La douleur et l’art de
la performance
Translated
by Myriam Laplante
Cet article
sera divisé en deux parties. Dans la première partie,
j’essaierai de parler de la douleur en général :
Comment sentons-nous la douleur? Comment la douleur existe-t-elle en
tant qu’image dans l’art ? La deuxième
partie traitera du concept de la douleur en tant qu'image ou métaphore
dans l’art de la performance : Quels artistes utilisent l'image
de la douleur en performance ? Quel genre de douleur traitent-ils et
pourquoi ?
La capacité
de ressentir la douleur est importante pour les humains. C’est
essentiel. Même l’expérience de douleur la plus légère
est utile afin de corriger notre comportement ou de nous donner un signal
d’avertissement. Sans ces signaux, il nous serait impossible de
nous rendre compte que notre corps est blessé et ainsi la plus
petite plaie non décelée pourrait entraîner de sérieux
problèmes de santé causés par des complications.
Les personnes qui souffrent d’incapacité d'éprouver
la douleur vivent en danger constant. Enfants, ils ne peuvent pas jouer
comme les autres car s’ils tombent ou se heurtent, ils n’ont
pas la possibilité de décider de mettre fin à leurs
activités à cause d’une blessure. La douleur est
donc utile et fait partie des caractéristiques de l’être
humain. Dans son
essai Unlocking the secrets of pain :The science (Percer les secrets
de la douleur : La science), Alan Basbaum écrit : La douleur
est plus qu’une simple irritation qui nous est transmise de façons
différentes. C’est une émotion complexe qui n’est
pas seulement basée sur l’intensité de l’irritation
mais sur la situation qui existe au moment où la douleur est
éprouvée. Et la condition affective et émotive
de l’individu est encore plus essentielle. La douleur en tant
qu’irritation somatique est comparable à la beauté
en tant que stimulus visuel : ce sont des expériences très
individuelles. Je parlerai
plus tard du rôle important que joue cette façon de percevoir
la douleur dans la performance. Dans l’histoire,
il y a une abondance d’exemples qui illustrent la notion que la
douleur n’est pas seulement un problème biologique ou chimique
mais aussi une expérience qui peut catalyser une quête
de connaissance. La valeur
religieuse de la douleur, dans la christianité par exemple, est
conçue comme une punition divine, ou comme un acte de contrition
et de pénitence, parallèle à la souffrance de Jésus-Christ
sur la croix. La douleur est le châtiment pour le péché
originel de l’humanité. Elle devient le symbole de la désobéissance
humaine envers Dieu. En ce
sens, la souffrance justifiée en termes religieux permet une
interprétation de la douleur comme épreuve de foi, ou
stratégie de rédemption. Dans certaines
cultures, par exemple celle des Aztèques, la douleur rituelle
des victimes immolées à des dieux cruels servait à
assurer la paix à travers le sacrifice de la vie. Ils offraient
aux dieux un apogée de douleur afin de mettre terme aux effroyables
souffrances d’un peuple. Ce genre de martyre pourrait être
une des motivations qui incitent les artistes à souffrir dans
leur travail. La douleur est transposée d’un niveau personnel
à un niveau public: comme les flagellants qui défilaient
aux temps de la peste, se meurtrissant en public afin de démontrer
leur désir de pénitence et leur espérance en la
pitié de Dieu. La douleur
était et est aussi un thème cher aux peintres et aux écrivains.
À toutes les époques, on repère des images et des
métaphores vouées au phénomène de la douleur. Au 20°
siècle, on retrouve plusieurs représentations autobiographiques
de la douleur. De nombreux artistes, après avoir vécu
maints traumatismes, transposent ces émotions puissantes dans
leur art. Un exemple éclatant est le Cri de Munch. L’artiste
mexicaine Frida Khalo est un autre exemple. Elle a rendu sa souffrance
visible dans une série d’autoportraits suite à un
accident subit dans sa jeunesse. Elle a traduit sa douleur en un langage
troublant et sévère. Communiquer
la douleur n’est pas tâche facile. La douleur
se distingue des autres expériences physiques car elle n’est
qu’elle-même. Elle n’a pas d’objet. Il n’y
a pas de « douleur de quelque chose » ou de « douleur
pour quelque chose », comme la faim ou la soif. La douleur demeure
sans objet. Pourtant, dans sa conformation physique, la douleur est
absolue et totale. Quand
on souffre, il nous est impossible de l’ignorer: la douleur devient
le sentiment primordial qui supplante toutes les autres émotions.
Et en même temps, il nous est impossible de communiquer cette
expérience. Je voudrais
citer ici un passage de Vom Menschen – Handbuch Historischer Antropologie
(À propos des humains – Manuel de référence
d’anthropologie historique) de Hans Peter Dreitzel : Pour quelqu’un
qui éprouve une douleur, cette douleur est indéniablement
et indubitablement présente. Ainsi on peut dire qu’avoir
une douleur est l’évidence la plus plausible de ce qu’est
la certitude. Pour l’interlocuteur, la même expérience
est insaisissable, et donc « entendre parler de la douleur »
engendre le doute. Par conséquent la douleur est un concept qui
ne peut être transmis. D’une part, on ne peut en douter,
et d’autre, on ne peut le prouver. La performance
est en quelque sorte un moyen de communication et de métamorphose.
À travers le traitement radical de leur corps, les performeurs
deviennent des transmetteurs. Quand
Gina Pane a dit qu’elle voulait, à travers ses actions
corporelles, protester contre un monde où tout est anesthésié,
elle se révoltait en utilisant son corps comme instrument de
contestation contre le pouvoir qui force les femmes à se soumettre
aux lois du recèlement du corps sous un voile de beauté
et de complaisance. En tailladant sa langue et ses bras avec des lames
de rasoir, elle a détruit l’image du narcissisme féminin
et le rôle passif des femmes objet. Pour elle, la blessure est
la mémoire du corps, la mise en mémoire de sa fragilité,
de sa douleur, et donc de sa « vraie » existence. C’est
une défense contre l’objet et contre la prothèse
mentale. (Gina Pane dans Contract with the skin (Contrat avec la peau)
de Kathy O’Dell). Ce langage
de la performance ne se rapporte pas seulement au monde de l’art.
De nos jours, la guerre contre les corps des femmes est visible lorsque
de plus en plus de jeunes filles souffrent d’anorexie nerveuse
ou de problèmes reliés au désir de devenir l’image
proposée par les médias. Le corps semble devenu un objet
ou une surface de projection, loin de la vraie existence que Gina Pane
poursuivait. L’artiste
qui travaille de façon plus conséquente à la modification
de son corps en tant que matière, est certes Orlan. Grâce
à la chirurgie plastique, elle a transformé son corps
à plusieurs reprises tout au long de La réincarnation
de Sainte Orlan, en utilisant comme modèles des images de femmes
peintes ou sculptées par des hommes. Elle appelle son travail
art charnel. L’art
charnel est un autoportrait dans le sens classique du terme, réalisé
avec des nouvelles technologies. Situé entre la défiguration
et la figuration, c’est gravé dans la peau, selon les conjonctures
contemporaines. Non plus vu comme l’idéal qu’il représentait
jadis, le corps est devenu un ready-made modifié. (Citation d’Orlan) Des artistes
plus jeunes, comme Kira O’Reilly, utilisent l’idée
du marquage corporel de façon analogue. En se taillant, O’Reilly
confronte le corps comme un site où le social, la politique et
l’intime s’entrecroisent. Ses actions synthétisent
et s’attaquent au problème de la matière et du sujet
du corps en corrélation à la mémoire, au traumatisme
et au genre. Elle propose la surface du corps comme une matière
poreuse qui évoque la dichotomie intérieur/extérieur,
privé/public. Le performeur
irlandais André Stitt a choisi une façon différente
de traiter la douleur. Son propre passé, chargé de toxico-dépendance,
d’aliénation et de dépression, l’a porté
à réaliser des performances très physiques et profondément
psychologiques où, d’une part, le corps masculin est durement
et physiquement torturé, par exemple en battant sur un bain d’acier
pendant des heures tout en criant, pleurant et en versant sur son corps
toutes sortes de liquides. D’autre part, l’intense recherche
d’un flux purificateur le rend comparable aux Actionistes viennois.
Mais tout son travail est relié à son expérience
humaine personnelle. Ça
pourrait venir d’une partie de mon enfance où j’étais
séparé de la réalité à laquelle les
autres participaient, mais qui me confondait. Je ne savais pas comment
participer aux situations. C’était comme si tout le monde
avait un petit livre de règles de comportement sauf moi. (André
Stitt dans Performance research 1, Londres 1996) Stitt
cherche à démolir les murs que la société
a construit pour contrôler les gens. Il utilise la figure traditionnelle
du trickster, un genre de saint chenapan que l’on retrouve dans
presque toutes les cultures. Le trickster représente l’ordre
dérangé; son humour est créateur mais aussi destructif. Selon
les théories psychanalytiques de C.G. Jung, ce personnage est
capable de donner un sens à l’absurdité. C’est
le symbole des qualités obscures d’une nature. Quand il
apparaît, c’est signe qu’il y a des maux dans la société,
et que ces maux doivent être guéris. Dans son travail,
André Stitt s’identifie fermement à cette théorie
: L’artiste
est l’incarnation de ce personnage contemporain, qui mêle
le bien et le mal, qui entre et sort de la mort, qui rit au côté
sombre des choses. Les performances se ritualisent, deviennent un voyage
au cœur des manies pathologiques contemporaines. Les thèmes
sont toujours les mêmes : le pouvoir, le contrôle, l’oppression,
la manipulation, la liberté, l’aliénation de la
conscience humaine/naturelle, le narcissisme de groupe, l’abandon
émotif et spirituel, et la voie de la rédemption. (André
Stitt dans Apparition, Apparatus, Akshun, Londres, 1996) Dans une
performance de 1978, Ben d'Armagnac était étendu sur la
terrasse du Brooklyn Museum de New York. Un puissant jet d'eau inondait
son coeur. Sa poitrine pulsait, et sa lourde respiration était
amplifiée par des haut-parleurs. Ce fut une expérience
émouvante pour les spectateurs. Dans un texte sur cette performance,
Antje von Graevenitz cite Nietzsche: un brusque moment émotif
où les notions d'espace et de temps présent et futur s'éclipsent,
et un sentiment d'horreur s'insinue. Ce sentiment d'horreur pourrait
être le premier pas vers un contact réel entre spectateur
et performeur. Christian
Keysers, chercheur en neuroscience, a découvert dans le cerveau
humain des neurons-miroirs qui provoquent l'empathie. Quand ces cellules
sont sollicitées par quelque chose que l'on voit (par exemple
quand un performeur se fait mal), on a l'impression d'éprouver
cette même douleur. Le cerveau réussit à refléter
l'autre personne. Cet effet est selon moi fondamental dans le rapport
direct entre spectateur et performeur. Un genre
de dialogue énergétique est établi. Le public réussit
à ressentir l'intensité du performeur (si le performeur
est vraiment présent et concentré). Parfois, le flux (Mihaly
Csikszentmihalyi a utilisé ce terme pour décrire l'engagement
total de l'action et de la perception) perçu par le performeur
est projeté sur public. Les effets cathartiques peuvent être
mis en doute, mais parfois l’insoutenable émotion d'une
performance peut être transmise aux spectateurs, qui s’en
approprient. Le performeur
indonésien Yoyo Yogasmana réalise des actions enclines
à la violence afin de découvrir les niveaux d'émotions
et de sentiments des gens lorsqu'ils sont témoins de violence
sur une autre personne. Il demande au public de l'attacher avec des
cordes et ce sont les spectateurs qui contrôlent la force avec
laquelle les cordes sont ensuite tendues, provoquant un niveau plus
ou moins élevé de douleur au performeur. Selon
Yogasmana, son travail traite de la situation politique et sociale en
Indonésie. Dans notre correspondance, il a écrit que les
Indonésiens pensent toujours à comment gagner leur vie
en oubliant de penser à comment être humains. Il est pour
lui très dangereux d’exécuter ses performances dans
son pays car les gens sont trop détachés et il court un
danger réel de se faire étrangler. En Europe
de l'Est, l'utilisation d'images de douleur a des connotations historiques
et des dimensions différentes de celles de la culture occidentale.
L'isolement politique et social a produit dans le passé un mouvement
très fort d’art corporel qui a généré,
jusqu'à nos jours, plusieurs positions extrêmes. Petr Stembera
de la République Tchèque a réalisé une pièce
intitulée Greffage, à Prague en 1975, où il a greffé
une fleur dans son bras "pour entrer en contact direct avec la
plante". Il a ensuite souffert de pollution sanguine. Dans une
autre pièce, en collaboration avec Tom Marioni (Union, 1975),
les deux artistes ont tracé des cercles de lait et de cacao sur
leur poitrine nue et ont laissé des fourmis s’y promener.
Les cercles représentaient leur fraternité dans le conflit
est-ouest. D'autres artistes comme Jan Mlcoch ont utilisé des
images métaphoriques de l'isolement de l'Est, comme dans Hanging-
the big sleep (Pendu - le long sommeil) de 1974, où il était
pendu sous le toit d'une maison, attaché à 3 points de
son corps, les yeux couverts d'un masque noir et les oreilles bouchées
avec de la cire. Cette image rappelle des rituels archaïques d'initiation,
tout en étant chargée d'un fort signifié politique.
L'artiste utilise son corps pour dénoncer l'impossibilité
de réagir à la violence des institutions. La dimension
politique des performances d’art corporel face au féminisme,
à la répression religieuse et à la persécution
ethnique est évidente. Parfois, la douleur de la punition est
infiniment supérieure à tout ce que l'art vivant saurait
traduire en image. Mais des performeurs du monde entier essaient de
trouver un moyen de communiquer avec leurs corps, de trouver des solutions,
de dévoiler les chaînons cachés de nos sociétés.
Parfois, ramper sur un terrain couvert de verre brisé comme Chris
Burden dans Through the night softly(Toute la nuit doucement), ou se
rouler par terre en serrant une pierre dans ses bras comme l'a fait
récemment Boris Nieslony, est le seul moyen de réagir
contre l'engourdissement et l'impuissance.
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