.WAFon découvre, on comprend et on interprète un texte, ne peut plus être conçu de la même manière. Un ordinateur est certes un instrument de lecture mais cet instrument est doté d'un écran dit de " visualisation ". Sur cet écran, un texte qui s'affiche est d'abord " vu " comme une " image " avant d'être " lu " comme un " texte ". C'est sur cette ambiguïté et sur cette dualité de l'apparence nouvelle que les textes prennent ainsi que jouent des auteurs, aussi bien des poètes comme Philippe Bootz ou Patrick-Henri Burgaud, que de premiers romanciers comme François Coulon. Ils conçoivent en effet d'abord des " textes à voir ", ensuite des " textes à lire ", pour reprendre le vocabulaire qui est utilisé par Philippe Bootz à ce propos. Ce sont Les Vagues de la mer [qui] dansent au chant des pierres de Patrick-Henri Burgaud. C'est À bribes abattues de Philippe Bootz. À la limite, comme l'observe Philippe Castellin à propos de la revue Doc(k)s, le " texte " qui est lu n'est plus l'unique source des effets poétiques. C'est au contraire son " image ", ou l'image à l'intérieur de laquelle il s'inscrit, qui prévaut.
L'écriture, l'acte qui consiste à écrire, à transcrire une phrase, un paragraphe, un texte sur un écran va aussi utiliser les ressources de cet écran en introduisant, par exemple, des effets de surgissement, de dédoublement, d'éclatement, d'amuissement, de renversement, de déroulement, dont le caractère prédéterminé ou aléatoire ne sera pas toujours prévu à l'avance par l'auteur. Le processus de l'écriture se déplace vers l'amont. Cet auteur détermine des règles d'écriture que l'ordinateur exécutera. L'auteur n'écrit plus le texte définitif, affiché ou imprimé, qui sera lu par le lecteur. C'est au contraire le lecteur qui va construire le parcours qu'il va effectuer. Ce processus peut même devenir à son tour l'objet d'une figuration symbolique C'est le cas dans Voies de Fait de Jean-Marie Dutey dont les mots qui constituent le texte s'affichent sur l'écran à l'intérieur de dalles carrées. L'irruption de la silhouette du lecteur (un lecteur fictif certes) sur ce dallage textuel, vue d'en haut, et la succession de ses mouvements en avant, en arrière, à droite ou à gauche, en fonction de l'action du lecteur réel et de ses interventions sur les touches du clavier modifie l'ordre d'apparition des mots. L'interactivité est conçue dans cet exemple comme la reproduction d'une véritable action concrète de la vie quotidienne. Ce sont les déplacements mêmes du lecteur actif qui déterminent la construction du texte.
La récriture, l'acte qui consiste à récrire un texte pour le modifier, que ce soit en remplaçant des mots, ou insérant des fragments de phrases, ou en modifiant les règles d'écriture précédentes à la volonté et au gré du lecteur, devient un aspect complémentaire et peut être fondamental de la lecture et de l'écriture. Un lecteur peut acquérir en effet une certaine autonomie de création. Il suffit que des auteurs acceptent de déléguer une partie de leur propre pouvoir de création du texte définitif. Ainsi que le déclare Pedro Barbosa, l'écriture devient " variationnelle " . L'auteur se contente de définir l'équivalent d'un canevas, en ménageant la possibilité au lecteur de multiplier des " variations " autour d'un " thème " général, à savoir les différentes variantes ou versions d'un même " texte " initial dont on peut modifier quelquefois jusqu'à la texture même. Le texte ne cesse de se métamorphoser. C'est aussi une autre perception de l'imaginaire qui s'esquisse, comme le confirment ces vers produits par un ordinateur, sur l'intervention d'un lecteur, Arnaud Gillot , à partir d'une exécution de Questionsd'amour et de poésie d'Henri Deluy et de Jean-Pierre Balpe :
"
J'entr'ouvre le rêve ; le ciel entr'ouvre
" Un rêve qui
brûle : la grêle
" bleue sur la
page blanche
" Je vous ai
toujours trouvé ainsi
" Craintif de
ce qui pourrait
" ignorer la
Folie. Vous aimiez
" Souvent ; la
folie était trouvée :
" La folie
était un besoin
" Vous aimiez
souvent. Vous viviez
" Dans un monde
hautain, où
" La vie était
machinale "
Dans ce poème, qui a été " créé " sous la double action d'un auteur originel (et même de deux, Henry Deluy et Jean-Pierre Balpe) et d'un lecteur privilégié (Arnaud Gillot), et ceci par l'intermédiaire d'un logiciel et d'un ordinateur, l'amour de la poésie entraîne l'" écrilecteur " vers un univers étrange qui n'est pas sans poser de nombreuses questions, ne serait-ce qu'à propos de cet éloge paradoxal de la fureur et de l'inspiration poétiques présenté par un ordinateur ! On pourrait multiplier les exemples. Il suffit de se rendre compte que, dans ce processus, l'" interaction " a transformé l'acte de création en un acte de " co-création ", de création partagée, collectif et composite.
Une révolution intellectuelle, esthétique et littéraire, est ainsi en train de s'opérer. Les notions de " texte ", d'" auteur ", de " lecteur " que l'on croyait intangibles se fissurent et se fragmentent. Peu importe le caractère encore incertain ou inachevé de ces tentatives qu'on a essayé de retracer. Ce qui apparaît à travers ces expériences, c'est que la conception même de la littérature et des actes qui la fondent se transforment en cette fin du XXe siècle Des opérations comme la lecture, l'écriture, la récriture, qui étaient perçues jusqu'à une date récente comme des actions distinctes, tendent en effet à se fondre en un seul acte, en une action unique, idéale, d'" écrilecture ", où ce qu'on appelle la " littérature " semble trouver son accomplissement. En cela, déjà , réside un premier apport de ces recherches, si modestes soient-elles par ailleurs.
Si vraiment la
littérature, c'est ce qu'on " lit ", ces premières expérimentations
prouvent que l'informatique propose aux écrivains non pas une mais de
multiples démarches de création originales. C'est ce que des revues comme alire ou KAOS ont tenté de faire
connaître depuis 1989 dans la poésie avec des auteurs comme Patrick-Henri
Burgaud, Claude Maillard, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp ou Philippe Bootz.
C'est ce que des cédéroms, Doc(k)s-Alire, Poèmes et quelques
lettres,
ou des revues Doc(k)s et alire, se sont proposés d'illustrer. C'est aussi ce que
la collection " Génération " des éditions Ilias a essayé de révéler
en matière de génération de textes dès 1994 sous l'impulsion de Jean-Pierre
Balpe (et du directeur de cette maison d'édition, Yvan Gavriloff). C'est
encore ce que de premiers romans interactifs ont tenté d'explorer depuis
1994, que ce soit Fragments d'une histoire de Jean-Marie Lafaille, 20
% d'amour en plus
de François Coulon ou Frontières Vomies de Jean-Marie Pelloquin, en attendant ce
que de futurs drames interactifs, analogues à Sale Temps de Franck Dufour, Jacky
Chiffot et Gilles Armanetti, pourraient apporter encore d'inédit. Ces
premières tentatives n'en sont que des préfigurations. Il est probable que la
littérature électronique de demain sera au moins aussi riche et variée que la
littérature imprimée d'hier.
Cette originalité tient en particulier à la manière dont le matériau privilégié de la création littéraire, le " texte " ou les " textes ", se trouve remis en question par ce qu'on appelle l'" interaction " ou encore l'" interactivité ", c'est-à -dire le " dialogue " qui s'instaure entre un ordinateur et un utilisateur, le " lecteur ", dès lors que l'on cherche à se servir de cet instrument à des fins de création. Et là , matérialisée en deux étapes, une première sur un plan théorique et encore très abstrait dès le début des années 1960 avec les réflexion fondatrices de l'" Oulipo ", et une seconde, plus concrète, illustrée depuis le début des années 1990 par de nombreuses recherches dont la plupart se sont concentrées autour de la revue alire, là se situe peut-être une découverte capitale. En ces lieux d'avant-garde, une prise de conscience radicale est en train de s'opérer : la " littérature " n'est plus tout-à -fait la " littérature ". Une rupture s'est produite. Ce qui était perçu auparavant comme la " littérature " tend à légitimer des formes de création nouvelles, expérimentales, " électroniques ", dont le statut reste à déterminer. Cette littérature qui émerge est en effet fondamentalement symbolique, virtuelle et potentielle. Ce que ces auteurs nouveaux entendent par la " littérature " est devenu un processus dynamique, un acte recréateur. Ses promesses s'accomplissent lorsqu'elle se récrit et parce qu'elle se récrit. Le " lecteur " n'est plus un lecteur au sens traditionnel du terme. Il est devenu un " écrilecteur ", quelqu'un qui lit pour écrire et qui récrit pour se relire en une démarche créatrice sans fin parce qu'un " auteur " a accepté de lui déléguer, grâce à l'ordinateur, une partie de son propre pouvoir de création. Tout se transforme donc dans cette démarche nouvelle. Par cet acte d'" écrilecture ", par cet acte refondateur, la littérature acquiert une dimension supplémentaire. Ses richesses, ses virtualités, ses potentialités qu'un Stéphane Mallarmé ou qu'un Raymond Queneau avaient pressenties commencent à se révéler.
Ce qui a été prévu, prédit, expérimenté et découvert, puis vérifié en Europe depuis 1959 par des pionniers comme Raymond Queneau et François Le Lionnais en France, Italo Calvino et Umberto Eco en Italie, Pedro Barbosa et Abilio Cavalheiro au Portugal, Harry Mathews ou Alan Ayckbourn en Angleterre, préfigure ce qu'une écriture, une littérature " hypermédiatique " ou " panmédiatique ", pourrait devenir demain, au XXIe siècle. Les exemples de poésie électronique qui ont été cités, les premiers récits ou romans interactifs qui ont été signalés, les premières tentatives d'écriture de drames interactifs qui ont été évoquées, en sont quelque sorte l'aurore, la promesse et, quelquefois aussi, pour certaines d'entre elles, des impasses déjà . L'élan en sera vraiment impulsé le jour où cette forme de littérature encore marginale aura trouvé non seulement ses auteurs, mais aussi ses éditeurs, ses lecteurs, ses amateurs et ses critiques...
Alain
VUILLEMIN
Professeur de
Littérature Comparée
Directeur du
Centre d'Études
et de Recherches
sur les Textes
Électroniques Littéraires
Université
d'Artois (France)
Conférence faite devant le
Pen Club du Brésil, Ã
Rio-de-Janeiro au
Brésil, le vendredi 21 mars 1997.
Publiée dans la Revue de l'EPI n° 94, juin 1999
Bibliographie
. Vuillemin (Alain) : Informatique et
Littérature (1950-1990), Genève-Paris,
Slatkine-Champion, 1990.
. Le Lionnais (François) : « La LIPO (Le
premier manifeste) », in Oulipo :
La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 17.
. Alire, revue animée d'écrits de source électronique,
réalisée par LAIRE, éditée par Mots-Voir, 27 allée des Coquelicots, 59650
Villeneuve d'Ascq, France. (Une disquette de démonstration est proposée dans
la Bourse EPI sous la référence 7711.LE en page 227.)
. KAOS diffusée de 1990 à 1994 par le groupe « Kaos »
(société pour le traitement avancé du langage) et reprise en partie depuis
1994 dans le cadre de la collection « Génération » de la maison d'édition
llias, 113 rue Anatole France, 92300 Levallois-Perret, France.
. Pelloquin (Jean-Marie) : Frontières
Vomies, roman interactif sur
ordinateur, Paris, JMP formation (2 bis rue Dupont de l'Eure, 75020 Paris,
France), 1995, une disquette.
. Coulon (François) : 20 % d'amour en
plus, roman, Paris, Kaona (Ici et
ailleurs, 4 allée des Argelas, 13790 Châteauneuf-le-Rouge, France), 1996, un
cédérom.
. Lafaille (Jean-Marie) : « Fragments
d'une histoire », in alire n° 8,
novembre 1994.
. Dufour (Franck), Chiffot (Jacky) et
Armanetti (Gilles) : Sale Temps,
drame interactif, Paris, Microfollie's (16/24 rue Cabanis - 2 villa de
Lourcines, 75014 Paris, France), 1997, un cédérom.
. Balpe (Jean-Pierre) : La Tentation
de Tantale, Paris, Ilias (collection
« Génération »), 1994, une disquette.
. Zana (Patrice) : Paysages sans ombre, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une
disquette.
. Étienne (Marie) : Descendue d'un
village, Paris, Ilias (collection «
Génération »), 1994, une disquette.
. Papp (Tibor) : "Les très riches
heures de l'ordinateur", in alire n° 1, mars 1989.
. Bootz (Philippe) : À bribes abattues in
KAOS, n° 1, 1991, repris dans
alire n°9, juin 1995.
. Bootz (Philippe) : Hymne à la femme et
au hasard, in alire n° 7, avril
1994.
. Balpe (Jean-Pierre) : Stances d'amour
éternel, in KAOS n° 1, 1991.
. Castellin (Philippe) : Doc(k)s : mode d'emploi. Histoire, formes et sens des
poésies expérimentales contemporaines, Paris, Université de Paris-Sorbonne
(Paris IV), 1997.
. Balpe (Jean-Pierre) : Autobiographie,
in KAOS n°3, 1993.
. Magné (Bernard) : Comptines, in KAOS n°2, 1992.
. Petchanaz (Christophe) : Crimes, in KAOS n°2, 1992.
. Bootz (Philippe) : Passages, in A:\Littérature?, Villeneuve d'Ascq, CIRCAV-GERICO-MOTS-VOIR, 1994.
. Barbosa (Pedro) : A Ciberliteratura
Criaçâo literaria e Computador,
Lisboa, Ed. Cosmos, 1996.
. Carreno Rodriguez-Maribona (Orlando) : Nuevas
Tecnologias de la informacion y creacion literaria, Madrid, Universidad Complutense, 1991.
. Burgaud (Patrick-Henri) : Les Vagues de
la mer dansent au chant des pierres, in alire n°8, novembre 1994.
. Dutey (Jean-Marie) : Voies de Fait, in alire n°2, décembre 1989.
. Deluy (Henri) et Balpe (Jean-Pierre):
Questions d'amour et de poésie, in KAOS n°3, 1993.
. Oulipo : La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, et Atlas de Littérature
potentielle. Paris, Gallimard, 1981.