Une histoire de la poésie d'action / Serge PEY
(extrait
de PRINCIPES ELEMENTAIRES DE PHILOSOPHIE DIRECTE, à paraitre
aux editions Dumerchez
Être
moderne est une histoire du sujet qui fait le temps contre le temps
qui le fait. C’est choisir son passé comme un présent
du temps pour le chemin que nous ouvrons de nos pas. La modernité de la poésie n’échappe pas à cette loi. La modernité n’est pas le nouveau radical d’une marchandise de la mélancolie ou de la mort de la beauté. Etre moderne c’est inventer de l’inconnu pour voir l’inconnu. C’est accoucher d’une inconnaissance qui connaît notre connu d’inconnaissance. Les poètes
font leur propre histoire. L’émancipation des poètes
sera l’œuvre des poètes eux-mêmes. En murmurant
aux côtés de la tombe de Walter Benjamin à Port
Bou on écrit lentement sur une autre tombe : « Il
n’y a pas de Poésie envoyée du ciel : c’est
nous-mêmes qui sommes la poésie, chaque génération
possède une parcelle du pouvoir poétique qu’elle
doit s’efforcer d’exercer. » La légende
de Philomèle, perdue dans les lueurs de la nuit grecque, reste
le mythe fondateur de la
poésie contemporaine qui réinvente la poésie contre
la poésie qui ne le sait pas. Un pacte secret
nous lie à Philomèle, à la poésie permanente
comme une révolution. Sa langue arrachée est notre manifeste
noir.
* La poésie
introduit un temps qui devient plus grand que le temps. Le temps va chercher sa nuit dans le puits
du poème pour incendier sa lumière. Il était une
fois, il était une seule fois, mais une fois qu’on répète.
L’anniversaire d’une naissance d’un temps qui n’aurait
jamais existé et qui continuerait à vivre dans sa solitude
en cherchant son sujet. Il était une fois. Une seule fois, mais
qu’on répète sans arrêt, pour faire bégayer
les hommes dans le présent qui les aveugle, en faisant de cette
fois l’objet de son destin. Il était une fois dans l’histoire
de l’être. Il était plusieurs fois. Il est plusieurs
êtres.
*
Il était
une fois, une cité heureuse qui faisait monter la mer sur les
murs de marbre de ses palais. Il était une fois une cité
appelée Athènes. Il était une fois un peuple qui
vivait sous l’autorité d’un vieux roi appelé
Pandion. Il était une fois, les deux filles de ce roi ouvertes
de beauté : l'une appelée Procné et l'autre Philomèle,
Il était une fois, "Celle-qui-aime-le-chant". Il était une fois dans la première fois. Ainsi commencent
les histoires contre l’Histoire comme les comptes de faits de
la poésie.
* Il était une fois, alors que Procné
écoutait sa sœur Philomèle qui chantait le poème, un soldat annonçant
que des armées barbares sont aux frontières de la ville.
Il était une fois. Les histoires marchent comme des hommes, en
titubant dans les détresses et les lunes, et commencent souvent
par la mort. Il était
une fois. Le récit récite. Le vieux roi Pandion fait appel
à Térée, roi de la Thrace voisine, pour venir le
secourir devant l’invasion. L’histoire
se couvre de lieux communs. La guerre est longue. La guerre est cruelle.
Les corps des défenseurs et des assaillants s’embrassent
sous le vol des corbeaux et des vautours. Le sang sèche sur les
murs. Les armes ouvrent les têtes, et les tambours de guerre traversent
les miroirs et les chevaux. L’histoire est commune et se met en
cercle. Il était
une fois. Il est toujours plusieurs fois dans l’Histoire. L’Histoire
se couvre de lieux communs et de fosses communes. Les hommes se font
communs. L’Histoire s’arrête et raconte son conte
en cessant de faire histoire.
Écoutons
la voix de Philomèle, « Celle qui aime le chant »,
écoutons son poème-voix : Enfin avec
l’aide des dieux, les barbares sont repoussés et Athènes
recouvre son indépendance et sa liberté de cité
blanche. La main qui raconte sur la harpe se fait plus joyeuse et les
doigts ne saignent plus. L’histoire s’arrête puis
soudain va continuer, reprise par un autre chanteur du temps. Ce n’est
plus Philomèle, « Celle-qui-aime-le-chant »
qui parle, c’est une autre femme qui récite son histoire,
et qui recommence en disant « il était une fois ».
Lors des fêtes
organisées pour le retour de la paix, afin de remercier celui
qui l’aida, et de sceller l’union entre Athènes et
le royaume de Thrace, Pandion maria sa fille Procné à
Térée. Il est une fois. Il sera toujours une fois. Ainsi commencent
ou se terminent les histoires. Écoutons
la voix de Philomèle qui pleure et qui chante le départ
de sa sœur devant la
mer. Écoutons
la langue-voix de la séparation. Écoutons la voix.
*
Loin de Philomèle,
l'union entre Térée et Procné fut consacrée
par la naissance d'un fils appelé Itys.
Malgré
la joie de cette naissance Procné demanda à son époux
d'aller quérir sa sœur à Athènes et de la
ramener dans son palais pour l’embrasser. « Ô
mon roi, va chercher ma soeur Philomèle, je me languis de sa
douceur et de ses yeux. Je ne puis
vivre sans entendre sa voix et ses chants » Obéissant
aux vœux de son épouse, Térée traverse montagnes
et forêts de Thrace et se rend à Athènes. Il rencontre
Philomèle, seule sur la plage, en train de chanter sa mélancolie
et lui délivre le message de sa sœur. Philomèle
« alors », et il n’est pas d’histoire
sans cette locution qui annonce ce qui va arriver dans le présent,
choisit son plus beau coursier et suit immédiatement Térée
sur le chemin qui la conduit vers sa soeur. Il est une
fois. Il était une fois. Ainsi continuent les histoires comme
vers l’étonnement de l’or de leur fin.
* Au cours du
voyage, se déroule une tragédie : Térée
s'éprend de Philomèle et chaque jour lui proclame son
amour. Mais, cette dernière, restant fidèle à sa
sœur, ne se plie pas à ses exigences et se refuse. Devant sa résistance,
Térée la viole et l'enchaîne par les bras dans une
cabane de bois, au plus profond de la forêt. Afin qu'elle
ne dévoile pas son secret, Térée lui arrache la
langue. Imaginons le
trou noir de la bouche de « Celle qui aime le chant ».
Le trou noir du chant. Muet
et criant de douleur. Il était
une fois. Il n’est plus une fois. Ainsi peuvent continuer les
histoires. Imaginons le trou noir de la bouche de Philomèle.
*
En rentrant
au Palais, Térée raconte à Procné, sa femme,
que sa sœur a trouvé la mort dans une chute de cheval et
que les loups ont enlevé son corps. Procné, alors en proie
à sa douleur, fait construire un sépulcre vide pour célébrer
la vie de sa sœur, dans l'attente de la découverte de son
corps. Il n’est
plus une fois, ainsi s’arrêtent les histoires et commencent
les mythes.
* Pendant tout
ce temps, Philomèle, enchaînée au fond de sa cabane,
tisse, avec sa bouche sans langue, un tissu qui raconte son martyre
et dénonce le crime. Le trou noir
de la bouche, de celle qui aime le chant, va commencer à chanter
d’une autre façon pour raconter au monde sa tragédie
sanglante.
Le poème
que Philomèle tisse, avec sa bouche sans langue, par l’intermédiaire
d’un berger qui chaque jour lui porte sa pitance parvient entre
les mains de Procné. Un fil gluant
de salive et de sang sort de la bouche de Philomèle. Un fil extrait
de sa pelote déroulée jusqu’à nous. Un fil
qui sort de nos bouches et de nos oreilles, qui s’enroule de nouveau
en pelote au pied de nos histoires. Une pelote que nous perdons et qui
se défait puis qui rejoint le linge sanglant de nos mots sur
la machine à tisser de la langue des poèmes.
* Procné
décide de libérer sa sœur, à l’occasion
d’une cérémonie consacrée à Dionysos.
La liberté est une nouvelle naissance. C’est le Dieu deux
fois né, le Dieu-deux qui permet la libération-résurrection. Ensemble, les
deux sœurs, vont fourbir une vengeance terrible. La vengeance des
contes. Les blanches neiges, les cendrillons, les barbes bleues, La
vengeance des reines dans toutes les histoires « d’il
était une fois ». Secrètement
les deux soeurs tuent l’enfant que Procné a eu de Térée
et le rôtissent pour le festin qu’elles lui font servir.
Ainsi se paye dans la nuit de l’histoire le viol et la langue
arrachée de Philomèle, les deux sœurs contemplant
la « fête-destin » de celui qui mange son
propre fils. Cette langue comme le clitoris sanglant de l’excision
de toute parole de la poésie.
*
Les dieux changeront
Philomèle en hirondelle car le ciel ne chante pas en elle et
n’émet que le cri d’éclair de son passage
noir. Procné
ressuscite en rossignol et Térée en huppe. Itys fut changé en chardonneret.
L’arc en ciel du chant, un jour, se fera plume pour s’écrire.
Il n’est
plus une fois. Il est plusieurs fois. Ainsi s’arrête le
mythe et commence le poème qui fonde un mythe, chaque jour. Quelqu’un
dans sa bouche cache une pelote de fil et commence à écrire
sur le temps. Commence le commencement.
*
L'histoire
de la poésie se joue ici dans le mystère sanglant du rituel
de la langue coupée. Chaque poète est une Philomèle
qui crache sa langue sur le fil barbelé des lignes. Le mythe de
Philomèle est celui de la poésie. Posé dans son
ampleur tragique il renvoie à l'infini de l'interrogation suprême. Ici l'être et son chant qui devient son être. Ici l'être
qui récite son récit de fil et de pelote. La légende
de Philomèle est la métaphore même du poème.
Elle illustre son drame originel en posant le désir de langue
de l'être humain, qui cherche sa langue en l'inventant. L’être-langue
de toute poésie qui invente son humanité dans une sur-nature. Il faut voir
dans cette légende l'histoire de la poésie. Toute son
histoire. Philomèle "celle qui aime le
chant" est la parole coupée de sa langue. La langue arrachée est le secret du poème écrit.
*
Philomèle
pose le problème de la situation de la poésie avec sa
face écrite et sa face orale. Celle qui ne chante plus élabore
un texte (un tissu) qui raconte son histoire. Le texte est le tissu
oublié du tissage de la bouche. Son pansement C'est avec l'absence
de sa langue que Philomèle crée l'écriture du poème.
Texte et tissage nous renvoient
à la même étymologie du fil. L’histoire
est un fil droit qui s’enroule dans le cercle d’une boule
de parole interdite et cachée. Le tissu de
l'histoire de Philomèle est le texte séparé de
sa voix qui raconte la tragédie du poème. Le texte sort
de la bouche vide et remplace ainsi la langue. Il s'évade de
la bouche, transmuté en une nouvelle langue infinie. La pelote
de fil à l’intérieur de Philomèle devient
une racine physique au plus profond de sa nuit. Le mythe de
Philomèle nous raconte aussi que tout texte est symboliquement
une langue coupée et s'écrit sur cette langue. L’écriture
est un tatouage et la surface de son exercice le double de notre peau.
Toute page devient la langue coupée de Philomèle sur laquelle
nous écrivons ou cousons nos mots. Tout livre est un recueil
de langues physiques. La tête
que présente Philomèle à son violeur est celle
de la poésie que l’on mange dans la communion rouge des
anti-destins qui nous ouvrent.
*
Séparer
l'écrit de l'oral n'est pas comprendre la parole de l’humanité-poème.
Il n'y a pas une oralité poétique antérieure, précédant
le poème écrit, l'écriture venant dans un second
temps atteler son cheval assoiffé à l’abreuvoir
de la parole. Le poète
fonde en même temps l'écriture et l'oralité du poème,
inséparables comme l’eau et le feu ou la main et les lèvres.
J'ai vu les
artistes chamans écrire ou commenter des signes lorsqu'ils chantaient
un poème. Le poème est un espace rituel que l'homme fonde,
où la bouche et la main sont étroitement mêlées
dans la dialectique des rythmes de l’univers. Lire un poème,
c’est lire la langue arrachée de Philomèle. C'est
ne jamais oublier qu'une langue a été coupée dans
une bouche, pour dire ce qu’on ne peut pas dire, en inventant
une autre bouche dans l’oreille de celui qui entend. Que cette bouche
est un tableau noir, comme un drapeau écrit à la craie
blanche, et que ce noir lumineux reste le sang coagulé de tous
les interdits de parole de Philomèle à Vanini, du Chevalier
de la Barre à la statue d’un pont de Bruges.
La poésie
écrite est une langue coupée qui ressuscite la langue.
Toute vraie langue est une langue coupée car elle se fonde contre
la parole dominante des coupeurs. Langue coupée, langue percée
comme celle des six hérétiques victimes de la vindicte
royale après « l’affaire des placards ». La « parole-écriture »
est l’histoire d’une excision. La « langue-clitoris »
de toutes les initiations de la parole du monde. L’écriture
du poème est ainsi l’histoire de la femme qui vit à
l’intérieur de tout poète. Cette langue
coupée, sur laquelle est inscrit le poème, va donner à
lire dans la tension du souvenir de la bouche vide qui lui a offert
la naissance. Le désir
de la poésie est le retour de ce tissu d'éloquence, une
langue qu'on réintroduit dans la bouche afin que la poésie
retrouve son unité perdue. Un texte est
toujours le souvenir d'une bouche, du drame d'une bouche qui reste dans
le possible de dire ce qu'elle a vu. Avec sa langue et ses dents. Ses
gencives et ses lèvres, un autre sexe d’une origine du
monde. La bouche,
ne pouvant plus dire avec sa langue, va donc réaliser le texte
en faisant naître le tissu du récit. La bouche va devenir
la main qui écrit. La bouche va devenir gueule, celle d’un
animal qui n’a pas de main. La poésie
cette "main-bouche" qui mange le monde pour le raconter.
Toute écriture
décrit, sur sa page inconsciente, le drame de la langue arrachée
de Philomèle. Ainsi la poésie
reste torturée et écartelée, disjointe et démembrée,
entre son écriture et son oralité décousue. Comment
lire avec une bouche sans langue ? Comment réaliser avec la bouche
ce tissu ? Comment recoudre la langue ? Le tissu qui
sort de la bouche de Philomèle est une nouvelle langue qui parle
sans parler et qui a besoin des yeux pour qu'on l'entende et des oreilles
pour qu'on la voie.
Tout texte
est symboliquement une langue qui pousse sans arrêt, une queue
de lézard, que l'on coupe entre les dents de l'alphabet ou des
signes. Le texte est le désir déployé à
l'infini de la langue. Il est aussi une langue infinie, mais qui ne
peut s'arrêter en fondant le présent de sa parole. L'oralité
est ainsi une façon de fixer un instant cet infini.
*
Une tragédie
est à l'origine de l'écriture. C'est le drame de sa séparation
d'avec la bouche qui dit les mots. La langue arrachée crée
le signe et la bouche qui fait le signe ne peut que crier. C'est la
douleur du poème écrit. Tout poème vit cette douleur
dans l'écartèlement et le désir de revenir à la bouche qui l'a soufflée.
Cet écart est aussi la différence entre le mot et la chose.
Béance énorme du cri ouvert par la séparation. Le texte veut
redevenir toujours la langue que symboliquement il a été.
Mais le texte sait qu'il ne sera jamais cette langue. Le texte sait
qu'il ne peut faire des sons et qu'il sera éternellement muet,
comme un singe de la bouche. Mais le texte
se souvient de la bouche qui l'a fait et qui chantait avant le viol.
Le signe naît
avec l'interdiction de raconter le viol de la parole. La mélancolie
de la poésie est cette tache brûlante sur le front. Celle
de l'interdit de sa fondation. Le mythe de
Philomèle nous dit que la fondation de l'écriture repose
sur une castration. Quand Térée ment et qu'il
raconte à sa femme
que sa sœur est morte à la suite d'un accident, sa parole n'est pas une parole... Seule la
poésie est une parole de vérité... Quand Procnée
libère sa sœur Philomèle, à la suite de la
lecture du tissage effectué par la bouche, la vengeance sera celle de
la vraie parole contre la fausse parole. Les deux sœurs donnent
un enfant à manger à Térée. Le sien. Cet
enfant c'est la parole. C'est la parole du poème. Car le poème
est séparé de la langue commune qui peut dire n'importe
quoi. La poésie
ne ment pas et la vengeance de la vraie parole est implacable contre
la parole fausse. L'écrit devient ainsi également la vérité
: la vraie parole contre la bouche de Térée qui a menti.
La poésie ne ment pas elle explore les possibles. Tout poème
lu est une langue arrachée. Et son lecteur retrouve toujours
une langue coupée par le livre. Il doit chercher en lui les loups
qui ont mangé sa langue. Il doit leur ouvrir le ventre pour la
récupérer. Le coupe-page des livres vit dans cette psychanalyse. Lire un poème,
c'est toujours revivre le drame, transformé en rite, de Philomèle
et réintroduire le poème dans sa bouche. Lire à
haute voix, c’est recoudre
sa langue. L’écriture
du poème porte en elle la mémoire d'une langue arrachée
qu'il raconte entre ses lignes. Ainsi nous ne lisons avec nos yeux que
de l'arrachement de langue, et le texte qui remplace la langue veut
toujours revenir dans la bouche, en se pliant, et se faire de nouveau
langue, pour se déplier en sa chair. Langue de chair et
langue de papier. Toute
l'histoire du poème, entre écrit et oralité, est
dans cette respiration. Le texte revient à la bouche dans
un tètement à l’envers, un sein aspirant le lait d’un enfant. La bouche est
la mère du signe arraché et ses dents sont les lettres
de l'alphabet qu'elle invente. La bouche sans
langue est une nuit dont les "dents-lettres" sont
les étoiles. *
La bouche n'a
plus la langue pour dire les paroles. La bouche sans sa langue ne peut
que chanter. Ainsi tout
chant reste seul et sans langue-parole. Parfois aussi une poésie
sans mot nous fait entendre le cri noir de Philomèle dans le
ciel. Comme celle de Chopin. Une poésie de gorge. Non un lettrisme. L'oralité
aujourd'hui repose sur le texte. Le poète oral a recousu sur
la tombe la langue dans sa bouche. La poésie
oralisée, reposant sur l'écriture, n'est pas qu'un exercice
de lecture. C'est la tentative et l'unique moyen de réaliser
la jonction entre le mot et les choses. Pendant un instant, le texte
se faisant corps, devient fou en rendant fou le corps. Même si
la poésie est une "contre-hystérie" 1
dans la mesure où le poème est rempli de corps, la pratique
de l'oralité démontre que la langue orale peut devenir
hystérique. La langue se fait corps coupé et recousu. La langue-tissu de la poésie doit s'inventer et
s’ériger en nouvelle langue. Le poète est un tisserand
de lui-même : il tisse le texte au nom de la langue qui lui manque
et recoud ce texte dans sa bouche pour parler. Le poète
est un tisserand de l'être. En tissant le poème, il raconte
toujours l'histoire de l'origine de son tissage. Les fils sortent de
ses dents pour toucher les choses. Philomèle,
"Celle qui aime le chant", est le symbole de la poésie
qui s'évade du chant pour devenir écriture muette. Il faut donc
arracher la langue de la parole pour qu'apparaisse l'écriture
qui raconte. Celle qui chantait
la parole n'a plus qu'un chant sans parole. Chanter, serait-ce aussi
ne pas avoir la possibilité de la parole ? Le mythe nous
fait passer du temps à un nouvel espace. Le chant de l'oralité
perdue contre le champ de l'écriture. Ou les deux en même
temps : l'un ensemençant l'autre dans sa matrice infinie. La poésie
va sans arrêt chercher sa bouche en tenant sa langue à
la façon d’ une boussole sonore pour recouvrer la parole
réunifiée. Le poète
est debout avec sa bouche ouverte et tient une langue dans sa main qu'il
essaie d'introduire entre ses dents pour la faire crier. Faire parler
le poème violé est le travail du poète-tisserand
des mots, son destin d’araignée vocale. Tout poète s'arrache la langue à chaque poème
pour réaliser le poème. Et chaque poète mange sa
langue pour rechanter avec sa bouche en crachant les dents du temps.
*
Les lèvres et le livre partagent le même trou et
les mêmes dents. Car une bouche sans langue n'est plus une bouche. C'est
autour de ce trou que la poésie va se dire et s'écrire.
Autour d’un puits noir éternel où passe l'étoile
filante du signe qui revient sans arrêt pour nous arracher la
langue et la recoudre. Pour nous rappeler. Le vers est
le fil de la langue que le poète recoud dans sa bouche. Le crayon
est l'aiguille impossible de cette couture de sens et de sang. La poésie
est en même temps la langue et la perte de la langue et le retour
de la langue dans la bouche fermée et dans la bouche ouverte.
Il n'y a pas d'avant dans le poème, il n'y a pas d'après.
Il y a toujours une langue qu'on arrache et qu'on recoud. Derrière
l'histoire des alphabets et des écritures se cachent la parole
et l'acte, unis dans un même destin. L'écriture est l'acte
de la parole, celui de la langue sans bouche qui veut revenir à
la bouche. Le poète a besoin de sa main pour recoudre la langue.
La gestualité du poème dans son oralité est la
danse fondamentale de ce "recoudre".
*
Le tombeau vide, que construit Procné
pour sa sœur à la langue arrachée, est celui du poème.
Le tombeau
nous fait signe et nous arrête. Le signe grec, c'est le "séma"
de la pierre tombale. Homère
dans l'Odyssée emploie
l'expression "séma
chéein" pour élever un tombeau. Ce tombeau n'est-il
pas aussi la bouche vidée de son poème par l'écriture
?
Ici ce « séma »,
comme un drapeau de mort, est la langue qui flotte sur la tombe que
Procné a fait construire pour sa sœur. Bouche ouverte
de la tombe sans langue. Il manque quelqu'un et ce qui fait signe est
le "semé". Le tombeau
vide nous fait signe.
Dans la tombe,
il manque le poète. Et la tombe est cette bouche d'ombre qui
nous indique la vraie mort du poème s'il ne revient pas à
la vraie bouche. Dans la bouche
de la mort, il manque le poète.
Mais ici le
tombeau est vide de Philomèle. C'est ce tombeau
vide qui nous fait signe. Le "séma" vide qui le signale
est le signe auquel on reconnaît le tombeau. Le poème
est-il ce "séma" infini ?
Et pourtant ce « séma » est là,
séparé de l'autre partie de lui-même. Comme son
sexe seul. La langue veut revenir et accomplir son mariage de bouche
dans la noce du poème.
C'est de cette
façon qu'il faut comprendre le vieux jeu de mot des Grecs entre
le signe et la mort. Soma-sémé. Le tombeau est celui de
la bouche, et le signe est la langue qui flotte sur la tombe, puis qui
revient comme une hirondelle à la bouche du vivant. De la bouche
de la mort à la bouche du vivant, un poème tend son fil
à la patte de l'hirondelle. Et paradoxalement, plus l'écriture
du poème est écrite, plus on prépare le passage
au dire public. L'oralité n'est pas une écriture orale
mais la revendication de la partie orale de tout texte écrit.
Un poème contient une oralité et une écriture dans
un germe partagé. C'est le jeu de l'un dans l'autre qui fonde
le poème. Il est aussi faux pour moi d'écrire pour le
dire que d'écrire pour le silence. Le poème reste impossible
sans ses deux pieds : celui de son oralité et celui de son écriture
qui s'effectuent en même temps. *
La poésie
est toujours cette parole perdue et à jamais retrouvée,
mais qui viendrait de l'avenir car elle fonde souvent le présent
le plus extrême. Chercher la
parole perdue consiste à chercher la langue et à chercher
la bouche. À chercher l'écriture et à chercher
l'oralité. L'une dans l'autre et l'autre dans l'une. À
chercher le présent, complètement le présent. Térée,
l'arracheur de langue, est le rythme. Par son acte de cruauté
symbolique, il fonde l'écriture du poème et sa douleur
écartelée entre l'œil qui voit et la bouche qui dit.
Térée
est fondateur du mouvement de retour infini entre le vers et sa langue. La bouche sans
langue est un œil que nous donnons à l'autre pour voir ce
que la bouche normale ne peut plus dire.
Le mythe de
Philomèle nous raconte un tissage fait par une bouche sans langue
et non un tissage effectué avec les mains. Tisser sans
les mains, c'est tisser de la parole pour dire le poème. C'est écrire. L'écriture
ainsi sort de la bouche pour toute l'histoire des temps. Pénélope,
elle-même muette devant l'absence, tisse pour ne pas parler et
efface son poème chaque nuit.
*
C'est Pénélope
qui écrit l'Odyssée et non pas Homère. Le tissage
de Pénélope est l'écrit même du poème
que récite Homère. Homère
n'est que le récitant de la poésie de Pénélope. La poésie
ne sera jamais perdue. Son tissage
est le fil même de notre vie. Elle tisse
le fil de l'être.
La poésie
fonde un acte symbolique radical. Écrire un poème, c'est
vivre le rituel de Philomèle. Écrire avec la bouche et
sans les mains. Le rite du
poème est une façon de vivre et de perpétuer le
mythe de Philomèle. Le poème
est la réunion des deux signes, celui de son oralité et
celui de son écriture.
Tout acte est
une écriture. Toute parole
vit avec son acte. Quand Philomèle
devient une hirondelle pour échapper à la vengeance de
son violeur, elle est aussi la figuration de l'utopie et la vitesse-cri
de cette tension d’espérance. La langue enlevée
de la bouche et qui veut revenir à la bouche. C'est ce jeu
rituel qui fonde le poème du « je »
du monde. La poésie
nous apprend que l'homme est un signe entier, non séparé,
et le signe de la langue lui ressemble car il l’invente. En même
temps père-mère et fils-fille de cette langue. L'histoire
de la poésie est l'histoire des chirurgies de la langue, le sillon
dans le champ de nos espaces qui « champte » les
allers-retours du poème. Le poète
porte et réalise l'action de ce retour et son écriture
est le rite mimé du poème. *
L'hirondelle,
devenue Philomèle pour échapper à la vengeance
de Térée, est une langue coupée qui crie, en nous
frôlant, dans l'infini du ciel noir comme un ciseau froid.
L'hirondelle
est un mot et une action. Le poète
regarde passer sans arrêt, à travers la faille où
les mots et les choses s'écartent et s'unissent, sa langue, qui
vole vers le trou sanglant où surgit son poème... Debout
sur la falaise du livre avec sa bouche noire, il essaie de la saisir
et de la mordre pour enfin pouvoir parler.
Il était
une fois, il est plusieurs fois : ainsi commence chaque jour l’histoire
des poèmes.
|