rapport subjectif et un rapport intersubjectif à l'œuvre d'art. En effet, selon Schaeffer, nous nous retrouvons à chaque fois seul devant une œuvre et c'est en tant qu'individu que nous l'apprécions, et que nous la jugeons le cas échéant. Citant tantôt Kant, tantôt Stendhal à l'appui de sa thèse, il la résume ainsi : "Le fait que la relation cognitive exercée dans le cadre de la conduite esthétique soit régulée par son indice de (dis)satisfaction interne scelle le statut intrinsèquement subjectif du jugement de goût" (14). Cela ne signifie pas que le jugement esthétique est irrationnel, mais qu'il s'agit "d'un type de rapport au monde pour lequel la question de la rationalité ou de l'irrationalité n'est pas pertinente" (15). Alors que pour l'esthétique non empiriste de Rochlitz, comprendre une œuvre d'art, "c'est savoir en quoi elle peut être considérée comme aboutie ou ratée, non pas en vertu d'une préférence faussement objectivée, mais pour des raisons intersubjectivement défendables" (16). Nous n'entretenons pas une relation solipsiste aux œuvres, mais la communauté des critiques est convoquée et participe, plus ou moins effectivement, à celle-ci. En réduisant "c'est beau" à "j'aime", on passerait selon ce dernier à côté du sens des mots; en demandant trop à l'art (objectivité) et en n'obtenant pas assez (subjectivité), on méconnaîtrait la différence entre connaissance objective et jugement esthétique, et on négligerait la distinction entre préférence subjective et prétention à la validité intersubjective : "tout jugement énoncé cherche à dépasser la préférence idiosyncrasique et prétend donc à une validité intersubjective, sans que cette prétention soit par définition illusoire" (17). Cela dit, et pour engager sans plus tarder cette recherche, on considère généralement que l'évaluation esthétique d'une œuvre d'art ou d'un phénomène naturel se manifeste par un jugement spécifique, le jugement esthétique. Le jugement esthétique ou jugement de goût est un jugement de type particulier qui s'oppose, chez Kant, au jugement de connaissance, au jugement pratique et au jugement d'agrément. Pour aller vite, le premier jugement détermine un objet au moyen d'un concept, le second jugement est un jugement moral, quant au troisième, il exprime un plaisir physique, le plaisir des sens. Si ce dernier jugement partage sa subjectivité avec le jugement esthétique, il reste néanmoins dépendant de l'existence de l'objet d'agrément, ce qui n'est pas le cas du jugement esthétique, puisque l'on peut apprécier une fiction. Selon Schaeffer, qui reprend à son compte une partie de l'héritage kantien, le jugement esthétique, comme tout jugement, doit avoir une forme propositionnelle que l'on peut représenter de la façon suivante (18) : "x est p" ou x est un objet (groupe d'objets) ou un événement (groupe d'événements) et p est une propriété esthétique et/ou évaluative que l'on attribue à cet objet. Ainsi, "ce dessin d'Oswald Tschirtner est gracieux" est un jugement esthétique qui attribue (ou paraît attribuer) la propriété "d'être gracieux" à un objet, en l'occurrence un dessin (19).
L'EXTERNALISME DE J.-M. SCHAEFFER
Dans Adieu à l'esthétique, son ouvrage le plus récent sur le sujet, Schaeffer se demande quelle est la place du jugement de goût dans le cadre de la conduite esthétique et dans l'évaluation des œuvres d'art en particulier. Il estime que le jugement esthétique joue, à tort, un rôle prépondérant dans nos relations aux œuvres d'art, pour des raisons historiques qui tiennent tant à l'histoire de la philosophie qu'au développement de l'art contemporain. En effet, selon lui, ce jugement n'est qu'une conséquence de la conduite esthétique et non pas sa condition définitoire, "l'acte d'évaluation présupposant l'expérience de (dis)satisfaction cognitive" (20). Le jugement est donc externe à notre rapport à l'œuvre et, en conséquence, non nécessaire — on peut apprécier une œuvre d'art et rester muet à son sujet. Autrement dit, dans notre relation esthétique avec un objet, nous faisons preuve d'une certaine attention esthétique qui, en investissant cet objet, le constitue comme objet esthétique. Cette attention propre à la conduite esthétique est une relation cognitive, "puisqu'elle est une forme d'attention au monde", mais elle se caractérise par une "modalité spécifique du fonctionnement de l'«appareil cognitif» humain". Ce qui la définit, écrit Schaeffer, c'est le fait que "l'activité cognitive quelle qu'elle soit devient en tant que telle le support d'une (dis)satisfaction" (21). Ainsi, "une œuvre d'art est instituée en objet esthétique pour autant que l'expérience de l'œuvre est visée comme susceptible de procurer une satisfaction (un plaisir)" (22). La conduite esthétique possède donc une fonctionnalité spécifique qui la distingue d'autres activités cognitives similaires, ce qu'il appelle les relations cognitives banales (c'est-à-dire non scientifiques) qui font également appel à la perception commune — son but étant que l'activité cognitive dans son déroulement même soit source de plaisir (23). Et tant que ce plaisir dure, l'expérience se maintient. En cas d'expérience déplaisante, il arrive souvent que l'on souhaite extérioriser verbalement sa frustration. Mais de tels jugements, dit Schaeffer, ont plutôt une fonction expressive qu'argumentative. Dans le même ordre d'idées, Gérard Genette précise qu'il faut distinguer entre cette attention, qui constitue un objet en objet esthétique, et l'appréciation qui "consiste en le sentiment de plaisir ou de déplaisir […] qu'inspire cet objet une fois considéré sous cet angle spécifique". Cette distinction est généralement méconnue des esthéticiens, dit-il, puisqu'ils limitent le champ esthétique à l'art, où "l'adoption d'une attitude esthétique est pour ainsi dire d'avance commandée ou programmée par le contexte socioculturel qui entoure ce type d'objets" (24). L'attention est donc la condition de l'appréciation dans la mesure où l'on ne peut apprécier que ce que l'on a considéré d'une façon particulière. En fait, dire que l'état affectif est causé par l'attention cognitive n'est pas très heureux selon Schaeffer. Il serait plus juste de présenter la relation esthétique comme un processus homéodynamique "puisque l'attention et la réaction appréciative y forment une boucle interactive dont l'enjeu est sa propre reconduction. […] La (dis)satisfaction est non seulement coextensive à l'attention, mais elle en constitue une propriété structurelle en l'absence de laquelle il n'y aurait pas de conduite esthétique. Le lien causal entre attention cognitive et (dis)satisfaction est donc un lien d'interdépendance interne", comme l'avait déjà reconnu Hume, écrit-il (25). Alors que le lien entre la conduite esthétique et le jugement de goût est externe — l'acte évaluatif étant une sanction rétrospective et facultative. On pourrait objecter à Schaeffer que la (dis)satisfaction est déjà en quelque sorte un type de jugement, dans la mesure où elle exprimerait notre avis sur l'objet considéré. Il répond à cette objection dans Les célibataires de l'art en analysant l'expérience esthétique en termes d'Intentionnalité (26). En effet, il la caractérise alors comme une attention cognitive qui induit un état Intentionnel de (dis)satisfaction, état qui renvoie à un objet constitué dans et par cette attention. Mais qu'est-ce que l'Intentionnalité? En reprenant les analyses de John Searle, Schaeffer distingue entre l'Intentionnalité (ou l'adjectif Intentionnel) et l'intention (ou l'adjectif intentionnel). L'Intentionnalité est "la propriété en vertu de laquelle toutes sortes d'états et d'événements mentaux renvoient à ou concernent ou portent sur des objets et des états de choses du monde" (27). Alors que l'intention est une des formes de l'Intentionnalité — à côté de la perception, de la croyance ou du désir, par exemple — qui consiste à avoir un but, le dessein de faire quelque chose. Ainsi, certains faits mentaux peuvent être Intentionnels sans être intentionnels. Je peux croire que Wittgenstein est un grand philosophe, c'est-à-dire avoir un état mental qui porte sur un état de choses, sans pour autant avoir l'intention de faire quoi que ce soit, sans projet pour cette croyance. Cette notion d'Intentionnalité explique, nous dit Schaeffer, la raison pour laquelle on pourrait penser que la (dis)satisfaction serait déjà un jugement (implicite). En effet, la (dis)satisfaction est un état Intentionnel qui, comme tel, implique une relation de renvoi, c'est-à-dire une distinction entre un contenu Intentionnel et ce sur quoi porte ce contenu. La (dis)satisfaction, en tant que jugement (implicite), porterait alors sur l'activité cognitive induite par l'objet esthétique. Autrement dit, le contenu du jugement, la (dis)satisfaction en l'occurrence, renverrait à son objet, à savoir notre attention esthétique. Mais Schaeffer conteste une telle identification entre (dis)satisfaction et jugement esthétique pour trois raisons. Tout d'abord, toute relation de renvoi n'a pas la structure d'un jugement, sinon tout état Intentionnel serait une assertion. Ce qui n'est pas le cas, par exemple, de l'état Intentionnel d'espoir. En effet, lorsque je dis "j'espère que p", où p est une proposition du type "il fait beau", je n'affirme rien sur l'état de choses en question, en l'occurrence le temps qu'il fait, mais je fais part d'une attitude propositionnelle (ou mentale) à propos de p. Ensuite, dit-il, une telle thèse méconnaît la différence entre un état Intentionnel et un acte Intentionnel. Le jugement esthétique est un acte Intentionnel volontaire et réflexif, "qui accorde telle ou telle valeur à l'objet dont la construction par l'attention esthétique a induit l'appréciation en question", ce qui n'est pas le cas de l'appréciation en tant qu'état vécu ou affect (28). Enfin, et c'est le point le plus important selon lui, l'objet sur lequel porte le jugement esthétique est l'appréciation, autrement dit l'état Intentionnel de (dis)satisfaction selon Schaeffer et non l'objet esthétique puisque, selon son subjectivisme, nous jugeons de notre relation à cet objet et jamais de l'objet lui-même : "La source directe de la satisfaction est l'activité représentationnelle exercée sur un objet et non pas cet objet «en soi»" (29). Identifier l'appréciation au jugement reviendrait donc à confondre le contenu du jugement esthétique, le contenu propositionnel qu'il affirme, avec son objet de renvoi, ce à quoi renvoie son contenu propositionnel, l'appréciation ou, pour le dire autrement, notre expérience de (dis)satisfaction. Un exemple rendra cela plus clair. Lorsque j'émets le jugement esthétique suivant : "Cette performance de Roman Signer est drôle", on ne peut identifier mon appréciation de la performance au jugement, comme le voudraient ceux qui défendent la thèse opposée à Schaeffer, car ce jugement, contrairement à sa forme apparente, porte justement sur l'appréciation ou sur notre relation à la performance (et non sur la performance elle-même). L'appréciation ne peut donc pas être à la fois un jugement esthétique et le contenu de ce jugement. En résumé, ce qui compte pour Schaeffer, c'est notre relation esthétique à un objet (artistique ou non), c'est l'expérience de cet objet dans et par une attention spécifique qui nous procure une (dis)satisfaction. Il peut donc y avoir une expérience de (dis)satisfaction esthétique sans jugement : "La question du jugement n'apparaît que dès lors que nous communiquons avec d'autres au sujet de nos expériences esthétiques" écrit-il (30).
L'INTERNALISME DE R. ROCHLITZ
Il en va différemment pour Rochlitz, bien que, contrairement à Schaeffer, ses textes ne soient pas toujours exempts d'ambiguïtés, voire de contradictions. Il semble notamment osciller, à propos du sujet qui nous intéresse, entre deux points de vue inconciliables, c'est-à-dire entre (i) l'idée selon laquelle le jugement serait interne à (notre expérience de) l'œuvre d'art et (ii) celle selon laquelle il lui serait externe. Il affirme à plusieurs reprises que "l'attention esthétique est intrinsèquement évaluative". Et pourtant, il écrit dans le même ouvrage : "Dans un premier temps, la réception d'une œuvre d'art ne consiste ni à la décrire ni à l'évaluer de façon explicite", semblant ainsi s'accorder avec Schaeffer (31). Je ne m'explique une telle variation de points de vue que par la différence entre une description synchronique de l'expérience esthétique et sa description diachronique. Autrement dit, la rationalité dont témoigne notre rapport constitutif aux œuvres d'art, la possibilité a priori d'undébat et d'un consensus intersubjectifs, doit être comprise comme une dimension intrinsèque de cette relation. Mais au contraire, la description de la façon dont un individu reçoit une œuvre, dans son développement temporel, commence généralement par une réaction muette, qui trouvera ensuite sa place dans un contexte nécessairement communicationnel toujours déjà présent. En effet, Rochlitz pense, contrairement à Habermas, que l'on peut constituer la sphère artistique — entendue comme la production des œuvres d'art et du commentaire critique qui l'accompagne — comme une rationalité spécifique, au même titre que les théories scientifiques ou les débats éthiques, qui possèderait sa propre prétention à la validité. Pour ce faire, il lui faut caractériser la spécificité de cette rationalité en tentant de dégager des "critères" ou des "paramètres" permettant de déterminer la réussite artistique (32). Ce qui, selon lui, définit cette rationalité, c'est, tout d'abord, la "cohérence" entendue comme le fait qu'aucune partie d'une œuvre d'art ne possède de signification autonome, indépendamment de sa manière de renvoyer à l'unité de l'œuvre. Cette notion n'a rien de spécifiquement artistique, "elle désigne soit la solidarité entre les éléments d'un corps, soit le lien entre des idées qui s'accordent" (33). Ce qui caractérise la cohérence artistique, c'est le fait qu'elle ne dépend pas de la conformité à des règles épistémiques ou à des fonctions pratiques, le sens d'une œuvre devant être cherché dans sa structure elle-même. Mais cette cohérence esthétique n'a de sens que par rapport à un contenu significatif qu'il qualifie "d'enjeu", c'est son second paramètre, et qui pointe, dans la tradition de l'École de Francfort, vers une dimension critique et émancipatoire de l'art. En effet, l'échec d'une œuvre peut "être attribué à l'insignifiance lorsque l'harmonie formelle n'est conquise sur aucune résistance, sur aucun enjeu significatif" (34). Enfin, dernier paramètre, il faut considérer l'actualité d'une œuvre d'art. "Sa validité n'est pas séparable de son incarnation concrète. Elle répond à une attente historique, souvent en la «décevant» par sa nouveauté même" (35). Une œuvre d'art peut alors être critiquée, nous dit-il, du fait de son inactualité ou, au contraire, de son actualité apparente. Dans L'art au banc d'essai, il résume ces paramètres en disant que nous jugeons de la valeur d'une œuvre d'art par son efficacité, c'est-à-dire par la façon dont elle réussit, par sa cohérence, à un moment historique donné, à mettre en évidence ce qui lui apparaît digne d'intérêt. "Ces paramètres non exhaustifs, écrit-il, ne sont pas indépendants les uns des autres […]. Mais de telles exigences de style, de teneur et d'actualité se justifient chaque fois par des arguments spécifiques et par le recours à des prédicats artistiques" (36). Ainsi, "la valeur artistique est indéfinissable a priori", mais que ce n'est pas pour autant qu'elle est arbitraire ou idiosyncrasique (37). Et même si ces paramètres ne sont pas suffisants pour déterminer la qualité artistique, ils sont nécessaires dans la mesure où une œuvre réussie "incarne les qualités qu'un jugement artistique favorable lui attribue, d'une façon que l'expérience permet d'éprouver". Le partage de ces valeurs explique que nous nous accordions souvent sur les qualités des œuvres d'art. Mais au-delà d'une telle coïncidence empirique, qui ne prouve rien comme le souligne Schaeffer, l'emploi de prédicats esthétiques repose, selon Rochlitz, sur une supposition de pertinence intersubjective, autrement dit sur le fait que même si nos jugements artistiques divergent, nous sommes cependant capables d'expliquer nos désaccords. Pour des cultures qui nous sont étrangères, il nous est également "possible d'apprendre à connaître leur système de valeurs et de discerner, à l'intérieur de ce système, les qualités particulières d'une œuvre exceptionnelle reçue comme telle dans ce cadre" — chaque culture privilégiant un certain nombre d'œuvres selon des paramètres qui reviennent de façon récurrente dans les argumentations esthétiques (38). Ainsi, contrairement à Schaeffer et à Genette, Rochlitz prend au sérieux notre usage linguistique — notre emploi des prédicats esthétiques — et n'y voit aucune stratégie d' "objectivation". Cela dit, il nous faut maintenant préciser en quoi le jugement esthétique serait consubstantiel (interne) à notre rapport aux œuvres d'art. Dans la mesure où toute œuvre d'art élève une prétention spécifique à la valeur, la reconnaître comme telle implique que nous tenions compte de cette prétention (39). Prendre en compte cette revendication de l'œuvre, c'est la considérer à sa juste mesure, c'est-à-dire ni comme un objet naturel, ni comme un quelconque artefact, mais comme "une structure symbolique associée à une prétention à la validité spécifique" (40). Ainsi cette prétention spécifique des œuvres d'art nécessite une réponse de la part de celui qui la reçoit, sans quoi il passerait à côté de sa spécificité pour ne considérer que son "habitacle". Cet "appel" de l'œuvre au "partage" "est l'horizon commun de l'effort créateur et du désir récepteur", écrit-il (41). Ainsi, les œuvres d'art "renvoient à des intérêts en principe communs ou susceptibles de l'être ou de le devenir, et sollicitent structurellement des réactions et des prises de position" (42). La réponse pertinente à une telle sollicitation consiste en une implication, que Rochlitz qualifie de "performative", du récepteur dans sa compréhension et son évaluation de l'œuvre d'art. Autrement dit, l'œuvre d'art prétend et nous la reconnaissons. Et si nous saisissons cet objet selon la prétention qui lui est inhérente, on ne peut exclure la dimension évaluative de l'analyse descriptive : "un objet à prétention artistique n'est pas «là» sans plus comme une pierre ou une table". C'est pourquoi, toute appréciation "en tant qu'attitude propositionnelle, met en jeu des catégories évaluatives qui ont cours dans le cadre d'une culture donnée dans laquelle le sujet a appris à percevoir, à interpréter et à juger. C'est sur ces catégories préexistantes que jouent les écarts d'appréciations individuelles" (43). Par conséquent, ce qui est en jeu avec les œuvres d'art, selon Rochlitz, ce n'est pas la "simple" relation d'un individu à un environnement, mais l'apprentissage d'une culture toute entière, et notamment de l'emploi du langage. Le jugement esthétique est donc interne (à notre rapport) à l'œuvre d'art dans la mesure où le récepteur, dans sa relation esthétique à une œuvre, mobilise l'entier des valeurs d'une culture, dans un rapport particulier à un objet, un type d'attention spécifique, qui s'exprime par des prédicats esthétiques, afin de déterminer (de juger) si cet objet est à la hauteur de sa prétention.
POUR UN INTERNALISME SANS RATIONALITE ESTHETIQUE
Je vais défendre ici l'idée selon laquelle il existe effectivement une relation interne entre "l'appréciation" d'une œuvre et le jugement esthétique, mais sans adopter la conception de la "rationalité esthétique" de Rochlitz selon laquelle "le partage [avec autrui] est une exigence inhérente à l'expérience esthétique et artistique" (45). Ce qui frappe d'emblée, lorsque l'on s'interroge sur l'ontologie (existentielle) de l'œuvre d'art, c'est le fait que cette œuvre, en tant qu'objet artistique, ne coïncide pas avec son objet physique (46). En effet, quand j'apprécie un tableau de Paul Klee, par exemple, je distingue entre le support matériel, le cadre, le canevas, la couleur, etc., ce que Rochlitz appelle l'habitacle, et l'œuvre ellemême. Autrement dit, les propriétés esthétiques d'une œuvre ne se réduisent pas à ses propriétés physico-phénoménales (47). Mais qu'y a-t-il de plus que l'objet matériel dans le tableau de Klee? Suivant ici partiellement la conception "immanentiste" de Roger Pouivet, je dirais qu'une œuvre d'art est un artefact qui fonctionne esthétiquement dans la mesure où il présuppose des Intentions de la part de son créateur et de son récepteur (48). Mais, contrairement à Pouivet, je ne pense pas que les œuvres d'art soient des entités — ni même des substances dans un sens analogique à leur sens naturel premier, comme un hêtre ou une truite sont des substances — dont le fonctionnement esthétique spécifique déterminerait la nature. Je pense plutôt qu'elles n'ont pas de nature propre "puisqu'il n'y a pas de propriété intrinsèque, indépendante de toute intention, qui fasse de quelque chose une œuvre d'art" (49). Il n'y a pas de protagoniste privilégié dans la détermination du statut d'articité. En effet, ce ne sont ni l'intention de l'artiste, ni l'attention du public qui fixent un tel statut, mais la compréhension ou la conscience commune des différents acteurs (les créateurs, récepteurs, institutions spécifiques, etc.) de l'existence d'un champ, plus ou moins stable (les définitions génériques) où manifester la nécessité d'un jeu avec les possibles, qui fasse, d'une façon à chaque fois différente, grincer le réel. C'est pourquoi l'art, comme la fiction, doit être caractérisé de façon sociale (50). La sanction sera finalement institutionnelle, même si le temps de l'institution ne coïncide pas (toujours) avec celui des pratiques (51). C'est en effet elle qui décidera ce qu'il faut accepter comme de l'art (ou pas). Concernant ce dernier point, je pense que l'institution est la cristallisation humaine du réseau intentionnel-attentionnel (sémiotique et fonctionnel) au sein d'une histoire particulière (genèse, genre et ontologie partagée) (52). Ainsi, la "définition" institutionnelle de l'art ne nous dit pas tant pourquoi, à un moment donné, certains objets sont considérés comme de l'art et d'autres pas, qu'elle nous désigne ceux qui doivent être regardés comme de l'art. Si l'on analyse cette "nature" duelle de l'œuvre d'art, à la fois objet physique et artistique, on doit dire que l'œuvre d'art survient sur son objet physique, c'est-à-dire que les propriétés esthétiques dépendent de propriétés physico-phénoménales (53). Comme l'écrit Pouivet, "ontologiquement, les propriétés esthétiques n'ajoutent rien au monde qui nous entoure […]. Dès lors, une description du monde qui ferait l'impasse sur toutes les propriétés esthétiques passerait sous silence des manières d'être des objets du monde, mais pourrait porter sur tout ce qui existe" (54). Plus précisément, Pouivet propose un modèle de "double survenance" dans la mesure où les propriétés esthétiques d'une œuvre d'art ne sont pas directement attribuables aux objets physiques indépendamment des croyances que nous entretenons (55). Pour les œuvres d'art, il y aurait donc une base "subvenante" constituée des propriétés physiques, base sur laquelle surviendraient des propriétés Intentionnelles comme des croyances ou des émotions à propos de cet objet (56). Ces propriétés Intentionnelles seraient une nouvelle base subvenante pour les propriétés esthétiques qui surviendraient à un second niveau. Mais comme la relation de survenance est transitive, "nous n'avons pas à considérer les propriétés esthétiques comme flottantes" (57). Prenons un exemple pour clarifier cette double relation. Si je suis devant à une installation de Markus Raetz que je trouve magique, je ne peux lui attribuer cette propriété esthétique que si je possède la croyance que j'ai devant moi une installation, que les installations sont des œuvres d'art, etc. Autrement dit, ce n'est qu'indirectement, via des croyances apprises, que la magie (la propriété esthétique) survient sur la forme des objets montrés, leurs couleurs, leurs dispositions, etc. (les propriétés matérielles) (58). Mais le fait que de telles croyances dépendent d'un apprentissage ne signifie pas, selon Pouivet, que les propriétés esthétiques des œuvres d'art sont subjectives, mais uniquement "que l'appréhension des propriétés réelles est médiatisée par le développement de croyances qui, pour une part, surviennent sur des propriétés physico-phénoménales, mais ne s'y réduisent pas. […] Si elles sont objectives, ces propriétés seront celles des objets de nos croyances et non celles de nos croyances, même si sans ces croyances elles n'auraient pu être attribuées" (59). Si l'on accepte ce qui précède, on est alors en mesure de reconstruire la relation esthétique de la façon suivante, élargissant un point de vue que Schaeffer avait volontairement restreint. Devant une œuvre d'art, on ne se trouve pas uniquement dans un rapport subjectif et émotif à un objet quelconque. Lorsque l'on se tient devant elle, on sait que l'on se trouve face une œuvre d'art et, par conséquent, reprenant alors l'analyse de Rochlitz, on sait que comme toute œuvre d'art, elle prétend à une certaine validité, elle joue un certain jeu (de langage). Autrement dit, l'institution, en sélectionnant nos objets d'attention, nous les signale comme objets de (dis)satisfaction. C'est ainsi, prenant en compte ce rôle indiqué par l'institution, que nous nous rendons au cinéma ou au musée. Mais savoir que toute œuvre d'art émet une prétention à la valeur, ce n'est pas porter un jugement de goût, c'est la simple reconnaissance d'une modalité d'être de l'œuvre, du fonctionnement du système de l'art, c'est-à-dire savoir comment il faut faire avec elle. Cela ne requiert ni la convocation du monde plus ou moins potentiel des critiques, ni l'ouverture d'un espace nécessairement dialogique comme le pense Rochlitz. Il est vrai que comprendre la façon d'aborder une œuvre d'art dépend d'un contexte social — il en va ainsi avec tous les phénomènes institutionnels, de l'emploi du langage en passant par celui de l'argent —, c'est néanmoins seul que l'on expérimente une œuvre d'art. Il n'est donc pas question d'un prétendu débat esthétique interne à notre appréhension de l'œuvre d'art. Avant de poursuivre, j'aimerais revenir sur cette "prétention à la validité" pour faire deux remarques. La première concerne l'étroitesse d'une telle notion qui non seulement, chez Rochlitz, limite l'esthétique à l'artistique, mais qui plus est exclut du champ artistique toute tentative qui aurait échoué selon cette prétention (un poème d'enfant, etc.) (60). En effet, selon lui, une "œuvre d'art" ratée ne serait pas une œuvre d'art. Schaeffer a raison de contester ce point et de lui objecter qu'un avion, prétendant voler comme tout avion, mais qui s'écraserait, serait toujours considéré comme un avion (certes défectueux) (61). Néanmoins Schaeffer, au lieu d'en tirer ce qui serait la bonne conclusion, à savoir que toute œuvre d'art élève une prétention spécifique à la validité, que celle-ci réussisse ou non (comme c'est le cas pour l'avion), préfère renoncer à l'idée d'une telle prétention. Il faudrait donc plutôt dire que toute œuvre d'art élève une prétention à la validité et que son récepteur le sait, sans tirer du fait qu'elle échouerait le fait qu'elle se disqualifierait comme œuvre (Rochlitz), ni même conclure d'un tel échec l'idée qu'elle n'élèverait pas de prétention (Schaefer). Ainsi, tout poème est une "œuvre d'art", mais pas nécessairement un bon poème (tant s'en faut !). Quant à ma seconde remarque, elle a trait au contenu de cette valeur. Pourquoi une institution valide-t-elle des objets comme des tableaux ou des genres comme l'installation ou la performance et n'en accepte-t-elle pas d'autres (ou plutôt, ne lui en propose-t-on pas)? Cette question est celle du lien entre l'institution (ou la société) et cette prétention à la validité spécifique. Je pense qu'afin d'organiser ses choix, toute institution doit posséder si ce n'est des critères, du moins une idée directrice qu'elle suivra et à laquelle se conformera une œuvre particulière, prenant en compte l'onto-sociologie de son temps. "Valeur" ne suffisant pas, l'argent a de la valeur, "(dis)satisfaction" ne disant rien du champ dans lequel on se trouve, un scientifique l'éprouvera peut-être à la vérification (falsification) d'une hypothèse et "réussite" pouvant ne signifier que la réussite procédurale de n'importe quel artefact, reste, malgré toutes les connotations d'un tel terme, ce que je décide d'appeler ici le "beau*" (62). J'oppose les concepts de "beau" et de "beau*". "Beau" signifiant "très joli" ("qui plaît à l'œil" comme dit le dictionnaire), alors que "beau*" veut dire que ce dont on parle est artistiquement réussi, que ce soit beau ou non. Ainsi, ce qui est beau* peut être laid, voire ni beau ni laid (63). Ce concept permet de conserver une valeur pour l'art, y compris dans le contexte post-dadaïste actuel, et évite de subjectiver d'emblée la relation esthétique ("ça me plaît"). C'est ce que semble confirmer, malgré lui? Genette lorsqu'il écrit : "je regarde généralement un tableau non, en expert, pour l'attribuer à son auteur, mais pour savoir s'il est «beau» — c'est-à-dire s'il me plaît" (64). Cette citation implique, d'une part, que l'on sait quelle prétention élève le tableau (être "beau") et, d'autre part, que le beau reste, malgré les guillemets (grâce à eux), une idée directrice. Reprenons. Ainsi donc toute œuvre d'art en tant qu'œuvre élève une prétention spécifique à la validité que le récepteur d'une communauté apprend à reconnaître dans des objets ou des événements qui lui sont soumis par une institution particulière (ou par la société dans laquelle il vit). Face à ces objets (ou événements), le récepteur éprouve un sentiment de (dis)satisfaction, il fait l'expérience concrète d'une œuvre d'art. Sa réaction affective, comme toute réponse émotionnelle, possède, outre un aspect affectif et cognitif, une caractéristique évaluative : "l'émotion est une réaction indiquant une préférence, positive ou négative […], elle est cette évaluation même" (65). Ainsi, contrairement à Schaeffer, je pense qu'un jugement implicite se trouve exprimé par la polarité même de notre réaction. C'est parce que nous avons compris ce que sont les œuvres d'art que nous savons comment réagir face à elles, nous savons par exemple qu'elles ne nous enjoignent pas à commettre des actions, et que nous les jugeons prima facie comme réussissant ou non à réaliser leur prétention à la validité. Je propose alors de nommer "jugement esthétique*" cette évaluation implicite. J'oppose un tel jugement au "jugement esthétique" qui peut, dans certaines circonstances, expliciter notre appréciation sous la forme d'une simple proposition, "ce dessin est gracieux", ou d'un texte critique élaboré, par exemple. Cette distinction permet de comprendre pourquoi on peut rester muet devant une œuvre d'art, c'est-à-dire ne pas prononcer de jugement, bien qu'un jugement* soit nécessaire au risque de ne pas comprendre la nature de l'objet avec lequel on interagit. Mais ce jugement* est-ce vraiment un jugement? Schaeffer ne le penserait pas. Selon lui, un jugement esthétique a nécessairement une forme propositionnelle, il est, nous l'avons vu, volitionnel et réflexif, c'est un acte qu'il faut distinguer d'un état. Autrement dit, au-delà du choix conventionnel qui consiste à nommer jugement* la manifestation de notre préférence, ce changement dans notre usage lexical a-t-il quelque raison d'être? Je le crois dans la mesure où la perception d'une œuvre d'art exprime de façon brute notre avis à propos de cette œuvre et, simultanément, le fait qu'on l'a reconnue comme une œuvre d'art, à savoir comme un objet (ou un événement) qui émet une prétention particulière. Elle est la manifestation concrète de la prise en compte du champ pertinent d'interaction, celui de l'esthétique. Il suffit alors de penser à la recatégorisation qui s'opère dans l'esprit du visiteur d'un musée lorsqu'il s'aperçoit que les chaises qu'il prenait pour de "simples" chaises s'avèrent être l'installation d'un artiste. Schaeffer reconnaît qu'il n'y a pas de perception "pure", c'est-à-dire de perception qui ne serait pas mélangée aux concepts (67). Pourquoi, lorsqu'il aborde l'appréciation, que ce soit la contemplation d'un paysage ou d'un tableau, a-t-il alors une approche aussi puriste que celle qu'il dénonçait? "Je ne passe pas mon temps à les jauger, à les évaluer", écrit-il (68). Certes, mais lors de mon expérience esthétique, perception et cognition sont entremêlées. Quand je suis devant une œuvre d'art et que j'éprouve un sentiment de (dis)satisfaction, je suis bien dans un certain état, mais c'est loin d'être une situation passive qui ne ferait pas fond, par exemple, sur ce que je sais de cet objet particulier et notamment du fait que c'est une œuvre d'art, mais aussi de ce que je connais de l'histoire de l'art, etc. Et bien que l'appréciation, en tant qu' "état «vécu»", ne manifeste effectivement aucune volonté de la part du récepteur, elle indique néanmoins, plus ou moins immédiatement ("l'émotion est cette évaluation même"), la façon dont nous nous situons par rapport à l'œuvre, si nous l'apprécions esthétiquement ou pas. Il est vrai, comme le dit Schaeffer, que toute relation de renvoi n'a pas la structure d'un jugement. En disant cela, pourtant, il n'a pas prouvé que dans le cas précis de la (dis)satisfaction, cette relation n'a pas une telle structure. Bien qu'elle n'ait pas elle-même la structure propositionnelle d'un jugement habituel, elle peut cependant s'exprimer par un jugement verbal, le jugement, qui en serait un équivalent linguistique. De plus, la (dis)satisfaction a une structure judicatoire, c'est ce que montre sa polarité constitutive, ce que les psychologues appellent la "bivalence de l'émotion" (69). Comme le reconnaît Schaeffer, l'activité cognitive lors de notre commerce avec l'art est le support d'une "(dis)satisfaction immanente", notre perception esthétique orientant la nature de notre réaction (70). Sinon, comment expliquer que toute activité perceptive n'induise pas un tel état de (dis)satisfaction? Enfin, seule une discussion approfondie de la possibilité du jugement esthétique, ce qui fera l'objet d'un second article, pourra éventuellement réfuter l'idée selon laquelle le jugement porterait sur l'état de (dis)satisfaction et non sur l'objet qui la suscite. Cela dit, il me reste encore à expliquer l'expérience esthétique d'objets non artistiques, notamment celle des objets ou des événements naturels, un coucher de soleil, par exemple, ainsi que celle d'artefacts non artistiques, comme des masques rituels africains. On peut alors schématiser l'ensemble des possibilités de constituer une œuvre d'art de la façon suivante :
(2) un ready-made a pu être accepté ou refusé par l'institution et ainsi déterminé ou non comme œuvre d'art; (3) je peux décider de voir le Code Civil comme une œuvre littéraire (un objet esthétique) ou de considérer les peintures pariétales ou les sculptures funéraires égyptiennes comme des œuvres d'art (par rattachement générique à la sculpture ou par quelques traits esthétiques saillants); (4) je peux décider de voir un ciel ou une pierre comme un objet esthétique; (3) et (4) ne sont pas des œuvres d'art, ce sont des objets esthétiques (je peux cependant les voir comme des œuvres d'art); (1) et (2) est ce que Genette appelle le "constitutif", alors que (3) et (4) est ce qu'il nomme le "conditionnel". En aucun cas la qualité d'un objet n'est un critère déterminant une œuvre d'art; autrement dit, il y a des œuvres d'art affreuses. Mais ce sont des œuvres d'art, parce qu'elles appartiennent à un genre constitué ou parce qu'une institution les a reconnues comme telles. Au contraire, pour constituer les objets esthétiques, c'est-à-dire pour les sortir de leur ordre naturel, le "mérite esthétique" dont parle Genette me paraît nécessaire (73). Si cette explication est correcte, c'est-à-dire si l'on distingue entre jugement esthétique* et jugement esthétique, Rochlitz a raison de faire dépendre le jugement (en général) de l'expérience esthétique, mais il a tort de ne pas concevoir cette dimension intrinsèque de notre relation critique aux œuvres comme étant antérieure aux "raisons partagées" (le jugement* précédant le jugement). Quant à Schaeffer, bien qu'il se donne la possibilité de distinguer l'appréciation esthétique du jugement, il se refuse néanmoins d'envisager que la "(dis)satisfaction" elle-même puisse être évaluative (jugement*). Lorenzo Menoud, juin 2011
1 Personnage qui n'est pas sans évoquer l'amateur dont parle Stendhal : "Pourquoi parler? pourquoi se mettre en communication avec cet éteignoir de tout enthousiasme et de toute sensibilité? Les autres. Voyez l'amateur de San-Carlo et de la Scala; tout entier à l'émotion qu'il éprouve, ne songeant pas à juger et encore moins à faire une jolie phrase sur ce qu'il entend, il ne s'inquiète nullement de son voisin, et ne songe guère à faire effet sur lui; il ne sait même pas s'il a un voisin"; Vie de Rossini, Chez Auguste Boulland & co, volume 2, 1824, p. 397.
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