SÉMIODOC(K)S

 

Puisqu’on en est aux bilans, à la charnière XX°/XXI° siècle, et surtout mil neuf cent / deux mil, deuxième / troisième millénaire, ce qui fait tout de même plus distingué, et qu’on n’est pas en retard, vu que, depuis cinq siècles, il y a un décalage de dix à quinze ans entre la date calendaire et le marquage  mémorial (1515, 1610, 1715, 1815, 1914), on peut faire semblant de prendre au sérieux le découpage chronologique, comme s’il se passait là quelque chose de réel, alors qu’on est dans le pur affichage de nomenclature qui laisse totalement insensible l’indifférente majesté du temps qui continue à passer imperturbablement, comme si de rien n’était, parce qu’effectivement, de ce point de vue-là, il ne se passe rien de plus ni de moins. Donc, un prétexte amusant pour prendre un peu de distance. 

Bien sûr, le siècle a été apparemment parcouru de deux grands mouvements contraires : l’apollinarien et la poésie de la simplicité et de la modernité matérielle, le mallarméen et la poésie de la virtuosité et du creusement langagier. L’insurrection surréaliste et le séisme de la Deuxième Guerre mondiale ont induit quelques recompositions, avec Aragon et Éluard d’un côté, Char au milieu,  et Ponge puis Bonnefoy de l’autre,  avec Jaccottet et Guillevic, pour ne citer que quelques phares d’une sorte   de focalisation diversifiée sur le sensible; et il est clair que les poètes des générations d’encore après, comme Michel Deguy, ou, plus proches, comme Jean-Marie Gleize ou le premier Lionel Ray, ont plutôt marqué un retour à l’écriture de la lecture-effort, alors que depuis, avec le second Lionel Ray ou avec Claude Esteban, on assiste à un forte pratique de la très difficile poésie de la simplicité.

Tout le monde sait cela. Je vais plutôt considérer ici un continent à bien des égards singulier, celui de la mouvance de notre revue préférée.

C’est l’aventure conduite depuis Spatola, les Brésiliens de la charnière (séculaire) précédente, jusqu’à l’actuelle équipe d’AKENATON – DOC(K)S (Julien Blaine, Philippe CastellinJean Torregrosa), perpétuelle (oui, c’est au féminin) Phénix après un demi siècle de production que je me contenterai, en espérant ne vexer personne, d’emblématiser par le rappel du permanent  coup de force – souffle coupé que n’a cessé de représenter, des dizaines d’années durant, la performance  Bernard Heidsieck. Et puis, maintenant, tous les néo-acteurs dans la foulée.

Je me contenterai de quelques projecteurs pour moi importants.

D’abord, le plus extérieurement manifeste : le mélange, l’interpénétration, la pulsion de fusion des matériaux et des codes langagiers. C’est capital, essentiel, durable, difficile. On y rattachera le concept de poésie totale, surtout en prenant poésie au sens de création poly-sémiotique ; également celui de poésie matérique, en songeant aux manipulations sur la substance de l’expression verbale (ostentation littérale, avec jeux de formes et de couleurs…). Paradoxalement, c’est l’idée de poésie sonore qui correspond à la production des effets les plus émouvants. On doit bien se dire que toute poésie est sonore, même aux époques post-baroques, fût-ce sous forme de sonorisation mentale ; il n’empêche que les performances de sonorisation publique ont créé un événement, dans la mesure où, pour la première fois oralisé au lieu des écrits de Michaux ou d’Artaud, on entendait un flux continu et indiscrétisable de verbal évidemment linguistique, de verbal évidemment délinguistisé, et de verbal instabilisable à réception ni vraiment linguistique ni vraiment délinguistisé.

Pour élargir à partir de ce seul exemple, le choc vivant de notre contemporanéité à nous, c’est l’éclatante et systématique manifestation (production – réception) d’un phénoménal social, rangeable socio-culturellement dans la catégorie action artistique, caractérisé par les paramètres suivants : exhibition de la polysémioticité, instabilité de régime langagier, pas de privilège au strict linguistique, opérabilité sémantique de l’opération comme performance dans le temps. Et ce n’est pas du n’importe quoi : se déploie bien de la substance du contenu, qui est l’effet de valeur reçue/vécue à la rencontre avec la passante, la lectrice, la regardante, l’écoutante ; s’organisent des configurations sensibles, repérables et/ou problématiques à travers des  traitements de la forme de ce contenu et de son/ses expression(s) ; se travaille de la substance de l’expression, dans les praxis qui manipulent des élaborations diverses du sensori-perceptif.

Un autre trait s’apparente à cet ensemble, sans s’y réduire : c’est la frénésie de montrer de la virtuosité à utiliser tous les supports de matériau sémiotisable possible, depuis les plus traditionnels jusqu’aux plus modernes. Mais c’est du vrai moderne : c’est-à-dire, au vertige, du constamment nouveau. D’où le passage du magnétophone à l’électronique et au virtuel. Ce qui a induit, par pure affinité comportementale,  liée à la disposition à sortir de la monotonie enfermante, la tendance au collectif, au pseudo, au sans nom : au misérable miracle de la magie de la métamorphose et de la vie emphatique.

Misérable, au sens de la violence de l’écrire éblouissant de Genet. La violence, une violence, non physiquement imposée, mais amoureusement désirée, fait souvent exploser ces actions esthétiques, maximalisant le test sémiotique que tout comportement social est sémiotisable en langage, et que tout langage est érectible à corps esthétique, artistisé à rencontre pénétrée-pénétrante ­— ou rien, dans un acte-événement ravissant tout le vécu somatico-intellectuel à la fois. C’est l’intensité ; et c’est le risque (de l’échec : la réception essoufflée). Tel est l’aspect feu d’artifice, ou mimosa apollinarien de ces mouvements. Donc, aussi, l’importance, assez simmelienne, de l’esthétique du bloc et du brut, de l’en train  de se produire, du pas fini. Toujours l’ombre de la mort, parce que la palpitation du vivant. Ce qui veut dire toujours, aussi, le respect de l’autre (qui peut passer par là, et à qui le poème est destiné, comme une poignée de main).

Et puis il y a le corps. Le corporel, le physique, le somatique : j’en remets, pour tenter (désespérément ?) de faire comprendre à quel point c’est pour moi essentiel, consubstantiel, déterminant. La performance n’est pas un hasard, une mode, une tentative parmi d’autres intéressantes : elle est la manifestation naturelle d’une sorte de tendance à la pan-phénoménalité, à l’épiphanie de la présentation, totalement intransitive, de sa gratuité, de sa donation, de sa signifiance nue. D’où l’inarrêtabilité de la procession poétique, et sa nécessaire figuration corporelle. Que le corps en action sont thématisé, verbalisé, représenté visuellement, évoqué sonorement, scénographié, décomposé, matérialisé comme support, traité comme substance de l’expression, actorialisé comme interprète : c’est l’alpha et l’oméga sémiotiques de toute esthétique matérialiste, c’est-à-dire de notre esthétique d’après les écroulements, les assassinats ratio-industriels et les décombres des exploitations (au nom de la raison  et de l’esprit universel occidental).

Le corps est absolument et uniquement moral, en ce que son centre, sa vie, son dynamisme sont le sexe, seul moteur également absolu d’orientation, de mouvement, de position, d’intérêt et de sens (je dis bien de sens). C’est une éthique résiduelle, mais non mensongère, comme c’est une sémiotique matérielle, mais non imaginaire. C’est par une pulsion de respect que le mouvement esthétique tend parfois, trop peu souvent à mon avis, au pornographique, qui est la limite centrale de tout art.

Encore un effort !

 

 

                                                                                   Un ami de la famille,

                                                                                      Georges Molinié