La Forêt

 

1. Dans la forêt on renouait le dialogue avec les disparus. Puisqu’il n’y avait rien que des chênes, des hêtres, des châtaigniers, des noyers, des frênes, des noisetiers l’évocation venait tout naturellement, dans ce désert de fûts, des monuments, des stèles, des statues qu’ils avaient honteusement recouverts de leur feuillage pourri et excavés avec leurs racines tentaculaires. Là une pierre autrefois équarrie recouverte d’une mousse humide disait le bonheur d’une maisonnée, ailleurs une pierre arrondie que la nature vorace avait rongée portait encore les marques imperceptibles de ce qu’avaient été les courbes d’une orbite ou les sillons subtils d’une narine.

On revoyait ses ancêtres et l’épuisant labeur de tailler ces arbres présomptueux, arracher ces herbes moites et faire enfin ne serait-ce que de la clairière là où s’enchevêtrait ce fouillis de surgeons, de lierres rampants, de fougères fétides.

On imaginait quel bonheur si, appuyés pour un court repos sur leur houe durcie au feu, ils avaient vu débarquer un bulldozer et les taillis rétractiles s’aplatir comme des vers, les arbres audacieux se prendre un coup de pelleteuse à mi-hauteur, les plantes les plus tenaces réduites en bouillie sous les chenilles argentées.

On voyait des arrière-grands-pères et des trisaïeuls, recouverts de feuillage, scruter les interstices dans l’espoir d’un clocher, d’un paratonnerre, d’une cheminée d’usine que leur clairvoyante intuition s’efforçait d’inventer.

On les prenait en compassion, arrêtés au bord d’un filet d’eau, occupés à tirer du ruissellement ridicule quelques gouttes rafraîchissantes et s’acharnant à rêver d’une piscine aux eaux bleutées. Avec un plongeoir pour les plus vaillants.

 

 

2. La forêt exerce sur une grande partie de l’humanité un attrait irrésistible, au point qu’on voit fréquemment des gens de bonne situation, quitter le luxueux panorama, dont la vue s’ouvre sur Notre-Dame ou le Vieux Port, pour aller s’embourber dans un chalet de campagne aux formes équivoques, dans le but dérisoire d’être sous les arbres si l’orage se met à tonner ou de carotter au marchand de primeurs les cinquante francs d’un kilo de champignons en allant les chercher eux-mêmes. La forêt avec tous ses pièges et ses sortilèges est une école du crime. On n’y voit que chasseurs, cueilleurs, voleurs, hommes ou bêtes acharnés à s’entre-dévorer comme des rapaces, pillant le sol, fouillant le moindre arbrisseau, dévorant les bêtes les plus petites. Et les plantes elles-mêmes, souvent les premières victimes, affairées à piller le sous-sol quand ce n’est pas à occuper jusqu’à l’holocauste le terrain d’une autre espèce. L’homme y épanouit sa méchanceté naturelle et en revient chargé de poison, de fiel et d’amanites phalloïdes.

Pour le maison-de-campagnard une semaine dans la netteté rassurante des rues et des boulevards lui remettra en partie les idées en place mais le véritable bouseux lui est condamné à cette promiscuité dégradante et n'a généralement pas les moyens de se soustraire aux effluves arboricoles et à leur cynique appel.

Aussi n’est-ce pas sans une acrimonie bien compréhensible qu’il voit les plus transis des amoureux de la nature lui manifester leur attachement morbide et leur désir masochiste de la protéger.

 

 

 

3. Les grottes, les igues, les trous, les avens, toute cette architecture caverneuse à laquelle s’ingénie la nature pour rivaliser avec les dolmens et les menhirs, les obélisques et les stèles a quelque chose de déplorable et de ridicule. Cette incitation paranoïaque qu’elle exerce sur l’homme, comme s’il ne lui suffisait pas d’être depuis si longtemps labourée, binée, hersée ne la rend certainement pas estimable. C’est l’hystérie qui s’exprime avec une verdeur éhontée et l’on ne s’étonne plus de trouver des ronces et des orties et autres plantes sauvages et névrosées stigmatiser l’aversion de la terre pour l’équilibre, le calme et la tranquillité. On se prend à penser que les paysans sont bien trop braves en se contentant d’écorcher son épiderme avec la rigidité de leurs socs d’acier trempé ou de révulser ses muqueuses avec des phosphates et des nitrates.

 

 

 

 

 

 

4. La nature a souvent produit des plantes aussi féroces que les carnivores les plus hystériques, des herbes qui ne supportent pas de servir de repas et qui bien que hachées menues et malaxées fourbissent leurs armes dans les estomacs ou les intestins, s’acharnent sur leur hôte et exhalent leur haine de l’autre, en émanations nocives, au point de provoquer d’atroces douleurs qui entraînent souvent la mort.

 

 

 

5. On s’abîme volontiers dans la contemplation des paysages quand on n’a pas les moyens de s’offrir des tableaux ou des photographies de maîtres. On doit alors supporter les intempéries car le ciel est changeant et s’armer de tout un attirail de crème anti-solaire ou s’emmitoufler dans d’épaisses redingotes matelassées. On se croit alors tranquille et on se félicite d’avoir eu cette bonne idée. La mer ondule ou la rivière serpente, les rochers sont comme des diamants ou les arbres comme un rideau de soie. On jubile de n’être pas né sur une planète étrangère dans les miasmes des vapeurs de soude ou le froid absolu. On se réjouit du chant des oiseaux et de leur vol acrobatique mais déjà avant même que de n’avoir été dérangé par l’un de ces autres humains qui partagent la même passion pour la nature, voilà que rappliquent les premiers insectes, avides de se nourrir de chair d’anachorète. On prend rapidement conscience du danger et ce n’est pas sans inquiétude qu’on surveille l’horizon d’où toutes sortes d’animaux peuvent à tout instant surgir. Si l’on a la chance d’être doué d’un naturel prudent, on s’en retourne alors, sans plus tarder, dans le havre de la ville où l’on poursuivra au mieux sa promenade en déambulant dans les galeries d’un musée où les paysages et les marines ont été abondamment traités ou l’on s’aventurera dans l’espace d’une galerie d’art contemporain afin de vérifier que le monde est en perpétuel expansion. Sinon, si l’on a eu la témérité de s’assoupir, dans la chaleur de l’été, contre le tronc d’arbre centenaire et disposé à cet effet et que les yeux mi-ouverts on s’est laissé aller à la contemplation de la rivière et du petit gué, bordé par la plage de galets, et à étudier les reflets dans les flots du pont de chemin de fer, on risque fort d’être le témoin d’une scène criminelle, atroce ou dont on se serait bien passé. Car il va falloir, maintenant, sortir de sa torpeur et se lancer au secours de la victime, ou se dissimuler et s’esquiver sans bruit, sans éveiller les soupçons du pervers ou du violeur et se hâter vers une salle de cinéma afin d’oublier sous le choc d’images d’une violence inouïe, l’horreur de ce que l’on a bien involontairement surpris.

 

 

 

6. Cher sur le marché, le champignon incite à la cueillette et rapproche l’humain de ses ancêtres défavorisés, qui n’ayant pas de supermarchés devaient aller se plier en deux dans les bois, au milieu des serpents et des scolopendres pour ramasser quelques fades lépiotes ou quelques bolets des pins indigestes. On imagine en quelles transes on les aurait vus transportés à l’entrée d’une supérette et quelles malédictions victorieuses ils auraient proférées contre l’inhumaine et boueuse nature totalement dépourvue alors de centrales nucléaires ou de stations-service où venir se laver les mains après avoir souffert des moisissures des sous-bois et des mucosités malodorantes. Ce n’est pas par hasard si régulièrement ils y foutaient le feu.

Mais de nos jours combien de malheureux, oublieux des principes de base de l’humanité, ne retournent-ils pas tous les dimanches s’embourber dans des maisons de campagne, construites à cet effet, et ne s’enorgueillissent-ils pas de fortifier leurs mains calleuses à serrer le bâton, qui leur permet de se sentir un minimum en sécurité, dans cet univers hostile, où ils s’aventurent par misanthropie, avant que de céder à l’appel et d’être ramenés à la ligature de leur chaîne habituelle.

Mais là, à peine rentrés chez eux, avant même d’avoir enfilé leurs confortables pantoufles, ne retrouvent-ils pas leur chère nature hostile, et ne sont-ils pas rapidement obligés de tirer à eux leur bar roulant afin de se servir en vitesse le whiskie régulateur de leur rythme cardiaque afin d’endurer sans d’abondantes suées l’horreur des animaux qui se déchirent et des plantes qui se phagocytent.

Verts de peur, ils enregistrent le commentaire implacable des spécialistes de la nature. Elle va mourir.

 

 

 

7. Le maison de campagnard rentre chez lui avec sa maison de campagne, aussi s’insurge-t-il  de ne pas retrouver en ville les ours, les loups , les serpents  qu’il a ratés  à la  campagne. Il comprend que la ville n’est pas faite pour eux, du moins actuellement, mais comment se fait-il qu’on n’en remette pas, au moins à la campagne ? En effet ces animaux étaient autrefois là chez eux. Il est clair que les hommes, les plus mauvais d’entre eux, ont colonisé leur domaine, s’en sont emparés et y ont instauré une économie coloniale. Les ursidés, les canidés, les félins n’étaient pas d’excellents gestionnaires, ils ne rentabilisaient pas leur patrimoine dans les meilleures conditions. Une économie de type mondialiste s’est instaurée : des céréales, des céréales, encore des céréales, partout ; aussi bien en Chine qu’en Amérique du Sud ou qu’en Corrèze. Les ours ont été les premiers à se replier. Les loups ont encore  combattu quelque temps mais ils ont subi un véritable génocide. Les serpents sont restés planqués. Les paysans sont restés seuls maîtres du terrain.

La question qui se pose n’offre pas de difficulté : doit-on soutenir ces usurpateurs ? Non. Bien évidemment non. Qu’ils rendent leur territoire aux animaux sauvages et vite ; ou tout au moins qu’ils cohabitent.

<<