LA
MODERNITÉ POÉTIQUE, UN PROJET INACHEVÉ?
Ce petit essai va tenter de déterminer si la modernité poétique est encore un "projet inachevé", pour reprendre les termes du philosophe J. Habermas, autrement dit, s'il y a des alternatives au paradigme postmoderne dominant ou si nous sommes irrémédiablement condamnés à des pratiques esthétiques conservatrices. Il pourrait paraître archaïque d'exhumer un débat qui a plus de 25 ans mais, d'une part, je pense que les questions posées par J. Habermas et J.-F. Lyotard sont d'une grande actualité et, d'autre part, je ne suis pas sûr qu'elles aient été reçues et débattues comme elles le méritaient dans le monde littéraire et poétique.
Modernités et postmodernités
Il est difficile d'énoncer de façon univoque et concise ce qu'est la modernité. Nous pouvons cependant dire de façon très générale qu'il s'agit d'un mouvement d'émancipation héritier des Lumières et qui a remplacé les anciennes formes (mythiques ou religieuses) de légitimation par un primat accordé à la raison autonomisée en vue d'un progrès scientifique et social. R. Rochlitz écrit : "est moderne, ce qui, du point de vue des différentes logiques (vérité, efficacité, justice, qualité esthétique, etc.), se défend sur la seule base de raisons ou d'arguments, sans être appuyé sur une tradition ou une sensibilité qui seraient soustraites à l'interrogation. [1] " Cela dit, la modernité est un concept extrêmement complexe qui traverse plusieurs disciplines en se redéfinissant à chaque fois. Ainsi, on peut schématiquement caractériser une certaine modernité économique par la révolution industrielle et le taylorisme, la modernité philosophique par la rationalité du discours argumentatif, la modernité architecturale par le fonctionnalisme (contre le décoratif) et la modernité artistique par l'abstraction. Lorsque l'on parle de conception moderne ou postmoderne, il faut veiller à préciser à quel domaine s'attache l'adjectif en question. On peut, en effet, être moderne en politique et postmoderne en art. Mais qu'est-ce qui définit la modernité esthétique ou, plus spécifiquement, la modernité littéraire (voire poétique)? Selon J.-F. Lyotard, l'esthétique moderne est une esthétique du sublime, au sens d'E. Kant. L'œuvre moderne voudrait faire voir qu'il y a quelque chose que l'on peut concevoir et que l'on ne peut pas voir ni faire voir. Ainsi, nous aurions l'idée du monde, de la totalité de ce qui est, sans avoir la capacité de la montrer. L'imprésentable est alors allégué comme un contenu absent, mais la forme continue à offrir au lecteur, grâce à sa consistance reconnaissable, matière à consolation et à plaisir. Autrement dit, le sublime, c'est un sentiment de plaisir procédant d'une peine. Pour J.-F. Lyotard, M. Proust serait un moderne dans la mesure où il évoque l'imprésentable au moyen d'une langue intacte dans sa syntaxe et son lexique et où il ne peut renoncer à une certaine positivité, illusoire selon ce philosophe. Alors que le postmoderne est ce qui dans le moderne allègue l'imprésentable dans la présentation elle-même, ce qui se refuse au réconfort des bonnes formes, au consensus d'un goût qui permettrait d'éprouver en commun la nostalgie de l'impossible, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu'il y a de l'imprésentable [2] . Habermas, quant à lui, constate que la sphère esthétique s'est autonomisée depuis la Renaissance où elle s'est constituée en domaine objectif du "Beau". Dès le 18e siècle, ces pratiques se sont institutionnalisées, rompant ainsi avec la vie sacrée et la vie de la cour. Vers le milieu du 19e siècle, la conception de "l'art pour l'art" parachève l'autonomie de la sphère esthétique. Mais cette spécificité, en rupture avec la vie quotidienne et l'action finalisée, entre en conflit avec la "promesse de bonheur" qui tient à la relation de l'art moderne au tout (critique sociale, utopie). C'est ainsi que Habermas explique l'échec surréaliste. Plus généralement, il pense que toutes les tentatives qui visent à combler l'abîme qui sépare l'art de la vie, qui prétendent faire de l'art avec n'importe quoi et de chaque homme qu'il est un artiste, toutes les tentatives d'abolir les critères et d'assimiler jugement esthétique et expression d'un vécu subjectif ne font en fait qu'éclairer les structures de l'art auxquelles elles entendaient porter atteinte. Ainsi, en brisant les contenants d'une sphère culturelle spécifique, on laisserait échapper les contenus. Autrement dit, on se retrouverait face à un "sens désublimé" et à une "forme déstructurée" qui n'ont aucun effet libérateur. Comme remède à cette parcellisation de la culture, Habermas préconise un changement de statut de l'expérience esthétique, il souhaite qu'elle ne s'exprime plus simplement dans des jugements de goûts, mais qu'elle soit utilisée pour explorer une situation historique de la vie, c'est-à-dire qu'on la mette en relation avec des problèmes d'existence — l'esthétique devenant ainsi également cognitive et normative. Ce qu'il critique chez les postmodernes, c'est une conception réactionnaire de la pratique esthétique qui recourrait principalement à l'imitation de modèles historiques [3] .
Il y a pourtant un terrain d'entente entre Habermas et Lyotard : tous deux considèrent qu'un écrivain digne de ce nom ne doit pas écrire un texte en suivant des règles préétablies. Comme le dit Habermas, il faut qu'il s'oriente "dans un pays dont on ne possède encore aucune carte" [4] . En fait, cet accord ne peut se comprendre que si l'on distingue deux aspects de la question, selon que l'on considère le rapport (i) du langage au réel et (ii) à une certaine expérimentation. Autrement dit, il existe une double opposition modernité/postmodernité. On peut être moderne dans le premier sens dans la mesure où l'on croit qu'il est possible de dire (de façon partielle) le monde, celui-ci étant indépendant des représentations que nous pouvons en donner, de nos schèmes conceptuels — c'est ce qu'on appelle le réalisme (vs idéalisme ou relativisme). Mais on peut également être moderne au second sens, c'est-à-dire croire qu'il est encore possible et nécessaire de chercher de nouvelles voies à expérimenter [5] . Lyotard partage uniquement ce dernier modernisme avec Habermas; il y donc des anti-réalistes progressistes comme M. Foucault, G. Deleuze ou J. Derrida et d'autres plus conservateurs comme R. Rorty [6] . Cette seconde opposition s'apparente alors à la distinction classique entre les Anciens et les Modernes ou, comme l'a écrit récemment N. Quintane, les Couillons (lyriques) et les Monstres (formalistes) [7] . Ce qui se joue à ce niveau (ii), c'est la permanence d'une posture d'avant-garde, c'est-à-dire l'idée qu'il pourrait ou devrait encore exister des individus ou plus généralement des groupes qui rompraient volontairement et de façon plus ou moins manifeste avec les formes esthétiques préexistantes pour changer le monde, notre rapport à celui-ci ou, plus simplement, (l'histoire de) leur discipline. Pour
bien comprendre le modernisme esthétique d'un Habermas, il faut
également préciser qu'il n'est pas seulement conçu
comme une recherche isolée, mais (iii) qu'il comprend également
"une appropriation de la culture des experts dans la perspective
du monde vécu", i.e. une ouverture vers d'autres régimes
discursifs et de légitimation. L'expérience esthétique
intervient aussi dans des démarches cognitives et des attentes
normatives et change la façon dont ces différents moments
renvoient les uns aux autres. La difficulté, que Habermas reconnaît,
c'est que "le rétablissement réfléchi des
liens entre la culture moderne et une pratique vécue […]
ne pourra toutefois réussir que s'il devient également
possible d'orienter la modernité sociale dans des directions
différentes et non capitalistes"
[8]
. Si en 1980 déjà la perspective d'un changement
paraissait hasardeuse, que dire aujourd'hui? Il est vrai comme le soutient
F. Torres qu'il y a eu une période héroïque des avant-gardes,
période déterminée par une nécessité
militante, et que les relations passé/présent se sont
partiellement décrispées. Mais contrairement à
ce qu'il croit, il y a une composante fortement néo-conservatrice
dans ce post- que l'on constate quotidiennement. On assiste notamment à une
criminalisation ("terroriste") de toute opposition au capitalisme
néo-libéral
[9]
. Dans le domaine littéraire, le retour en force
au roman-à-la-19e et plus généralement
à la narration ou à des formes de vers classique en sont
des marques emblématiques.
Quelles poésies aujourd'hui?
Cela dit, les considérations de Habermas et de Lyotard sont plutôt philosophico-politiques et accordent peu d'attention à la littérature et à la poésie. Cependant, il me semble que le point de vue de C. Prigent dans son Salut les anciens/salut les modernes est très proche de celui de Lyotard — i.e., c'est un Monstre relativiste [10] . C'est donc à partir de là que je vais poursuivre ma réflexion, sur un ton plus personnel et plus polémique aussi. L'unique thèse, brillamment illustrée, de son livre, c'est qu'il y aurait un fossé infranchissable et obscur entre les mots et le monde, fossé que seul le corps, dans les dérapages de la langue, pourrait explorer, ou plutôt décliner. Ainsi, le bon écrivain ne parlera, ne balbutiera, ne mâchera que du langage vide (rondeau, oeuflangue et patmo), et s'il croit dire le monde, comme le pensaient les réalistes du 19e siècle par exemple, son inconsciente pratique démontrera à l'envi qu'il se trompait. On retrouve la doxa antiréaliste française — un peu court donc [11] . Malheureusement,
à défaut d'être moi-même suffisamment clair
(ni d'ailleurs obscur), il me faudra être relativement long, y
compris au risque de la naïveté, ce qui est souvent le cas
du positivisme — puisque c'est la position que je souhaite défendre
(le pessimisme étant généralement associé
à la profondeur). Mais ce positivisme serait quelque chose de
l'ordre de l'enfance et de la science en recherche, en questionnement
(pas de dramatisation). Je suis moderne, autrement dit, tout en reconnaissant les difficultés et les limites de l'exercice de la raison, je pense que c'est cet effort de compréhension et d'explication qu'il faut poursuivre, en poésie également, je suis un positiviste complexe, comme l'a été F. Ponge, et ni la philosophie de bistrot ou de télévision, ni la prose magique ne me conviennent plus qu'à Prigent. Nous partageons donc certaines exigences, et le scepticisme est au fondement des questions que nous nous posons. Nous partageons peut-être aussi l'idée de notre éloignement du monde (mais n'est-ce pas cette distance qui permet de parler? contrairement aux animaux et aux bébés), et je peux lui concéder l'hétérogénéité des mots et des choses (encore qu'une même base physique constitue le monde, les mots, les sons et les pensées — c'est là mon matérialisme). Mais, d'après moi, sa réflexion s'est arrêtée en cours de route, il (s')est désenchanté, je ne le suis pas, je suis souvent désespéré, par notre situation ontologique, par l'état du monde, mais je suis aussi parfois, comme l'enfant, devant la nature, qui demande pourquoi, et s'étonne du "monde muet", je suis aussi comme l'adulte, responsable, qui réfléchit à nos maux et à des solutions possibles. (i) Prigent a cédé devant les exigences et la complexité du monde, cédé dans le difficile travail de clarification et de cohérence, se contentant d'approximations, ou d'ambiguïtés, comprendra alors qui voudra le négatif, l'innommable, le corps qui parle et autres fadaises… En fait, parlant philosophies, il ne quitte pas l'idéalisme post-kantien et S. Freud (J. Lacan), ne comprend pas L. Wittgenstein, et n'a pas lu B. Russell — centré sur lui-même, il est resté comme de trop nombreux penseurs français, un provincial du monde. (ii) Il n'y a pas dans ce livre de véritable analyse du fonctionnement du langage, notamment dans sa fonction constitutive de "faire référence". Autrement dit, écrire "cheval", c'est parler du ou d'un cheval (franchir le fossé), dans-la-fiction ou non. Il est donc possible de parler du monde, de la réalité. Après, que "cheval" ne ressemble pas à la bête, ne convienne pas à sa motilité ou à l'ensemble des caractéristiques que l'on souhaiterait exprimer, cela va sans dire, on aurait voulu autre chose pour lui, destrier ou quelque chose de son pas, de son allure, du contexte dans lequel il se trouvait, à porter X ou Y, du formel, du symbolique, etc. Mais c'est une autre affaire, et ce passage de la référence à l'attribution, c'est ce qui fait de la poésie une sorte de science individuelle, quand elle dit la vérité ou l'esprit de celle-ci, où l'on entrevoit, des succès, des réussites, par éclats, par bribes, toujours dans des situations différentes, et non sans un sentiment de petite grandeur ou de grande petitesse. (iii) Prigent est incapable de caractériser le réel et les raisons de son opacité, dont il parle si souvent. Il lance des anathèmes, des paroles prétendument magiques, effets de manches, formules creuses, sans preuves ni arguments, qui ne parlent qu'à ceux qui, comme lui, sont convaincus par ce qu'il dit, par paresse, me semble-t-il — dogmatisme donc. Le réel est-il innommable par sa structure constitutive? Si oui, comment cela se fait-il que les physiciens n'en sachent rien? Et comment expliquer les succès techniques, sans une représentation adéquate de la nature? Et sinon, comment se fait-il que nos représentations sont incapables de le représenter? De le représenter totalement? partiellement? Et le fait de dire "ceci est une table", "ceci est un ensemble de molécules" ou "ceci est la condition de possibilité de mon écriture (-able)" rend-il la chose (table) moins claire? Quel est le rôle de la pertinence, du champ considéré? Quelles seraient les différences entre une connaissance scientifique et une connaissance poétique? Y a-t-il des passages entre la représentation scientifique et la représentation esthétique ou les artistes sont-ils condamnés à être dépouillé de "la belle apparence" (H. Helmoltz) et à subir ce que J. Bouveresse, reprenant la terminologie freudienne, appelle une "blessure narcissique" — le monde dont ils "parlent" étant totalement différent de la réalité décrite par la science? À toutes ces questions, il ne donne aucune réponse, ni même ne les aborde. Pour terminer avec ma critique, je trouve qu'il y a dans cet ouvrage un stéréotype du négatif, une dramatisation de la difficulté réelle à dire le monde, peut-être ce que P. Beck appelle une logique de l'aggravation : "La logique de l'aggravation s'oppose évidemment à celle de la résistance. Aggrave, celui qui en rajoute sur le négatif. Il veut accélérer la décrépitude. La difficulté de notre situation vient d'une double postulation : s'il convient de recharmer le sans-charme sans l'enjoliver, il faut résister encore à la tentation de l'élégance. [12] "
Cela dit, il y a, et Prigent le concède, une passion du réel, un réalisme de la poésie. Partons de là. Je pense que la poésie nous permet de connaître certains aspects de ce réel. Je pense que la poésie dispense un savoir, un savoir spécifique, une manière de voir les choses de type analogique, différente néanmoins des analogies en oeuvre dans le discours scientifique. En empruntant la distinction d'un philosophe (P. Hacker), on peut dire que les analogies de la fiction sont "aspect-seeing" et non pas "model-generating". Ainsi, par exemple, une métaphore de la lune comme hostie (chez J. Laforgue), nous donne à voir et à penser différemment la lune, mais ne nous permet pas, par exemple, de construire une fusée pour s'y poser. Autrement dit, plutôt un savoir qui relèverait qu'il y a 1609 pas de moi à mon amour que celui qui affirme qu'un mile équivaut à 1609 mètres [13] . Ce sont ces "détails" du réel et ces analogies qu'on peut construire entre ses parties qui intéressent le poète, perçus par une subjectivité suffisamment impersonnelle pour convier le lecteur. La poésie, ce sont de petites vérités ou des vérités pour moi, mais c'est aussi un travail de la langue pour elle-même et pour son objet, une sculpture de mots en quelque sorte. Quant à ce qui nous fait parler, je crois que c'est autant l'objet/sujet considéré, sa beauté, ses caractéristiques, un intérêt que nous lui portons, que l'échec nécessaire de la parole devant l'infinie et éternelle réalité. C'est pourquoi, je préfère parler de succès partiels [14] . Plus spécifiquement, une écriture, face à la complexité, a le "devoir", me semble-t-il, de s'organiser en rapport à ce monde. Ce ne sera plus un texte clos, ni même un fragment plus ou moins inconsistant, mais un ensemble de dispositifs, fractionnés et dispersés dans l'espace et dans le temps, qui réfléchiront au mieux notre époque : mélange des types de textes, variation des médias, recours à l'internet, multilocalisation des travaux, etc. C'est en quelque sorte la réaction moderne (bis) au postmoderne. Mais cela n'a rien à voir avec un retour du religieux, du dogme, ou d'un certain moralisme, ni même avec les versions "régressives" d'une écriture résistante — le retrait dans le fragmentaire ou la subjectivité. Il s'agit alors de rendre compte d'événements, d'objets, de pensées ou d'émotions, de façons multiples et complexes [15] , en mêlant sciemment les genres, pour élucider des aspects du réel et proposer des possibles alternatifs.
Conclusion
Il est vrai que nous ne sommes pas aujourd'hui dans une époque d'utopie et de «grands récits», et qu'il n'y a que peu d'espoir d'assister à une transformation radicale et collective de la société, et ce malgré l'apparition de mouvements altermondialistes internationaux. Plus précisément, dans le champ artistique et littéraire, qui ne jouit pas de l'autonomie qu'on lui prête habituellement, je pense qu'on ne peut plus s'imposer comme avant-garde tant les voies d'expérimentation radicale et collective semblent s'être épuisées, tant la posture d'avant-garde, dans ce qu'elle a eu de militaire, de dogmatique et d'exclusif nous paraît peu acceptable comme solution de révolte [16] . Et même s'il est aujourd'hui probablement plus facile d'accéder aux institutions qu'auparavant, il est illusoire d'imaginer inscrire la poésie dans le monde vécu de manière systématique et organisée. C'est un euphémisme de dire qu'elle ne constitue pas une priorité des politiques publiques des États, et rien ne semble indiquer qu'il en sera autrement dans un avenir plus ou moins proche [17] . Cela
dit, bien que tout art ou poésie soit vraisemblablement incapable
de révolutionner un quelconque état de choses, contrairement
à la foi autoproclamée des avant-gardes, il peut cependant
amorcer une pratique éthique de reconquête de l'espace
public et de ses modalités — de la façon de financer
un projet, de travailler avec les autres ou de concevoir son rapport
au public. Il y a des manières marginales de résister
(les réseaux de poésie), des façons sauvages de
combattre, par l'humour, le détournement ou le sprayage
[18]
. Je pense donc que la modernité est un projet inachevé. Malgré les offensives néolibérales et les dérives dogmatiques, il faut poursuivre le projet moderne dans les trois directions esquissées ci-dessus. Pour rendre compte du présent dans des formes d'aujourd'hui, je considère qu'il est capital de réfléchir aux rapports et différences entre la représentation scientifique et la représentation artistique. Ce réalisme critique est indispensable à l'élaboration d'une littérature et d'une poésie qui nous corresponde au risque de restreindre le champ du cognitif aux sciences. Qui plus est, bien que les avant-gardes historiques aient poussé très loin leur recherche, je suis persuadé qu'il reste encore des formes à "inventer" — que celles-ci concernent l'objet esthétique, la poursuite de la sortie (visuelle) du vers classique initiée au début du 20e siècle, son rapport au contexte ou au public. Contre la (auto-)dérision, la légèreté, la parodie, le divertissement, la déconstruction, l'idiotie, le cynisme et le déceptif systématiques, il faudrait proposer un nouveau sens (alors un snes ou un sans?) non naïf. Enfin, il est également important que l'esthétique s'ouvre au monde vécu. La conception cognitive de la poésie qui a été suggérée ici, qui n'a pas directement de tâche scientifique ou morale, est néanmoins susceptible de renforcer son statut dans la cité. J'ai défendu ailleurs l'idée que la poésie élargie, par exemple, pourrait donner une forme concrète et partielle à l'utopie, réalisant une allotopie, selon le mot de R. Martinez — à savoir un «autre lieu» remettant «en cause les lieux politiques habituels de l'Art» [19] . Soyons donc par notre pratique au sein du monde vécu des monstres réalistes et critiques!
Lorenzo Menoud |
[1] "Logiques et résistances", dans La modernité en question, Paris, Les éditions du Cerf, 1998, p. 267. [2] Voir Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986. [3] Voir Jürgen Habermas, "La modernité : un projet inachevé", Critique, 413, 1981, p. 950-967. [4] Op. cit., p. 952. [5] Jean-Michel Maulpoix préfère diviser le territoire entre le camp de l'acquiescement et celui du refus. Dans le premier, il place aussi bien P. Jaccottet, Y. Bonnefoy que J. Réda ou F. Ponge. Alors que D. Roche et C. Prigent se situeraient dans le second. Voir son "La poésie française depuis 1950", http://www.maulpoix.net. [6] Il faut remarquer que les enjeux sont différents selon le rapport de la pratique en question au réel. Un antiréaliste philosophique comme Derrida, par exemple, était totalement réaliste quant à l'existence d'individus spécifiques victimes deségrégations (il a notamment lutté contre l'apartheid ou en faveur des sans-papiers). [7] Nathalie Quintane, "Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain", [8] Op. cit., p. 965. [9] Félix Torres, Déjà vu, Paris, Ramsay, 1986, p. 99 et sq. Concernant les États-Unis, cette perversion avait d'ailleurs déjà été relevée dans les années 70 par P. Steinfels; cité par J. Habermas, op. cit., p. 955. [10] Christian Prigent, Salut les anciens/salut les modernes, Paris, P.O.L, 2000. Il y aurait également beaucoup à dire contre le relativisme défendu par C. Hanna dans Poésie action directe, Al Dante, 2003. [11] Il faut noter que C. Prigent définit la modernité comme nous caractérisons la postmodernité : critique du positivisme, remise en question d'un sens communément partageable, scepticisme et désenchantement. Op. cit., p. 55. Cela tient au fait qu'il insiste plus sur l'aspect, indéniable, d'un redéploiement de la subjectivité et d'une complexification des représentations, cette "obscurité inhérente à la poésie moderne" dont parle, par exemple, John Jackson (le "labyrinthe" de Rousseau, le "je est un autre" de Rimbaud); voir La poésie et son autre, Paris, José Corti, 1998. De ce point de vue, la langue dirait moins le monde qu'elle-même. Mais c'est oublier la part "lumineuse" (Aufklärung) du projet moderniste, cette volonté de dépasser des limites imposées par une codification sclérosée des représentations pour aller vers cette nouvelle réalité. Avec la psychanalyse et la nouvelle physique, par exemple, les représentations du sujet et du monde ont certes changé, mais dans le but d'expliquer cette obscurité. [12] Philippe Beck, "Du principe de la division de soi", Le colloque de nuit, Cognac, Le temps qu'il fait, 2000, p.46. [13] De Mallarmé à Ponge, il y a une tradition de la poésie comme théorie de la connaissance ou science du singulier dans laquelle je m'inscris. [14] Ponge parlant de Malherbe écrit : "Personne en effet plus que lui n'a jamais été convaincu à la fois de sa supériorité relative et de son échec absolu", Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, p. 29. 1965 [15] La complexité est aussi parfois une forme de résistance. Concevoir comme le fait C. Hanna uniquement la poésie sous la forme d’une continuité avec la publicité et les médias lui est préjudiciable et empêche, si ce n’est sa force subversive, du moins la constitution d’un espace différent. On peut défendre une certaine qualité contre le jetable (sans être pour autant "essentialiste"). [16] Postures révolutionnaires dont les paradigmes artistiques sont «la fontaine» de Marcel Duchamp (1917), le «carré blanc sur fond blanc» de Kazimir Malevitch (1918) et les «4'33''» de John Cage (1952). En poésie, on pourrait retenirles poèmes futuristes de Filippo T. Marinetti (1912), les poèmes dadaïstes d'Hugo Ball (poèmes phonétiques, 1916), de Raoul Hausmann (poèmes phonétiques et poèmes-affiches, 1918), de Tristan Tzara (Pour faire un poème dada, 1920) ou de Man Ray (sans titre, 1924) pour ce qu'ils ont de radical. [17] Mais si l'on voulait sortir la poésie de son ghetto et sortir du ghetto de la poésie, cela ne semble possible que par une politique volontariste des pouvoirs publics et des médias (l'école étant aujourd'hui l'un des derniers garants d'un initiation/accès à la poésie). [18] On ne peut pas caractériser la postmodernité de passage (de l'avant-garde) à la "théorie guévariste des focos", comme le fait Jean-Michel Espitallier (dans son Caisse à outils : un panorama de la poésie française aujourd'hui ,p.125 éditions Pocket, printemps 2006), sauf à ignorer la réaction inhérente à cette position. S'il est vrai qu'en poésie les implications sont mineures comparées à celles de la sphère politique, on voit bien leur rapport lorsque l'on défend l'idée d'une connaissance poétique — que l'on pense simplement aux auteurs qui nous ont "marqués". Enfin, il y a des enjeux propres à la discipline qui ne gagnent pas nécessairement au grand "lâchez tout!" de notre époque. Il se peut alors que la modernité (bis) avance masquée, partielle, guévariste… [19] Ce que j'appelle la poésie élargie, reprenant ainsi l'adjectif attribué à un certain cinéma d'avant-garde, c'est ce qui se fait dans l'écriture hors du livre. Voir mon "Parole sui muri", Java, # 27-28, 2005-2006 et mon article à paraître dans le volume des actes du colloque international Textes en performance, "Poésies concrètes : de l'espace de la page à la scène de la rue", Genève, MétisPresse, 2006. Roberto Martinez, Inventaire des imprimés et des allotopies, Rueil-Malmaison: Édition Centre d'Art Contemporain de Rueil-Malmaison, 1997. |