Christian Prigent
L'INQUIÉTUDE DU SENS
(conversation avec Pascal Bouchet‑Asselah)
Pascal Bouchet‑Asselah : — Nous nous
sommes rencontrés en 1997, à Caen, pour 1’un des Hiatus
organisés par Joël Nubaut. J'avais essayé auparavant de lire
un de tes livres et j'avais eu du mal. Mais en t'entendant lire, ca m'avait
débloqué. Ma première question : tu écris à
la fois des essals, des romans et de la poésie. Et tu « lis
» tes textes. Dans quelle «partie du monde» te situes‑tu,
en fait ?
Christian Prigent : — Depuis que j'ai quinze
ans (quand j'ai lu Rimbaud), ma question c'est la «poésie».
Mais, pour des raisons qui d'une part me sont propres, d'autre part sont
liées à l'époque (la fn des années 60), cette
question est devenue plutôt, quand j'ai commencé à publier
: qu'est‑ce qui pousse quelqu'un à écrire de la
poésie ? Comment penser la question de la poésie ? I1 y avait
pour cela plusieurs directions. La première était pratique :
qu'écrire, qui ressemble encore à de la
«poésie» ? La deuxième, théorique : comment
penser ce qui se passait dans les textes poétiques que j'écrivais
et dont j'essayais de comprendre pourquoi ils s'écrivaient comme cela et
pas autrement ? Et puis, aussi, au fil du temps, une troisième question
a surgi : comment faire travailler la question de la poésie dans des
textes qui a priori ne se donnaient pas comme « poétiques »
: la narration, le dialogue, les phases descriptives, etc. Ça a
donné des longs textes en prose. Je ne les ai jamais appelés
« romans ». Le seul livre de moi qui soit sous‑titré
ainsi, c'est le premier qui est paru chez POL, Commencement, en 1989. Mais ce
n'était pas ma décision à moi, c'était une
proposition de l'éditeur. Les livres de prose qui sont parus depuis ne
portent pas ce sous‑titre. Une Phrase pour ma mère est sous‑titré
« lamento‑bouffe » et Grand‑mére
Quéquette
ne porte aucune indication de genre.
Et puis, pour reprendre le fi1 de ta
question, j'ai été amené à lire des textes de
poésie dans les lieux publics qui y invitent. C'était d'abord
pour des raisons « sociologiques » : la difficulté dans
laquelle on se trouve quand on écrit de la poésie, non pas
tellement à la publier, mais à lui trouver un public.
C'était à la fin des années 1970, quand quelque chose
s'est développé du côté de l'intervention
scénique des poètes. Pour être très précis,
si je passe quelques petites tentatives avant, ça date des premiers
festivals Polyphonix, au Centre américain du Bd Raspail, à Paris.
Là je me suis rendu compte que la situation de
« lecture publique » posait
des problèmes spécifiques, qu'il ne s'agissait pas simplement de
lire le mieux possible des textes destinés au livre, mais que la
situation de « performance » constituait une tentative d'œuvre
d'art en soi, irréductible à son support textuel : il y avait des
conditions de spectacle, de mise en scène, de volume et de tempo
sonores, qu'il fallait, si on était cohérent par rapport à
la situation, penser en tant que telles Et puis, intervenant dans ce genre de
contexte, j'ai été au contact avec des poètes pour qui ces
questions étaient les questions principales : François
Dufrêne, Bernard Heidsieck, Julien Blaine, Joël Hubaut, les gens de la
poésie action,
de la poésie sonore... En les regardant, je me suis dit que pour
ces artistes la situation de performance vocale était un objet d'art en
soi. Que pouvais-je faire moi, par rapport à cela, qui ne soit pas
insignifiant ? Quoi prendre en compte de ces données‑là
sans rien négliger ni renier de ma question à moi qui, au bout du
compte, reste la question du livre, du texte « consommable » par le
vecteur de la lecture silencieuse ? A ce moment‑là j'ai
travaillé dans la direction « performance » en
écrivant des textes qui, au vrai, sont moins des textes que des sortes
de partitions
destinées non pas à la publication mais à la performance
(étant entendu qu'ils peuvent cependant être
publiés—mais comme, en musique, on publie des partitions, et dans
des contextes où il est explicite qu'il ne s'agit que de partitions qui
nécessitent qu'il y ait ensuite l'exécution qui leur donnera leur
dimension juste). Bien sûr ce n'était pas aussi rationnellement
programmé. C'était très empirique: on découvre la
logique de ces choses‑là dans l'après coup. Mais j'ai une
propension à ne rien laisser qui ne soit pas pensé. I1 a donc
fallu que j'essaie de théoriser les raisons qui faisaient que j'avais
été sollicité par ces questions. Mais il n'y a au fond
rien de bien surprenant dans tout cela : quand on vient de la «
poésie », on vient d'un mode d'appréhension de la langue
qui prend en compte les dimensions non figuratives de ladite langue: des dimensions rythmiques, sonores, respiratoires,
des données de souffIe, de durée, de tempo—qui sont
inscrites dans le texte poétique quel qu'il soit (toute l'histoire de la
poésie est surdéterminée par ces questions‑là).
Voir surgir frontalement des questions de gestion des rythmes, de vocalisation,
de respiration, c'est en fait de l'ordre du « naturel » quand on
s'inscrit dans l'espace de la poésie...
P.B. : — Je me souviens d'une
lecture à Caen où on t'avait proposé de t'installer dans
un fauteuil confortable mals où tu avais réclamé une
petite chaise et une table... Cette position est importante pour toi, dans ta
manière de lire ? c'est pour une histoire de respiration ? ou est‑ce
que ca a un autre sens ?
C.P. : — Je ne
voudrais surtout pas faire croire que tout cela est hyper pensé,
décidé a priori. C'est une question de sensation : est‑ce qu'on a
oui ou non la sensation que la position qu'on adopte est juste ? Je ne sais
trop ce qu'est cette « justesse », mais c'est quand même bien
de cela qu'il s'agit : une sensation de justesse par rapport à ce que
l'on a l'intention de faire éprouver à ceux qui sont venus
écouter. Pour moi, d'abord, le dispositif doit faire percevoir que le texte
qui va étre propulsé dans le sonore a été un texte écrit. Les conditions de
l'écriture ne sont pas celles où on est assis dans un fauteuil
profond, sans table devant soi: ça, ce sont les conditions de la
conversation, de la convivialité. Les conditions matérielles de
l'écriture, c'est: chaise + table. C'est mon projet, quand je lis, de
faire percevoir à celui qui écoute quelque chose de ces
conditions dans lesquelles ce qu'il va entendre a été
inventé et composé.
J'essaie par ailleurs de ne pas aller
vers quelque chose qui soit trop de l'ordre du ,
spectacle.
Lire debout (comme il m'est arrivé de le faire pourtant) irait dans ce
sens. Si je peux éviter un dispositif dont le code est celui du
spectacle, c'est mieux — pour moi. Mon propos, pratique et
théorique, c'est de distinguer autant que faire se peut la position du
lecteur de celles de l'acteur, de l'orateur, du chanteur — de lui
définir une spécificité. On ne peut pas énoncer
cette spécificité en tant que telle, mais on peut la dessiner en
tant qu'elle se différencie d'autres postures qui sont, elles,
définies dans le champ social : on
sait comment parle un orateur, comment se déplace un chanteur, c'est
codé. Celui qui lit des textes poétiques occupe une autre
posture, il a une autre intention. On peut essayer de suggérer cette altérité.
Et puis j'aime bien aussi adopter une
position dans laquelle le corps n'est pas tourné vers le public, pas donné, pas trop présent comme
corps exhibé, mais où il se montre replié sur son intériorité,
intériorité de laquelle le texte qui se formule est un emblème (l'embléme de cette
intériorité travaillée) tout en constituant le vecteur par
lequel cette intériorité symbolisée peut se propulser vers
l'extérieur. Une position du corps recroquevillé sur lui‑méme
(c'est celle de l'écriture) me semble, pour cela, plus juste. Comme s'il
fallait ce tête‑à‑tête radical de soi avec soi,
sans regard vers les spectateurs, et ce
recroquevillement interné pour que, dans la tension qu'impose la
posture, une langue pas trop plate, pas trop fluide, pas trop abstraite puisse
surgir, dans une manière de forçage des obstacles anatomiques et
symboliques.
P.B : — Il est
beaucoup question dans ce que tu fais de rythme et de respiration. Ça
apparait différemment selon qu'on est assis ou debout ?
C.P : — Mon point de vue est qu'il ne
faudrait pas donner la sensation que le corps par lequel passe cette
expérience de la lecture est un corps à l'aise. La
déambulation, la station débout devant le public, le regard de
connivence avec les auditeurs, c'est quelque chose qui peut donner la sensation
d'un corps dégagé, ouvert, séducteur. Or le corps qui
s'affronte à la langue n'est pas ce corps‑là. I1 est
plutôt dans une difficulté, dans une tension, dans une altercation
assez violente avec ce que la langue normalisée lui impose. Et il est mu
par une volonté de traverser cette normalité pour faire sortir
quelque chose de sa propre intimité. C'est un corps qui est dans le
malaise, d'une part; et, d'autre part, si l'opération réussit,
dans une sorte de victoire sur ce malaise. I1 faut faire percevoir les deux :
le malaise qui est la condition sans laquelle aucune exigence d'écriture
ne surgirait; et la sensation d'un triomphe sur le malaise, qui provient du
fait que l'écriture a acquis son propre régime, son aisance
stylisée— dans ce mélange de comique et de tension
angoissée qui est la marque de fabrique de ce que j'écris. Quand
je lis en public, ce que je cherche à produire ce sont des
équivalents « scèniques » et « vocaux »
à cette ambivalence‑là. Et c'est pour la même raison que j'ai tendance à lire recto
tono, avec le moins possible d'effets
« psychologiques » (au contraire du travail de l'acteur — par
exemple les quelques uns qui ont «
dit » certains de mes textes). Car il ne s'agit pour moi que de
mettre en évidence la mécanique formelle d'engendrement de
l'écrit. Le seul contenu (le seul personnage) à faire apparaitre
est le phrasé du texte. En gelant les émotions (drôlerie et
lamento) dans la vitesse prosodique: l'action de la phrase doit étre le
seul drame joué sur la scène où je, qui écrivis,
lis.
P.B. : — Tu as écrit ceci :
« les modernes ne sont pas les enfants des anciens ; c'est tout le
contraire : le savoir vivant qui nous vient des modernes est ce qui ré‑enfante
à chaque fois les anciens parce
que ça les rend à l'inquiétude de la vie ». Du point
de vue général d'un enseignement possible de l'art
(littérature, musique, arts plastiques), on part toujours du fond des
temps pour en venir à aujourd'hui. Là tu dis sensiblement l'inverse.
Ça me paraît, à moi, de l'ordre d'une évidence ;
mais dans l'enseignement en général, ce n'est guére le
cas...
C.P. : — Non, parce
qu'on a en tête une perspective historique linéaire (la succession
des temps) et que cette linéarité relègue les œuvres
anciennes dans une idéalisation patrimoniale abstraite : on se contente
de l'idée que Racine était un grand homme de
théâtre, Lucrèce ou Rimbaud de grands poètes, etc. ;
on case cette déférence dans le coin de tête qui fonctionne
comme un musée, on met sa rondelle de cerveau là‑dessus et
puis voilà : c'est inscrit dans le temps. Ou bien on considère,
paradoxalement pour les mêmes raisons, que ces œuvres‑là,
parce qu'elles sont apparues dans des
conditions idéologiques, politiques, culturelles et linguistiques
périmées, ne peuvent plus solliciter notre inquiétude de
modernes qui vivent dans des conditions autres. On considére alors ces
œuvres comme elles aussi périmées, ringardes. Mais
idéalisation et mépris relèvent de la méme logique.
Je crois, moi, que le regard inquiet des modernes a la capacité de
raviver le sens des quelques œuvres anciennes qui en valent la peine.
J'appelle inqulétude le fait que dans le temps où l'on vit le
sens n'est jamais fixé et que c'est méme pour cela qu'on fait des
œuvres d'art: pour tenter de flxer un peu de sens. L'inquiétude du
lecteur moderne est la condition qui permet de faire revivre
l'inquiétude qui était celle de ceux qui ont produit les
œuvres anciennes, dans leur contexte propre. Si nous lisons aujourd'hui
Rabelais ou Jarry, Homére ou Dante, c'est en essayant de repartager
l'angoisse, l'enthousiasme et la perplexité qui ont fait que ces
œuvres sont nées — et peu importe sous quelles formes. On en
ravive l'inquiétude parce que c'était la même que la
nôtre. L'inquiétude des êtres humains est toujours la
même. Elle relève d'un effet de stupéfaction devant la
complexité du monde et d'un sentiment d'étrangeté face aux
propositions de sens que font les discours d'une époque. Car le fait est
que ce qu'une époque sait et dit d'elle‑même ne satisfait
jamais les êtres humains, en particulier les quelques uns qui sont un peu
plus inquiets que les autres de la manière dont le monde de leur temps
les affecte. C'est toujours la même pression d'insatisfaction — et
donc la même puissance d'invention. Elle prend bien sûr les formes
de son temps comme celles de son espace culturel, mais c'est toujours une
inquiétude sur le sens: qu'est‑ce que ce sens dont on me dit que
c'est le sens du monde — alors que moi la manière dont le monde me
touche ne coincide en rien avec ce sens‑là ? Aujourd'hui, si
j'écoute les discours idéologiques, politiques, culturels ou
religieux dominants, à peu près rien en eux ne s'accorde à
la manière dont ma vie se déroule, avec la perception que j'ai du
chaos de ma vie (ce mélange inarraisonnable de jouissance et de
souffrance dont est faite, comme toute vie, ma vie). Je suis donc bien
forcé de fabriquer un peu de sens qui me soit propre, de
représentation qui fasse résonner plus justement mon
expérience. Je crois que c'est cela, exactement la méme chose que
cela, qui a fait qu'Eschyle, Lucrèce, Villon ou Baudelaire ont
écrit. Et que c'est cela qui les fait vivants.
P.B : — D'un autre
côté, ce qui frappe et inquiète c'est qu'on est incapable
de divulguer les œuvres qui se font aujourd'hui. On a l'impression qu'on
n'en est méme pas au début du XXème siècle !
CP : — C'est sans
doute que c'est la fatalité des œuvres d'art de chercher dans
l'époque où elles apparaissent les traces de ce qui n'est pas
toujours‑déjà fixé en sens et qui ne nous est pas
expliqué par les discours dominants (la manière dont les gens
d'une époque se représentent leur vie intime, leur vie sexuelle,
leurs passions, leurs difficultés de tous ordres). Dans les œuvres
d'art, on dispose d'une trace négative : la trace
énigmatique de ce qui n'est pas représenté dans les
discours positifs dominants. I1 n'y a pas alors à s'étonner que
ce soit difficile à percevoir et à faire percevoir. C'est le
statut même du geste artistique qui implique que ses produits ne soient
pas assimilables à du discours positivé. Sinon il n'y aurait
méme pas d'œuvres d'art. Cela veut dire aussi que les relais
(critique, théorie, pédagogie) sont indispensables. C'est pour
cela que je crois qu'un artiste a une responsabilité civique. Cette
responsabilité n'est pas explicitement inscrite dans le temps et les
formes de son activité « artistique » — mais dans le
temps de son travail d'explication (à l'usage de lui‑même et
à l'usage des autres) sur les motifs qui ont fait que son œuvre
s'est constituée comme telle.
C.B. : — Est‑ce
que cela voudrait dire que l'acte artistique est un acte de résistance
à une forme de banalisahon et à un pouvoir qui voudrait meture en
place une certaine philosophie, une certaine culture ?
C.P.: — Si tu veux.
En tous cas j'accepte le terme de « résistance ». C'est
même simplement de l’ordre du fait. Un geste artistique est un acte
de résistance au lieu commun, à tous les sens de cette expression
: le cliché, le truisme, le banal, le partagé par tous. Mais le
lieu commun c'est aussi l'assignation des individus aux modèles
socialisés, quels que soient les contextes (même s'il y a
évidemment des contextes où c'est plus insistant, plus opprimant,
plus dictatorial). La propension du modéle social, c'est de fabriquer du
lieu commun. Ce n'est pas que négatif, il n'y a pas d'espace social
possible sans cela : il faut qu'il y ait du lieu commun pour que les hommes
puissent vivre ensemble parce qu'ils se reconnaissent des modes
d'appréhension de la réalité qui leur sont communs. Mais
s'il n'y a que cette perspective‑là, il n'y a,
conséquemment, que la perspective de l'aliénation, de
l'assimilation aux modéles communs. Dans le modèle social dans
lequel nous vivons, cette dictée du lieu commun est peut‑être
plus oppressante qu'à d'autres époques du fait de l'imposition
normative des représentations véhiculées par les
médias. Encore que cela se discute: quelqu'un qui vivait dans la France
chrétienne du XIIIème siècle était dans un monde
dont la normativité était intense du fait de la
surdétermination de tout par le dogme religieux. En même temps il
était dans un monde plus cloisonné, plus parcellisé, plus
hétérogène, un univers où les vecteurs de
communications étaient beaucoup moins efficaces et où les
différences (linguistiques, dialectales, de culture régionale)
faisaient sans doute poches de résistance à l'imposition de ce
modéle unique qu'était
l'assignation à la pensée religieuse dominante.
P. B. : — Tu revendlques
une manière d'écriture « illisible ». Peux ‑tu
expliquer un peu cela ? Je pense aussi
à Francois Tanguy qui va lui‑aussi dans ce sens, dans le domaine
du théâtre... C'est fortuit, où il y a effectivement une
proximité ?
C.P : — Je connais
Tanguy grâce à Paule Thévenin qui m'a recommandé ses
spectacles quand je suis arrivé au Mans en 1992. I1 s'agissait de Chant
du bouc. Ce spectacle m'a bouleversé. « Total
respect », comme disent mes élèves. Qu'il y ait une
proximité, oui. Elle se fait sur
des points divers. Mais entre autres sur cette idée qu'il y a, en art,
quelque chose d'inéluctable, qui relève de l’opacité. J'ai effectivement
parlé d'illlsibillté, d'une façon un
peu polémique et provocatrice, en m'appuyant sur le fait que quand on (pas moi) parle de mon travail,
on ressert assez régulièrement l'adjectif illisible. Ou, au moins :
difficile. Mais je ne revendique pas l'illisibilité, je ne cherche pas
à être difficile. Mon propos n'a rien à voir avec un
ésotérisme. I1 ne s'agit pas de fabriquer de l'hermétique
pour réserver ce que j'écris à un petit noyau qui y aurait
accès parce qu'il en aurait les codes. Cette tendance existe dans
l'histoire de la littérature (Maurice Scève, Camoëns,
Mallarmé...) et ça n'est pas... rien. Mais moi je pars d'une
autre idée. En gros celle‑ci : si l'objectif d'une œuvre
d'art n'est pas, contrairement à ce que l'on dit souvent, de produire de
beaux
objets, mais de dire des choses vraies aucune œuvre d'art ne peut se passer
de la représentation juste de l'expérience réelle que les
uns et les autres nous faisons de la vie que nous menons. Cette
expérience n'est pas une expérience de la clarté. C'est
plutôt celle d'un chaos, d'une opacité, d'un méli‑mélo
inarraisonnable de délices et d'horreurs, de jouissance et d'angoisse :
une expérience de l'absence de sens ou, au moins, de l'incertitude du
sens. Quand on fait l'expérience du sens on ne la fait pas directement
face à la vie qu'on mène mais face aux discours qui nous disent
quelque chose de cette vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage
de philosophie ou de politique. Et quand je perçois ce sens je
perçois aussi ce qu'il a de décevant. Si je lis ces jours‑ci
le projet de Constitution européenne, je perçois du sens. Mais en
même temps je perçois la monstruosité de
l’inadéquation de ce projet à l’idée que je me
fais du monde. Mais encore une fois le rapport qu'on a avec sa vie n'est pas un
rapport au sens, c'est un rapport au non‑sens. Ce qui d'ailleurs n'est
pas seulement inquiétant : c'est délicieux aussi, le non‑sens,
c'est... vivant. Si on tente par un travail artistique de déposer dans
l’espace une trace de la manière dont on s’est
représenté sa vie, et si on veut que cette trace ait quelque
chose de juste, il faut bien qu'elle comporte ce rapport à
l'opacité qui est la vérité de l’expérience
qu’on fait de la vie. Je veux dire par là qu'il n'est pas
d'œuvre d'art cohérente quant à son propre propos qui ne
comprenne en son noyau même la dimension d'opacité qui a fait que
cette œuvre s'est faite. Car c'est face à la conscience de
l'opacité que le désir de faire œuvre d'art surgit. Si le
monde est clair, l'expérience simple et la vie lisible, il n'y a pas
d'œuvre d'art. Si le besoin d'écrire ne me démange pas, je
suis très bien et je préfère les filles, le vélo ou
mon jardin. Mais il se trouve que ce besoin surgit de temps en temps. Et s'il
surgit, il doit conserver en lui la dimension d'opacité qui l'a fait
naître. n y a donc une fatalité de
« l’illisibilité » dans toute œuvre d'art.
Quand je regarde un spectacle de François Tanguy, j'en vois bien les
dimensions de sens (qui sont d'ailleurs surtout de l'ordre de la
référence culturelle). Mais je suis sensible aussi à cette
énigme que le spectacle me propose parce que cette énigme imprime
en moi la sensation violente que là s'est représenté
quelque chose de l'opacité de la vie.
P. B. : — 11 y a une
sensation qui prime, avant la perception du sens ?
C.P. : — Oui,
voilà... Bien sûr ça n'élimine pas la question du
sens : ça élimine la réduction du sens aux significations.
Les spectacles de Tanguy sont chargés de sens Mais ce n'est pas un sens
qu'on puisse ramener à une articulation des signifcations. On ne peut
pas dire « ça veut dire ça ». Mais ça fait
sens aussi de ne pas pouvoir être ramené à
l'énoncé « ça veut dire ça ». Et c'est
cela, cette impossibilité, qui fait sens.
P.B. : — Tu as aussi
écrit sur la peinture de Viallat...
C.P. : — J'ai pas mal
écrit sur la peinture, comme tu le sais. Sur Viallat, entre autres,
depuis le début des années 1970. Toujours dans le méme
type de questionnement : essayer de comprendre ce qui peut pousser quelqu'un à
faire ce qu'il fait. En l'occurrence: qu'est‑ce qui peut pousser Viallat
à faire le type de peinture qu'il fait ? La répétition,
l'énigme qu'est cette forme de haricot ou d'osselet, etc.
Déjà la question que soulève le fait que personne (et
Viallat pas plus que quiconque) ne dispose d'un vocabulaire adéquat pour
désigner cette forme, comme si précisément l'enjeu de
cette forme était d'échapper à l'assignation à une
définition. C'est le méme questionnement que celui que nous
venons de parcourir.
P.B. : — Pour en
revenir à la littérature, un certain nombre de jeunes
poètes sont récemment arrivés (Anne‑James Chaton,
Nathalie Quintane, Christophe Tarkos, etc). Crois‑tu que dans cette veine‑là,
dans cette génération, dans cette « famille »,
iI y a un renouvellement de la poésie, un basculement vers d'autres
formes ?
C.P. : — Je te dirai
d'abord simplement que le mouvement de l'invention ne s'arrête jamais. On
entend aujourd'hui pas mal de discours un peu larmoyants sur l'absence
d'invention dans la littérature en France ou sur le fait que rien n'est
apparu depuis telle date, depuis Untel, etc. I1 y a toujours cette attitude,
à base de nostalgie, qui consiste à ne pas voir, ou vouloir voir,
dans un moment historique donné, ce qui apparait. Or il y a toujours «
du qui apparaît ». I1 n'y a aucune raison qui puisse faire que
tout d'un coup n'apparaisse plus rien de nouveau, de différent, etc.
C'est que l'inquiétude dont nous parlions (l'inquiétude sur le
sens), est un fait spécifiquement humain. Il n'y a pas de raison pour
que tout d'un coup l'être parlant s'arrête de s'inquiéter du
sens de la vie qu'il mène. S'il y a une spécificité des
parlants c'est qu'ils ne se contentent pas de vivre mais qu'ils
représentent sans cesse leur vie, méme les parlants les plus
frustes. Pas d'être humain qui ne soit dans la représentation et
dans l'inquiétude sur la représentation. Sans doute y a‑t‑il
des humains qui sont un peu plus que d'autres dans cette inquiétude, un
peu plus professionnels de l'inquiétude
quant au sens (parmi eux il y a ceux ce qu'on appelle des artistes). Donc ca
apparait. Je ne dirai pas que les poètes que tu as cités (il y en
a d'autres, ajoutons par exemple Beck, Fiat, Pennequin, Game) constituent une
famille, parce que je suis désormais plus sensible aux différences
qui les distinguent l'un de l'autre (ce que fait Chaton est très proche
de Bernard Heidsieck, Pennequin doit plus à TXT, Tarkos est un enfant de
Gertrude Stein et d'Oskar Pastior). Mais il est vrai qu'ils sont apparus en
gros en même temps et avec des points communs dans leur travail
poétique et la mise en circulation publique de ce travail. D'une
manière, en tout cas, qui n'est pas celle de ma génération
(celle qui est venue à l'écriture à la fin des
années 1960, dans un contexte surdéterminé par des
croyances politiques dont le fond commun était le marxisme et la
perspective de la révolution communiste). Ceux qui apparaissent
aujourd'hui surviennent dans un espace radicalement autre et ça fonde
une différence décisive.
D'autre part, ils viennent dans un temps
où l'objectif (c'est plus sensible encore dans le domaine des arts
plastiques) est, peut‑étre davantage qu'à d'autres
époques, de déposer une
trace labellisée dans le paysage culturel (un peu comme les firmes
commerciales déposent une appellation et se donnent un logo). Cette
perspective‑là entraine souvent un déni de
généalogie, une absence de reconnaissance (en moins explicite et
publique) du lignage historique — comme s'il fallait, pour déposer
le label dont je parlais, affirmer sa singularité d'une manière
méticuleusement décontaminée de toute proximité
dans le temps (la généalogie) et dans l'espace (les labels
concurrents). Bien sûr ce déni n'a pas de sens: aucune œuvre
ne nait sponte sua,
sans généalogie, et la possibilité d'en comprendre les
effets suppose, entre autres, la remontée critique du cours de sa
généalogie. Autre différence, alors : les auteurs que nous
évoquons ici ont subi des influences autres que celles qui avaient
marqué la génération précédente. Ils ont
été marqués par des écrits comme ceux de Gertrude
Stein, des « objectivistes » américains, d'Olivier Cadiot.
Et par les poètes de la poésie « action» ou de la
poésie « sonore » : on peut en voir la trace dans leur
goût commun pour les procédures de répétition, de
ritournelle, de cut‑up, de montage samplé, etc.
Tout cela mis bout à bout, donne
un type de travail poétique qui fait « famille », un corpus
singulier par rapport à ce qui s'est fait dans les années 70 ou
80. Et donne la sensation, oui que quelque chose de neuf surgit. Tant mieux:
« le nouveau est invincible ».
Le Gué de la Chaine, 18 mai
2005