Christian Prigent

L'INQUIÉTUDE DU SENS

(conversation avec Pascal Bouchet‑Asselah)

 

Pascal Bouchet‑Asselah : — Nous nous sommes rencontrés en 1997, à Caen, pour 1’un des Hiatus organisés par Joël Nubaut. J'avais essayé auparavant de lire un de tes livres et j'avais eu du mal. Mais en t'entendant lire, ca m'avait débloqué. Ma première question : tu écris à la fois des essals, des romans et de la poésie. Et tu « lis » tes textes. Dans quelle «partie du monde» te situes‑tu, en fait ?

 

Christian Prigent : — Depuis que j'ai quinze ans (quand j'ai lu Rimbaud), ma question c'est la «poésie». Mais, pour des raisons qui d'une part me sont propres, d'autre part sont liées à l'époque (la fn des années 60), cette question est devenue plutôt, quand j'ai commencé à publier : qu'est‑ce qui pousse quelqu'un à écrire de la poésie ? Comment penser la question de la poésie ? I1 y avait pour cela plusieurs directions. La première était pratique : qu'écrire, qui ressemble encore à de la «poésie» ? La deuxième, théorique : comment penser ce qui se passait dans les textes poétiques que j'écrivais et dont j'essayais de comprendre pourquoi ils s'écrivaient comme cela et pas autrement ? Et puis, aussi, au fil du temps, une troisième question a surgi : comment faire travailler la question de la poésie dans des textes qui a priori ne se donnaient pas comme « poétiques » : la narration, le dialogue, les phases descriptives, etc. Ça a donné des longs textes en prose. Je ne les ai jamais appelés « romans ». Le seul livre de moi qui soit sous‑titré ainsi, c'est le premier qui est paru chez POL, Commencement, en 1989. Mais ce n'était pas ma décision à moi, c'était une proposition de l'éditeur. Les livres de prose qui sont parus depuis ne portent pas ce sous‑titre. Une Phrase pour ma mère est sous‑titré « lamento‑bouffe » et Grand‑mére Quéquette ne porte aucune indication de genre.

Et puis, pour reprendre le fi1 de ta question, j'ai été amené à lire des textes de poésie dans les lieux publics qui y invitent. C'était d'abord pour des raisons « sociologiques » : la difficulté dans laquelle on se trouve quand on écrit de la poésie, non pas tellement à la publier, mais à lui trouver un public. C'était à la fin des années 1970, quand quelque chose s'est développé du côté de l'intervention scénique des poètes. Pour être très précis, si je passe quelques petites tentatives avant, ça date des premiers festivals Polyphonix, au Centre américain du Bd Raspail, à Paris. Là je me suis rendu compte que la situation de

« lecture publique » posait des problèmes spécifiques, qu'il ne s'agissait pas simplement de lire le mieux possible des textes destinés au livre, mais que la situation de « performance » constituait une tentative d'œuvre d'art en soi, irréductible à son support textuel : il y avait des conditions de spectacle, de mise en scène, de volume et de tempo sonores, qu'il fallait, si on était cohérent par rapport à la situation, penser en tant que telles Et puis, intervenant dans ce genre de contexte, j'ai été au contact avec des poètes pour qui ces questions étaient les questions principales : François Dufrêne, Bernard Heidsieck, Julien Blaine, Joël Hubaut, les gens de la poésie action, de la poésie sonore... En les regardant, je me suis dit que pour ces artistes la situation de performance vocale était un objet d'art en soi. Que pouvais-je faire moi, par rapport à cela, qui ne soit pas insignifiant ? Quoi prendre en compte de ces données‑là sans rien négliger ni renier de ma question à moi qui, au bout du compte, reste la question du livre, du texte « consommable » par le vecteur de la lecture silencieuse ? A ce moment‑là j'ai travaillé dans la direction « performance » en écrivant des textes qui, au vrai, sont moins des textes que des sortes de partitions destinées non pas à la publication mais à la performance (étant entendu qu'ils peuvent cependant être publiés—mais comme, en musique, on publie des partitions, et dans des contextes où il est explicite qu'il ne s'agit que de partitions qui nécessitent qu'il y ait ensuite l'exécution qui leur donnera leur dimension juste). Bien sûr ce n'était pas aussi rationnellement programmé. C'était très empirique: on découvre la logique de ces choses‑là dans l'après coup. Mais j'ai une propension à ne rien laisser qui ne soit pas pensé. I1 a donc fallu que j'essaie de théoriser les raisons qui faisaient que j'avais été sollicité par ces questions. Mais il n'y a au fond rien de bien surprenant dans tout cela : quand on vient de la « poésie », on vient d'un mode d'appréhension de la langue qui prend en compte les dimensions non figuratives de ladite langue: des dimensions rythmiques, sonores, respiratoires, des données de souffIe, de durée, de tempo—qui sont inscrites dans le texte poétique quel qu'il soit (toute l'histoire de la poésie est surdéterminée par ces questions‑là). Voir surgir frontalement des questions de gestion des rythmes, de vocalisation, de respiration, c'est en fait de l'ordre du « naturel » quand on s'inscrit dans l'espace de la poésie...

 

P.B. : — Je me souviens d'une lecture à Caen où on t'avait proposé de t'installer dans un fauteuil confortable mals où tu avais réclamé une petite chaise et une table... Cette position est importante pour toi, dans ta manière de lire ? c'est pour une histoire de respiration ? ou est‑ce que ca a un autre sens ?

 

C.P. : — Je ne voudrais surtout pas faire croire que tout cela est hyper pensé, décidé a priori. C'est une question de sensation : est‑ce qu'on a oui ou non la sensation que la position qu'on adopte est juste ? Je ne sais trop ce qu'est cette « justesse », mais c'est quand même bien de cela qu'il s'agit : une sensation de justesse par rapport à ce que l'on a l'intention de faire éprouver à ceux qui sont venus écouter. Pour moi, d'abord, le dispositif doit faire percevoir que le texte qui va étre propulsé dans le sonore a été un texte écrit. Les conditions de l'écriture ne sont pas celles où on est assis dans un fauteuil profond, sans table devant soi: ça, ce sont les conditions de la conversation, de la convivialité. Les conditions matérielles de l'écriture, c'est: chaise + table. C'est mon projet, quand je lis, de faire percevoir à celui qui écoute quelque chose de ces conditions dans lesquelles ce qu'il va entendre a été inventé et composé.

J'essaie par ailleurs de ne pas aller vers quelque chose qui soit trop de l'ordre du , spectacle. Lire debout (comme il m'est arrivé de le faire pourtant) irait dans ce sens. Si je peux éviter un dispositif dont le code est celui du spectacle, c'est mieux — pour moi. Mon propos, pratique et théorique, c'est de distinguer autant que faire se peut la position du lecteur de celles de l'acteur, de l'orateur, du chanteur — de lui définir une spécificité. On ne peut pas énoncer cette spécificité en tant que telle, mais on peut la dessiner en tant qu'elle se différencie d'autres postures qui sont, elles, définies dans le champ social : on sait comment parle un orateur, comment se déplace un chanteur, c'est codé. Celui qui lit des textes poétiques occupe une autre posture, il a une autre intention. On peut essayer de suggérer cette altérité.

Et puis j'aime bien aussi adopter une position dans laquelle le corps n'est pas tourné vers le public, pas donné, pas trop présent comme corps exhibé, mais où il se montre replié sur son intériorité, intériorité de laquelle le texte qui se formule est un emblème (l'embléme de cette intériorité travaillée) tout en constituant le vecteur par lequel cette intériorité symbolisée peut se propulser vers l'extérieur. Une position du corps recroquevillé sur lui‑méme (c'est celle de l'écriture) me semble, pour cela, plus juste. Comme s'il fallait ce tête‑à‑tête radical de soi avec soi, sans regard vers les spectateurs, et ce recroquevillement interné pour que, dans la tension qu'impose la posture, une langue pas trop plate, pas trop fluide, pas trop abstraite puisse surgir, dans une manière de forçage des obstacles anatomiques et symboliques.

 

P.B : — Il est beaucoup question dans ce que tu fais de rythme et de respiration. Ça apparait différemment selon qu'on est assis ou debout ?

 

C.P : — Mon point de vue est qu'il ne faudrait pas donner la sensation que le corps par lequel passe cette expérience de la lecture est un corps à l'aise. La déambulation, la station débout devant le public, le regard de connivence avec les auditeurs, c'est quelque chose qui peut donner la sensation d'un corps dégagé, ouvert, séducteur. Or le corps qui s'affronte à la langue n'est pas ce corps‑là. I1 est plutôt dans une difficulté, dans une tension, dans une altercation assez violente avec ce que la langue normalisée lui impose. Et il est mu par une volonté de traverser cette normalité pour faire sortir quelque chose de sa propre intimité. C'est un corps qui est dans le malaise, d'une part; et, d'autre part, si l'opération réussit, dans une sorte de victoire sur ce malaise. I1 faut faire percevoir les deux : le malaise qui est la condition sans laquelle aucune exigence d'écriture ne surgirait; et la sensation d'un triomphe sur le malaise, qui provient du fait que l'écriture a acquis son propre régime, son aisance stylisée— dans ce mélange de comique et de tension angoissée qui est la marque de fabrique de ce que j'écris. Quand je lis en public, ce que je cherche à produire ce sont des équivalents « scèniques » et « vocaux » à cette ambivalence‑là. Et c'est pour la même raison que j'ai tendance à lire recto tono, avec le moins possible d'effets « psychologiques » (au contraire du travail de l'acteur — par exemple les quelques uns qui ont « dit » certains de mes textes). Car il ne s'agit pour moi que de mettre en évidence la mécanique formelle d'engendrement de l'écrit. Le seul contenu (le seul personnage) à faire apparaitre est le phrasé du texte. En gelant les émotions (drôlerie et lamento) dans la vitesse prosodique: l'action de la phrase doit étre le seul drame joué sur la scène où je, qui écrivis, lis.                                                                                                 

 

P.B. : — Tu as écrit ceci : « les modernes ne sont pas les enfants des anciens ; c'est tout le contraire : le savoir vivant qui nous vient des modernes est ce qui ré‑enfante à chaque fois les anciens parce que ça les rend à l'inquiétude de la vie ». Du point de vue général d'un enseignement possible de l'art (littérature, musique, arts plastiques), on part toujours du fond des temps pour en venir à aujourd'hui. Là tu dis sensiblement l'inverse. Ça me paraît, à moi, de l'ordre d'une évidence ; mais dans l'enseignement en général, ce n'est guére le cas...

 

C.P. : — Non, parce qu'on a en tête une perspective historique linéaire (la succession des temps) et que cette linéarité relègue les œuvres anciennes dans une idéalisation patrimoniale abstraite : on se contente de l'idée que Racine était un grand homme de théâtre, Lucrèce ou Rimbaud de grands poètes, etc. ; on case cette déférence dans le coin de tête qui fonctionne comme un musée, on met sa rondelle de cerveau là‑dessus et puis voilà : c'est inscrit dans le temps. Ou bien on considère, paradoxalement pour les mêmes raisons, que ces œuvres‑là, parce qu'elles sont apparues dans des conditions idéologiques, politiques, culturelles et linguistiques périmées, ne peuvent plus solliciter notre inquiétude de modernes qui vivent dans des conditions autres. On considére alors ces œuvres comme elles aussi périmées, ringardes. Mais idéalisation et mépris relèvent de la méme logique. Je crois, moi, que le regard inquiet des modernes a la capacité de raviver le sens des quelques œuvres anciennes qui en valent la peine. J'appelle inqulétude le fait que dans le temps où l'on vit le sens n'est jamais fixé et que c'est méme pour cela qu'on fait des œuvres d'art: pour tenter de flxer un peu de sens. L'inquiétude du lecteur moderne est la condition qui permet de faire revivre l'inquiétude qui était celle de ceux qui ont produit les œuvres anciennes, dans leur contexte propre. Si nous lisons aujourd'hui Rabelais ou Jarry, Homére ou Dante, c'est en essayant de repartager l'angoisse, l'enthousiasme et la perplexité qui ont fait que ces œuvres sont nées — et peu importe sous quelles formes. On en ravive l'inquiétude parce que c'était la même que la nôtre. L'inquiétude des êtres humains est toujours la même. Elle relève d'un effet de stupéfaction devant la complexité du monde et d'un sentiment d'étrangeté face aux propositions de sens que font les discours d'une époque. Car le fait est que ce qu'une époque sait et dit d'elle‑même ne satisfait jamais les êtres humains, en particulier les quelques uns qui sont un peu plus inquiets que les autres de la manière dont le monde de leur temps les affecte. C'est toujours la même pression d'insatisfaction — et donc la même puissance d'invention. Elle prend bien sûr les formes de son temps comme celles de son espace culturel, mais c'est toujours une inquiétude sur le sens: qu'est‑ce que ce sens dont on me dit que c'est le sens du monde — alors que moi la manière dont le monde me touche ne coincide en rien avec ce sens‑là ? Aujourd'hui, si j'écoute les discours idéologiques, politiques, culturels ou religieux dominants, à peu près rien en eux ne s'accorde à la manière dont ma vie se déroule, avec la perception que j'ai du chaos de ma vie (ce mélange inarraisonnable de jouissance et de souffrance dont est faite, comme toute vie, ma vie). Je suis donc bien forcé de fabriquer un peu de sens qui me soit propre, de représentation qui fasse résonner plus justement mon expérience. Je crois que c'est cela, exactement la méme chose que cela, qui a fait qu'Eschyle, Lucrèce, Villon ou Baudelaire ont écrit. Et que c'est cela qui les fait vivants.

 

P.B :D'un autre côté, ce qui frappe et inquiète c'est qu'on est incapable de divulguer les œuvres qui se font aujourd'hui. On a l'impression qu'on n'en est méme pas au début du XXème siècle !

 

CP : — C'est sans doute que c'est la fatalité des œuvres d'art de chercher dans l'époque où elles apparaissent les traces de ce qui n'est pas toujours‑déjà fixé en sens et qui ne nous est pas expliqué par les discours dominants (la manière dont les gens d'une époque se représentent leur vie intime, leur vie sexuelle, leurs passions, leurs difficultés de tous ordres). Dans les œuvres d'art, on dispose d'une trace négative : la trace énigmatique de ce qui n'est pas représenté dans les discours positifs dominants. I1 n'y a pas alors à s'étonner que ce soit difficile à percevoir et à faire percevoir. C'est le statut même du geste artistique qui implique que ses produits ne soient pas assimilables à du discours positivé. Sinon il n'y aurait méme pas d'œuvres d'art. Cela veut dire aussi que les relais (critique, théorie, pédagogie) sont indispensables. C'est pour cela que je crois qu'un artiste a une responsabilité civique. Cette responsabilité n'est pas explicitement inscrite dans le temps et les formes de son activité « artistique » — mais dans le temps de son travail d'explication (à l'usage de lui‑même et à l'usage des autres) sur les motifs qui ont fait que son œuvre s'est constituée comme telle.

 

C.B. :Est‑ce que cela voudrait dire que l'acte artistique est un acte de résistance à une forme de banalisahon et à un pouvoir qui voudrait meture en place une certaine philosophie, une certaine culture ?

 

C.P.: — Si tu veux. En tous cas j'accepte le terme de « résistance ». C'est même simplement de l’ordre du fait. Un geste artistique est un acte de résistance au lieu commun, à tous les sens de cette expression : le cliché, le truisme, le banal, le partagé par tous. Mais le lieu commun c'est aussi l'assignation des individus aux modèles socialisés, quels que soient les contextes (même s'il y a évidemment des contextes où c'est plus insistant, plus opprimant, plus dictatorial). La propension du modéle social, c'est de fabriquer du lieu commun. Ce n'est pas que négatif, il n'y a pas d'espace social possible sans cela : il faut qu'il y ait du lieu commun pour que les hommes puissent vivre ensemble parce qu'ils se reconnaissent des modes d'appréhension de la réalité qui leur sont communs. Mais s'il n'y a que cette perspective‑là, il n'y a, conséquemment, que la perspective de l'aliénation, de l'assimilation aux modéles communs. Dans le modèle social dans lequel nous vivons, cette dictée du lieu commun est peut‑être plus oppressante qu'à d'autres époques du fait de l'imposition normative des représentations véhiculées par les médias. Encore que cela se discute: quelqu'un qui vivait dans la France chrétienne du XIIIème siècle était dans un monde dont la normativité était intense du fait de la surdétermination de tout par le dogme religieux. En même temps il était dans un monde plus cloisonné, plus parcellisé, plus hétérogène, un univers où les vecteurs de communications étaient beaucoup moins efficaces et où les différences (linguistiques, dialectales, de culture régionale) faisaient sans doute poches de résistance à l'imposition de ce modéle unique qu'était                                                       l'assignation à la pensée religieuse dominante.                                                                                                                                                                       

 

P. B. : — Tu revendlques une manière d'écriture « illisible ». Peux ‑tu expliquer un peu cela ? Je pense aussi à Francois Tanguy qui va lui‑aussi dans ce sens, dans le domaine du théâtre... C'est fortuit, où il y a effectivement une proximité ?

 

C.P : — Je connais Tanguy grâce à Paule Thévenin qui m'a recommandé ses spectacles quand je suis arrivé au Mans en 1992. I1 s'agissait de Chant du bouc. Ce spectacle m'a bouleversé. « Total respect », comme disent mes élèves. Qu'il y ait une proximité, oui. Elle se fait sur des points divers. Mais entre autres sur cette idée qu'il y a, en art, quelque chose d'inéluctable, qui relève de l’opacité. J'ai effectivement parlé d'illlsibillté, d'une façon un peu polémique et provocatrice, en m'appuyant sur le fait que quand on (pas moi) parle de mon travail, on ressert assez régulièrement l'adjectif illisible. Ou, au moins : difficile. Mais je ne revendique pas l'illisibilité, je ne cherche pas à être difficile. Mon propos n'a rien à voir avec un ésotérisme. I1 ne s'agit pas de fabriquer de l'hermétique pour réserver ce que j'écris à un petit noyau qui y aurait accès parce qu'il en aurait les codes. Cette tendance existe dans l'histoire de la littérature (Maurice Scève, Camoëns, Mallarmé...) et ça n'est pas... rien. Mais moi je pars d'une autre idée. En gros celle‑ci : si l'objectif d'une œuvre d'art n'est pas, contrairement à ce que l'on dit souvent, de produire de beaux objets, mais de dire des choses vraies aucune œuvre d'art ne peut se passer de la représentation juste de l'expérience réelle que les uns et les autres nous faisons de la vie que nous menons. Cette expérience n'est pas une expérience de la clarté. C'est plutôt celle d'un chaos, d'une opacité, d'un méli‑mélo inarraisonnable de délices et d'horreurs, de jouissance et d'angoisse : une expérience de l'absence de sens ou, au moins, de l'incertitude du sens. Quand on fait l'expérience du sens on ne la fait pas directement face à la vie qu'on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie ou de politique. Et quand je perçois ce sens je perçois aussi ce qu'il a de décevant. Si je lis ces jours‑ci le projet de Constitution européenne, je perçois du sens. Mais en même temps je perçois la monstruosité de l’inadéquation de ce projet à l’idée que je me fais du monde. Mais encore une fois le rapport qu'on a avec sa vie n'est pas un rapport au sens, c'est un rapport au non‑sens. Ce qui d'ailleurs n'est pas seulement inquiétant : c'est délicieux aussi, le non‑sens, c'est... vivant. Si on tente par un travail artistique de déposer dans l’espace une trace de la manière dont on s’est représenté sa vie, et si on veut que cette trace ait quelque chose de juste, il faut bien qu'elle comporte ce rapport à l'opacité qui est la vérité de l’expérience qu’on fait de la vie. Je veux dire par là qu'il n'est pas d'œuvre d'art cohérente quant à son propre propos qui ne comprenne en son noyau même la dimension d'opacité qui a fait que cette œuvre s'est faite. Car c'est face à la conscience de l'opacité que le désir de faire œuvre d'art surgit. Si le monde est clair, l'expérience simple et la vie lisible, il n'y a pas d'œuvre d'art. Si le besoin d'écrire ne me démange pas, je suis très bien et je préfère les filles, le vélo ou mon jardin. Mais il se trouve que ce besoin surgit de temps en temps. Et s'il surgit, il doit conserver en lui la dimension d'opacité qui l'a fait naître. n y a donc une fatalité de « l’illisibilité » dans toute œuvre d'art. Quand je regarde un spectacle de François Tanguy, j'en vois bien les dimensions de sens (qui sont d'ailleurs surtout de l'ordre de la référence culturelle). Mais je suis sensible aussi à cette énigme que le spectacle me propose parce que cette énigme imprime en moi la sensation violente que là s'est représenté quelque chose de l'opacité de la vie.

 

P. B. : — 11 y a une sensation qui prime, avant la perception du sens ?

 

C.P. : — Oui, voilà... Bien sûr ça n'élimine pas la question du sens : ça élimine la réduction du sens aux significations. Les spectacles de Tanguy sont chargés de sens Mais ce n'est pas un sens qu'on puisse ramener à une articulation des signifcations. On ne peut pas dire « ça veut dire ça ». Mais ça fait sens aussi de ne pas pouvoir être ramené à l'énoncé « ça veut dire ça ». Et c'est cela, cette impossibilité, qui fait sens.

 

P.B. :Tu as aussi écrit sur la peinture de Viallat...

 

C.P. : — J'ai pas mal écrit sur la peinture, comme tu le sais. Sur Viallat, entre autres, depuis le début des années 1970. Toujours dans le méme type de questionnement : essayer de comprendre ce qui peut pousser quelqu'un à faire ce qu'il fait. En l'occurrence: qu'est‑ce qui peut pousser Viallat à faire le type de peinture qu'il fait ? La répétition, l'énigme qu'est cette forme de haricot ou d'osselet, etc. Déjà la question que soulève le fait que personne (et Viallat pas plus que quiconque) ne dispose d'un vocabulaire adéquat pour désigner cette forme, comme si précisément l'enjeu de cette forme était d'échapper à l'assignation à une définition. C'est le méme questionnement que celui que nous venons de parcourir.

 

P.B. :Pour en revenir à la littérature, un certain nombre de jeunes poètes sont récemment arrivés (Anne‑James Chaton, Nathalie Quintane, Christophe Tarkos, etc). Crois‑tu que dans cette veine‑là, dans cette génération, dans cette « famille », iI y a un renouvellement de la poésie, un basculement vers d'autres formes ?

 

C.P. : — Je te dirai d'abord simplement que le mouvement de l'invention ne s'arrête jamais. On entend aujourd'hui pas mal de discours un peu larmoyants sur l'absence d'invention dans la littérature en France ou sur le fait que rien n'est apparu depuis telle date, depuis Untel, etc. I1 y a toujours cette attitude, à base de nostalgie, qui consiste à ne pas voir, ou vouloir voir, dans un moment historique donné, ce qui apparait. Or il y a toujours « du qui apparaît ». I1 n'y a aucune raison qui puisse faire que tout d'un coup n'apparaisse plus rien de nouveau, de différent, etc. C'est que l'inquiétude dont nous parlions (l'inquiétude sur le sens), est un fait spécifiquement humain. Il n'y a pas de raison pour que tout d'un coup l'être parlant s'arrête de s'inquiéter du sens de la vie qu'il mène. S'il y a une spécificité des parlants c'est qu'ils ne se contentent pas de vivre mais qu'ils représentent sans cesse leur vie, méme les parlants les plus frustes. Pas d'être humain qui ne soit dans la représentation et dans l'inquiétude sur la représentation. Sans doute y a‑t‑il des humains qui sont un peu plus que d'autres dans cette inquiétude, un peu plus professionnels de l'inquiétude quant au sens (parmi eux il y a ceux ce qu'on appelle des artistes). Donc ca apparait. Je ne dirai pas que les poètes que tu as cités (il y en a d'autres, ajoutons par exemple Beck, Fiat, Pennequin, Game) constituent une famille, parce que je suis désormais plus sensible aux différences qui les distinguent l'un de l'autre (ce que fait Chaton est très proche de Bernard Heidsieck, Pennequin doit plus à TXT, Tarkos est un enfant de Gertrude Stein et d'Oskar Pastior). Mais il est vrai qu'ils sont apparus en gros en même temps et avec des points communs dans leur travail poétique et la mise en circulation publique de ce travail. D'une manière, en tout cas, qui n'est pas celle de ma génération (celle qui est venue à l'écriture à la fin des années 1960, dans un contexte surdéterminé par des croyances politiques dont le fond commun était le marxisme et la perspective de la révolution communiste). Ceux qui apparaissent aujourd'hui surviennent dans un espace radicalement autre et ça fonde une différence décisive.

 

D'autre part, ils viennent dans un temps où l'objectif (c'est plus sensible encore dans le domaine des arts plastiques) est, peut‑étre davantage qu'à d'autres époques, de déposer une trace labellisée dans le paysage culturel (un peu comme les firmes commerciales déposent une appellation et se donnent un logo). Cette perspective‑là entraine souvent un déni de généalogie, une absence de reconnaissance (en moins explicite et publique) du lignage historique — comme s'il fallait, pour déposer le label dont je parlais, affirmer sa singularité d'une manière méticuleusement décontaminée de toute proximité dans le temps (la généalogie) et dans l'espace (les labels concurrents). Bien sûr ce déni n'a pas de sens: aucune œuvre ne nait sponte sua, sans généalogie, et la possibilité d'en comprendre les effets suppose, entre autres, la remontée critique du cours de sa généalogie. Autre différence, alors : les auteurs que nous évoquons ici ont subi des influences autres que celles qui avaient marqué la génération précédente. Ils ont été marqués par des écrits comme ceux de Gertrude Stein, des « objectivistes » américains, d'Olivier Cadiot. Et par les poètes de la poésie « action» ou de la poésie « sonore » : on peut en voir la trace dans leur goût commun pour les procédures de répétition, de ritournelle, de cut‑up, de montage samplé, etc.

Tout cela mis bout à bout, donne un type de travail poétique qui fait « famille », un corpus singulier par rapport à ce qui s'est fait dans les années 70 ou 80. Et donne la sensation, oui que quelque chose de neuf surgit. Tant mieux: « le nouveau est invincible ».

 

 

 

Le Gué de la Chaine, 18 mai 2005