Interview / Huang Zhi-ming pour “Open Ends”

Catalogue du festival de performances à la Substation, Singapour, 14-30 septembre 2001

 

1) Pour “Le voyage de l’Homme Jaune (Journey of a Yellow Man) (1992), vous avez déclaré que vous vouliez « élever le symbolisme du jaune à la couleur du soleil, voire de l’or ». L’utilisation de la peinture sur votre corps elle-elle semblable à l’utilisation de la couleur dans une peinture impressionniste ? Jusqu’à quel point votre corps est-il un composant d’une peinture ou d’une sculpture ?

 

 

J’ai aussi dit que mes sources sont le dessin et la peinture, et je ne nierai pas qu’il y a plus ou moins de l’impressionniste en moi, bien que j’ai davantage été un peintre expressionniste. Nous venons tous d’un contexte particulier, le mien est d’avoir grandi à Singapour regardant et faisant de la peinture. Je ne suis pas un puriste et accepte d’être éclectique. A l’époque où j’ai montré « Yellow Man » à la Substation, c’était un ensemble de dessins, peintures, objets et photographies. Dans ma tête chaque élément faisait partie de l’installation. Je voulais développer une approche de la performance en me plaçant à un niveau d’où je pourrais grandir et évoluer à partir d’où je venais, et de manière à ce que le public puisse établir lui aussi cette relation. Quand on regarde l’histoire de la performance, on peut dire que c’est une construction occidentale, et que son lien à la peinture est constitutivement présent. De toutes façons, dans quelle mesure le corps n’est-il pas une extension de la peinture ou de la sculpture ? Même la peinture et la sculpture peuvent être envisagées sous l’angle de la performance.

 

Peut-être la performance marque-t-elle une rupture avec une conception antérieure de la peinture et de la sculpture, mais il y a toujours une continuité des arts visuels dans la tradition occidentale des beaux-arts. Si l’on considère cette histoire, l’art du portrait a pris une place de plus en plus prépondérante, et ce à partir du XIIIème siècle. La peinture chinoise au contraire s’est perfectionnée dans l’art du paysage, et la figure humaine y est très rarement le sujet central, jusqu’à une époque plus tardive, autour des XVII-XIIIèmes siècles. C’est ici encore le résultat d’un contexte, de la perception de la forme humaine représentant la place de l’homme dans le cosmos, soit, en occident, la tradition judéo-chrétienne et en Chine le Taoïsme et le Confucianisme. Comment réconcilier cela ? Beaucoup de pistes s’offraient, comme les symboles culturels, l’histoire, l’appartenance ethnique, l’identité, la Diaspora, etc… qui m’importaient toutes, et j’ai utilisé l’une ou l’autre selon les opportunités du moment. Mais il y avait des aspects plus comlplexes que je ne pouvais pas aborder en peinture ou en sculpture seulement. Comme je l’ai dit à de multiples reprises, je ne connais pas les réponses, au contraire je considère l’art comme une manière de s’interroger.

 

 

2) Vous avez dit que les chaînes dans “ Journey of a yellow Man” symbolisaient physiquement la contrainte sociale, mais qu’elles étaient aussi une direction, une continuité et une attitude. « L’impression » physique présentée au public est-elle plus importante que votre propre expérience physique au moment de la performance ?

 

 

Il est difficile de parler directement de ses propres illusions et désirs. L’art permet de trouver une façon de parler ensemble et de partager ce que nous avons en commun. Il en sort quelque chose. Faire une peinture de chaînes, seulement en les regardant, n’est pas les portez dans les mains, ou enrouler son corps dedans et éprouver ce que ça vous fait. Dans une performance, nous utilisons des matériaux, des objets, et parfois c’est surprenant comme ces choses font sens, plus que l’on ne peut croire. Donc ici il n’est pas seulement question d’un corps en particulier mais du monde dans son entier. Aussi être dans un lieu, un espace, un temps particulier, les gens autour de vous, pas seulement ceux qui viennent pour voir de l’art. Réagissant à tout. Tout a du sens. Et ce n’est pas fini même après la fin de la performance.

 

 

3) Alors, quelle est l’importance de la réalité physique du corps dans votre performance, ou dans la performance en général?

 

 

Je ne suis pas sûr de comprendre votre question. A quel point la présence physique du corps est elle importante en réalité ? Nous parlons de possibilités. Il y a des gens qui aiment la critique d’art, Arthur Danto pense que nous en sommes presque à la fin de l’art. Alors que faire ? Arrêter ? Peut-être, peut-être pas. Chacun a un corps. Mais je n’ai pas fait de la performance à cause de ça. Je voulais faire quelque chose qui fonctionne pour moi. Cela concerne aussi l’époque où c’est arrivé. J’ai senti que c’était nécessaire. Je ne rejette pas les autres façons de travailler, mais il y a des raisons, personnelles, sociales, culturelles, qui ont fait que j’ai choisi la performance. Par exemple ma compréhension de la culture chinoise ou asiatique, qui subordonne l’individu au groupe social. Cela nous rend timide de « sortir de soi», comme dans ce proverbe chinois qui dit « personne ne veut être un chameau dans le crayon d’un mouton ». Je suis en fait quelqu’un d’affreusement timide, et je pense qu’il faut contrarier cet effet de notre culture, pour grandir, évoluer, sinon nous sommes voués à stagner. C’est une des raisons qui m’ont fait sentir ce besoin d’aller vers la performance. Marcel Duchamp nous a appris à prendre conscience de l’usage des objets « ready-made », qui ont un statut de flux, d’indécidabilité entre être de l’art ou être de simples objets. Le corps est l’objet « ready-made » le plus basique que nous avons.

 

 

4) Vos actions sont-elles pensées et préparées ? Ou bien la spontanéité est-elle aussi importante ?

 

 

Je pense les choses avant de les faire. Je laisse place à la spontanéité si je le peux.

 

 

5)Dans quelle mesure l’esthétique de votre performance réside-t-elle dans vos mouvements physiques «  concernant » je dirai les relations de l’homme jaune avec la dualité des chaînes, ou bien avec un espace près du sol, près du public ?

 

 

 

Quelle est l’esthétique de la performance? Je ne sais pas. Mais nous pouvons essayer de chercher. Mes mouvements sont des mouvements humains ordinaires, comme marcher, m’étendre, courir, etc. Je pense parfois que le fait de danser et de faire l’acteur marque trop de facilité ou de volonté d’embellir. J’aime bien regarder comment font les autres mais je trouve souvent cela inutile ou prétentieux pour moi. Performer et théoriser sont deux choses différentes. Alors qu’est-ce que la performance ? Ou encore où est l’art si quelqu’un fait une action que n’importe qui d’autre pourrait faire ? Quelque chose agit sur quelque chose, ou quelqu’un agit sur quelqu’un d’autre. On trouve ça intéressant, signifiant, et on parle et on y pense et on appelle ça de l’art. Peut-être suis-je contre l’art. Ca dépend de ce que vous entendez par « art ». Voilà une autre question que les gens se posent depuis des siècles. La série de travaux « Je ne suis pas un artiste de performance, ceci n’est pas de l’art » est en partie motivée par quelques-unes de ces questions. J’ai commencé la performance comme réponse aux conditions qui étaient celles de la performance à Singapour mais je réalise que les gens sont si présomptueux qu’ils savent ce qui est de l’art. Je trouve ça incroyable d’avoir à dire parfois « Je suis un artiste ». J’ai le souffle coupé à chaque fois que je remplis un formulaire qui me demande ma profession.

 

 

6) Quelle part de responsabilité avez-vous dans les réponses ou les interprétations du public, en particulier quand votre travail est controversé?

 

 

 

Bien sûr je m’en veux d’abord à moi-même.

 

 

7) Vous avez dit que les rituels chinois pendant le Ching Ming ou les sept mois du festival du « Hungry Ghost» ont des formes qui relèvent de l’installation et de la performance. Dans quelle mesure la performance est-elle une forme de rituel, et comment pourrait-elle exploiter son aspect rituel ?

 

 

 

J’ai grandi avec les rituels chinois et pour moi quand j’y repense c’est une part de ma vie que je sens reliée de façon ténue à ce que je fais en art. Je ne peux pas m’imaginer faire des installations et des performances sans cette expérience de mon enfance. Des anthropologues comme Victor Turner ont établi les liens entre le théâtre et les rituels. D’ailleurs à mon avis les performances ne datent pas des années 60 et ne sont pas nées en occident. J’en ai vu juste devant chez moi pendant les festivités du Wayang. Quand on y songe, ça devait déjà exister au temps des cavernes. Bien sûr les contextes ont changé. De toutes façons il y a des rituels à l’école, dans le sport, et dans tout ce qui est vie sociale. Mais tous les artistes de performance ne voient pas les choses comme ça. Pour certains « rituel » est un mot sale. Confucius parle de l’importance des rites et rituels pour maintenir un équilibre entre l’ordre et le chaos dans une société. Parfois les rituels traditionnels deviennent des routines vidées de sens. Il y a aussi cette emphase de la hiérarchie qui devient ennuyeuse et lourde. Je vois le rôle de la répétition dans ce qui est rituel comme une conscience d’être dans le temps, peut-être ce temps est l’éternité, mais pour certains c’est ennuyeux à regarder. J’ai été critiqué par d’autres artistes ou un public cultivé pour agir ainsi mais ça marche encore pour moi à condition d’avoir conscience de son importance.

 

8) Quand vous faites une performance où vous vous enterrez pendant 24 heures, est-ce vos réactions physiques dans un cadre temporel ou le concept même de temporalité que vous testez ?

 

C’était une pièce en deux parties appelée « Nychthemer », un mot grec qui signifie un cycle de 24 heures formant une journée entière. Toutes les cultures ne mesurent pas le temps de cette façon. Nous sommes tellement habitués au calendrier gréco-romain que nous oublions qu’il y a d’autres façons de mesurer le temps. L’acceptation universelle du calendrier gréco-romain avec ses journées de 24 heures a été le premier pas de la globalisation que nous vivons aujourd’hui. J’ai marché le long d’un cercle pendant 24 heures du lever du soleil au lever de soleil suivant. Un an plus tard je me suis enterré jusqu’à la taille dans un champ pendant 24 heures. J’explorais mon corps et l’environnement dans lequel j’étais pendant un cycle de 24 heures. La première fois j’étais tout le temps en mouvement, même si je me déplaçais très lentement. Et un an après j’étais dans une position d’immobilité. Graphiquement mon corps dessinait un cercle dans un premier temps, puis mon corps devenait le centre de ce cercle un an plus tard. Ce n’était pas seulement une question cartésienne. La mesure gréco-romaine du temps, qui est un concept, devenait une expérience d’endurance entre deux levers de soleil. C’était une pièce intime, que chacun pouvait interpréter à sa façon.

 

9) Vous avez utilisé des photographies de vous même pendant des performances. La performance est-elle selon vous un art pluri-disciplinaire ?

 

Une photographie est un objet d’usage, comme tout autre objet. J’utilise ce dont j’ai besoin. Les photographies ou vidéos documentent un passé en relation avec le temps présent de la performance. Il y a l’éphémère et sa mémoire et nous devons faire avec. La photographie ou la vidéo sont une solution. Mon travail est multi-média. Le théoricien de la performance Marvin Carlson appelle la performance une anti-discipline, et je ne suis pas une personne très disciplinée.

 

 

10) Comment définiriez-vous la performance? Par opposition au théâtre ?

 

 

J’ai été invité dans un festival de théâtre ouvert à toutes les formes théâtrales : classiques, contemporaines, expérimentales, multi-culturelles, etc… La performance était placée tout à la fin de ce « spectre ». Certains artistes de performance se demanderaient pourquoi. Certaines personnes considèrent la performance comme du mauvais théâtre. Et il y a des artistes visuels qui n’acceptent pas du tout la performance en tant qu’art. Mais peut-être la performance n’est elle ni du théâtre, ni un art visuel. C’est autre chose. Souvent les artistes de performance disqualifient un travail trop « théâtral ». Mais tout n’est qu’une histoire d’arrière-plan et de philosophie. Je fais des choses différentes selon des moments qui sont différents. Je ne serais pas intimidé par le théâtre comme certains le sont. C’est mon éclectisme. J’ai travaillé comme marionnettiste avec Ong Ken Sen dans « Lao Jiu ». C’est la performance la plus théâtrale que j’ai jamais faite. Mais il y a une grande différence quand on travaille avec un groupe de théâtre, avec un texte, et un metteur en scène. La théâtralité vient alors par degrés. Dans Macbeth, que dit Shakespeare, à propos de la vie comme une scène de théâtre dont nous serions tous des acteurs… Les sociologues parlent de rôles sociaux et de leurs acteurs. Peut-être seul Buddha peut se passer de jouer un rôle. C’est sans doute pour cette raison que les performances américaines des années 60 étaient en affinité avec le Zen. Encore une fois c’est peut-être le côté performatif dans la culture Zen qui les a attirés. Victor Turner mais aussi Richard Schechner, théoricien de la performance et metteur en scène, parle de « limen », ou d’espace « liminal » dans lequel nous entrons qui est une zone neutre, où les cultures, idées, valeurs sont inopérantes. Nous y sommes mal à l’aise, mais nous avons besoin de négocier avec ce type d’espace.

 

11) En général, quand trouvez-vous une performance « masturbatoire » ou gratuite ?

 

Je me demande bien pourquoi vous posez une question pareille ! Il y a des « masturbateurs » dans tout domaine. Arthur Danto a décrit une fois la performance « disturbatrice », le mot fait allusion à la masturbation. J’imagine que la performance, c’est pas son truc. Mais les performances peuvent être dérangeantes quand elles ont cours dans cet espace « liminal » et ce avec une extrême intensité. Peut-être est ce son « indécidablilité » qui nous rend mal à l’aise et nous disqualifions donc les performeurs en les taxant de masturbateurs. Autre raison, beaucoup d’artistes de performance travaillent avec ce précepte que « le privé est le politique » et semblent parler d’eux-mêmes quand on ne « capte » pas tout. C’est difficile de généraliser, il y a tant de façon de se masturber…

 

12) La censure ? A quoi est-ce utile? A rien ? Si elle est considérée nécessaire, qui donc devrait avoir le pouvoir de censurer ? Dans quelles circonstances ?

 

Lisez sur mes lèvres. La censure existe partout parce qu’il y a une rupture de valeurs et les pouvoirs en place pensent plus sûr de stopper certains de ces facteurs. Pour l’artiste le temps est le seul censeur légitime.

 

 

13) Quel est le rôle d’un artiste de performance dans une société comme celle de Singapour?

 

En fait, je voudrais vous donner un seul mot de non-réponse « Rosebud » et en rester là car cet interview devient un essai de vous convaincre de mon importance comme artiste et c’en est masturbatoire. C’est une vraie question cependant, à propos de l’art et de la société. Quel est le rôle de l’art et des artistes dans la société ? La valeur qu’une société attribue à l’art montre son degré d’humanité, sa noblesse. Un artiste mexicain est mort et on lui a fait des funérailles presque dignes d’un chef d’état ou d’un roi. Bien sûr nous pouvons penser que l’œuvre de cet artiste a fait réagir son pays. Mais chaque société a les artistes qu’elle veut bien. Pourquoi les Indiens ont tant de mystiques ? Parce que le peuple en demande. J’espère que Singapour ne va pas seulement produire des hommes d’affaires, des banquiers et des bureaucrates. Pourquoi Singapour a des artistes de performance ? Parce qu’il y a un manque à combler. Pour une des raisons que j’ai mentionnée : affirmer l’individualisme. On peut rétorquer que l’individualisme affaiblit la société. Au contraire, ce sont des individus forts qui font une société forte. Je ne jurerai pas que la performance est la seule voie, mais la diversité crée un environnement sain, pour la croissance et la créativité. Le défi de Singapour est de se préparer à la globalisation. Cela veut dire aussi que nous devons absorber facilement l’impact de la culture commerciale de masse venant de pays fortement développés comme les USA ou le Japon. Allons-nous tous finir comme fans de Madonna ou accros aux Pokemon ? Je dois admettre que dans cet environnement rationnel il y a le côté irrationnel de l’art dont nous avons besoin, qui a sa propre souveraineté, et Singapour en a besoin, pour se garder en bonne santé.