Je suis un ancien combattant. Je me suis battu dès
mon plus jeune âge dans tous les secteurs stratégiques et
comme tous les vieux soldats jaime bien raconter mes campagnes,
je dois le reconnaître.Si vous avez du temps à perdre et
de quoi acheter une bouteille de wiskie, vous ne vous emmerderez pas avec
moi. Mon combat cest contre les bistrots, les bistrotiers, les serveurs
et toute cette engeance crapularde qui est toujours à vous demander
de largent et qui ne vous fait crédit que pour mieux vous
arnaquer. Jai remporté des victoires écrasantes je
leur ai infligé des pertes sévères avant de me retirer
car cest souvent comme ça quon gagne les batailles,
en foutant le camp le premier. Lhéroïsme ça sert
après la guerre, quand on a perdu et quil faut bien raconter
quelque chose . Mais sur le terrain daction, tous les militaires
vous le diront, il faut rester calme, flegmatique et vigilant et se méfier
de toute entreprise insensée. Il faut garder constamment à
lesprit quil va falloir décarrer et préparer
des replis stratégiques dans lordre, le calme et la sérénité.
Cest à ce prix quon se tire des mauvais pas qui ne
manquent pas darriver. Mais cest le charme de la guerre, on
ne sait jamais ce qui va se passer. Bien sûr on pense quon
va gagner mais la plupart du temps on ne sait ni quand ni comment. On
part en guerre parce quon na rien dautre à faire
ou quon en a marre de dissimuler un fond mauvais sous des dehors
civils, quon nen peut plus dêtre gentil et de
nemmerder personne, quune partie de vous sétiole
dans la paix, lamour du prochain et autres foutaises. A cela se
greffent des questions financières mais à vrai dire on a
autant besoin dargent en temps de paix.
Je me souviens de la guerre de 90. Jétais à côté
de Belfort, cétait lété, une chaleur
étouffante. Depuis déjà quelques kilomètres
javais projeté un raid contre un bar de campagne mais ceux
que javais jusque là explorés du regard avaient massé
au comptoir ou sur les terrasses des forces considérables. Enfin
dans un tournant je tombais sur un café à peu prés
vide et dont la garnison ne paraissait pas très motivée.
Je marrêtais et déclarais à la vieille serveuse
derrière le comptoir que je déclenchais immédiatement
les hostilités. Elle fit celle qui ne comprenait pas et me servit
un double wiskie comme si elle était toujours en temps de paix.
Ce nest quau bout dune heure quelle se décida
à mener une première contre-offensive. Elle me fit savoir
de façon tout à fait officielle que si je comptais finir
la bouteille autant quelle la laisse sur la table. Ma riposte fut
assez soudaine pour provoquer leffet de surprise. Car je lui dis
non seulement de la laisser mais daller en chercher une autre. Lattaque
était audacieuse et ne manqua pas de provoquer la réaction
de ladversaire. Mais je répondis quelle navait
pas de souci à se faire et que dune façon ou dune
autre elle serait payée. Sur quoi elle partit dun grand rire
en simaginant quelle avait gagné une bataille. Jétais
à la moitié de la deuxième bouteille quand un gauche
caviar sest garé négligemment au bord de la terrasse
afin de faire savoir à tout un chacun quil acceptait momentanément
de boire un verre à la terrasse de ce petit troquet sympathique.
Comme il sasseyait sans façon à la table voisine son
oeil dexpert fut attiré par la bouteille dénonçant
la revendication dun statut social supérieur par lamphatisation
dune distanciation à légard des conventions
grammaticales ou autres. Ces sourires mengageant à lier la
conversation avec le Nouveau Beauf nous en arrivâmes à venir
à ma table se rincer sur ma bouteille. Je nai pas gardé
en mémoire la totalité de nos échanges linguistiques.
A la fin de la bouteille je lui dis que jallais pisser et je réussis
à atteindre ma voiture sans que les gens du bar et leurs alliés
naient le temps de sorganiser. Quelques jours de bonheur ont
suivi tant la victoire est jubilatoire.
Cest à peu prés à cette époque que jai
commencé la guerre de quatorze. Je passais à proximité
de Verdun, je me suis dit cest le moment ou jamais. Je me suis arrêté
dans le premier bistrot et jai commencé tranquillement à
me chercher un ennemi. A ma portée. Pas trop costaud parce que
ce nest pas la peine de sengager dans des guerres perdues
davance. Ça coûte assez cher comme ça la guerre
il vaut mieux la gagner. Au bout du comptoir il y avait un petit maigrichon
particulièrement hostile. Je me suis avancé vers lui mais
avant de lui déclarer la guerre officiellement jai décidé
de faire dabord un peu de renseignement. Nous avons échangé
quelques regards puis je lui ai demandé lheure et peu de
temps après quelle était sa profession et je lui ai offert
un verre. Un quart dheure après je savais à quoi men
tenir. Lennemi était mal armé. Non seulement les forces
dont il disposait étaient faibles mais de plus il navait
pas un moral de vainqueur. Joptais pour une attaque fulgurante.
Je lui avais déjà fait payer deux tournées quand
jai commencé à gagner du terrain. Je lavais
forcé à tourner au coin du comptoir et à se replier
contre le mur sous une étagère. Cest alors que jai
déclenché une campagne dintoxication. Tes
de quelle origine ? lui assénais-je. Surpris par la force
de la métaphore il dut se recroqueviller un peu plus afin de répondre.
Mais je navais pas lintention de lui laisser la parole. Il
sagissait de lintoxiquer par la virulence pertinante dun
discours hypercorrect et néanmoins passe-partout, doù
la difficulté. Il sagissait de pervertir ses neurones, entrer
dans ses synapses et daccrocher aux dendrites des purulences. Je
le fatiguais à force dantinomies du genre : le plus court
chemin vers lébriété cest celui où
lon reste le plus longtemps au comptoir. Du temps quil réfléchissait
à lélaboration dune contre-attaque appropriée
je le mitraillais de formules antithétiques comme : prouves
le si tes pas noir ducon . Il y a mis le temps mais il a rendu
les armes : Bois ce que tu veux quil a capitulé
et memmerde plus. De quoi ! Mais il avait
les yeux si ternes et larmoyants, les épaules si rondes que je
lai laissé payer et je suis parti.
Peu de temps après je devais remporter une autre superbe victoire,
dautant plus mémorable que lennemi était un
guerrier aguerri, formé à lécole de la tenue
léopard, maîtrisant remarquablement les armes et les technologies
modernes. Barman, ancien cabaretier, dentrée il mavait
attaqué au wiskie avec cette tranquille placidité du soldat
dexpérience. Je le laissais venir jusquau troisième
tandis quil me racontait les bonheurs de la guerre dAlgérie
où il était tortionnaire, par devoir et affectation. Alors
je pointais, sachant pertinemment à quel point cétait
violent, que quelques quaient pu être les hauts faits de sa
classe dâge, ce nétait pas grandchose dinterrésant
par rapport à lIndochine puisque même les anciens dIndochine
navaient pu réitérer leurs exploits avec la même
bravoure en Algérie. Et que ce que eux ils appelaient la torture,
pour les anciens dIndochine cétait juste un banal entretien,
parce que on na jamais parlé à un rebelle autrement
quà coups de paires claques et coups de poing et quon
était bien obligé de violer sa femme avant den faire
un invalide sil poussait la sauvagerie jusquà ne pas
vouloir répondre à des questions correctement posées.
Et que ses petites histoires à lui où il faisait mettre
les femmes à poil pour vérifier si elles sétaient
rasées parce quelles attendaient leur mari terroriste relevait
plutôt de la puérilité des jeux de touche-pipi. Evidemment
les coups avaient porté et les forces adverses éreintées
manifestaient leur hargne en montant à lassaut avec lénergie
du désespoir; je dus mettre ma tournée calculant que ce
repli stratégique mouvrait la voie de la victoire. Et en
effet, déliquéfié au dixième wiskie, ne parvenant
plus quà ressasser les hauts faits dont le capital symbolique
constituait ses dernières ressources, il finit par sendormir
sur le comptoir en geignant quon navait pas le droit dapplatir
les héros.
A quelque temps de là je décidais de mener un raid sur lune
des casemates les plus célèbres de la capitale, là
où les héros de Gérard de Villiers se repliaient
après les missions les plus dangereuses, le Fouquets. Jarrivais
à la nuit tombante et tout de suite jinvestissais les chiottes
où je me fixais. Puis, fort de cette prise de position audacieuse
je remontais en colonne par un vers le bar où je choisissais lespace
le plus stratégique à côté dune blonde
qui visiblement faisait du renseignement. De là je retapissais
la salle à la recherche dune première faiblesse où
porter mes efforts. La blonde traîtresse consommée me lindiqua
aussitôt. A deux pas de nous un ex sénateur venait de sexcuser
de nêtre plus que député. Or, et cest
alors que jappréciais pleinement le coup doeil de la
professionnelle, son interlocuteur était en train de lui demander
un sursit pour son fils, militaire défaillant. Jintervenais
aussitôt car il ne me semblait pas souhaitable que larmée
de la nation soit privée du fils dun homme capable, dont
lentregent lui permettait demmerder un sénateur, ancien
député, à lheure de lapéro, au
Fouquets dans le temple de la légion, du show bizz et des
aventuriers. Car, en effet, si les forces de la nation les plus aptes
au combat, en venaient, pour des raisons dont je navais pas à
discutter la finitude, à se retirer du théâtre des
opérations, jenvisageais pour mon pays des lendemains déchanteurs.
Pouvais-je le tolérer? Le père du malheureux candidat militaire
soffrit aussitôt à moffrir un verre et cest
avec un wiskie dexcellente qualité que je pus poursuivre
mon exposé. Il nétait pas dans mon intention de jouer
les trublions et de porter atteinte aux lois naturelles de la démocratie,
au contraire si le respect que jéprouvais pour les personnes
citoyennes minclinait à me réjouir de laugmentation
constante des numéros matricules, ladéquation profonde
dans laquelle je me sentais avec les lois de la république...
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