Du "chantier" informatique, annoncé et ouvert il y a déjà plusieurs années, résultent ces pages et ce CD, l'un comme l'autre fils du mail art et de la conjonction ALIRE/DOC(K)S.
3 aspects qui sont 3 premières. Pas si fréquent primo que deux tribus s'allient dans un monde, l'art, où la vanité solipsiste et le moimoije sont immor tellement de règle. Exceptionnel, secundo, qu'un n° de DOC(K)S fasse part aussi large au texte, théorique de +. Et tertio, ô bouquet, ce CD, dont tu lecteur/regardeur te convaincras toi-même qu'il n'a rien à voir avec ceux déjà proposés dans le domaine de la poésie expérimentale: il ne s'agit pas là d'un support neutre de stockage d'images, style CD-Kodak, mais d'un objet intermultimedia qui trouve sa nécessité dans les poèmes qu'il propose, animés, sonorisés,interactifs, lesquels ne peuvent exister que par et dans ce medium. L'informatique/support, son intérêt majeur est là, pour la poésie. Non qu'elle offre des solutions techniques "nouvelle" ou même "alternatives" à l'imprimé standard (ce qui en ce qui concerne la "théorie" ne nous semble pas du tout le cas...) mais par l'introduction de paramètres inédits dans la situation générale de l'écriture: gestion du temps, interactivité et modification des aspects essentiels de la production /réception/ diffusion etc..
Mais une telle novation, formelle, ne suffit pas. L'ordinateur intéresse DOC(K)S parce qu'il est : individuel et : intermedia. Individuel il permet à toutunchacun, ensemble ou non, d'écrire n'importe quoi sans faute d'orthographe et, si envie surgit, à la manière de n'importe qui. Il périme tout style, banalise l'imprimer, profane le livre, à chacun le sien, il virtualise et essaime, il produit un tiers anonyme et inclassable, lecteur ? auteur ?, il correspond à l'âge post-biblique nôtre, il est l' âne qui prend en charge tous les par-coeur et transforme en instructions-commandes les commandements, il est le tombeau des mémoires, le liquidateur des litanies. Il est l'outil des vitesses et de l'effacement. Esprits libres cherchent formes instantanées et ubiquitaires. Fin du sérieux, du sacré. Grâce à lui, écrire n'est plus, sinon par élection, graver/laboeuvrer comme un moine. Fin du pêché, fin du rachat. Grâce à lui enregistrer ou transmettre ne veulent plus nécessairement dire abattre une forêt: tellement de &laqno;livres» parfaitement inutiles, tellement de tonnes de papier gaspillées... Tellement de cas où l'on voudrait nous faire apprendre alors qu'il suffit d'effleurer: commandeFind . Pour une écriture oublieuse. C'est l'échine hyperrationnelle du cerveau qui se redresse.
Et parce qu'il est individuel il permet à toutunchacun qui écrit de comprendre que les mots écrits sont des choses faites de lettresespacesformescouleurs=matière et pas seulement des symboles, de la même façon que les mots prononcés ne sont pas attachés à leur signification comme le caniche à sa maitresse mais viennent signes d'un sens incertain et dépendant de la voix, de la posture, du contexte, du corps et du tout, cette distinction de l'écrit et du dit ou parlé, du visuel et du sonore, étant elle-même compromise par l'ordinateur pour la 2° raison qu'il est : intermedia.
Il existe une étrange solidarité entre la poésie (qui depuis un siècle tâtonne à redonner corps visible à la lettre en déplaçant les frontières des arts) et l'état des possibles que l'ordinateur déploie. Toutes les opérations que la machine rassemble et éventaille en ses menus, on les distingue dans les pratiques poétiques antérieures. Collages, cadavres exquis, jeux formels et permutationnels, schémas et variantes, comme aussi bien rêve d'une poésie totale, synesthésique, multisensorielle, "correspondante", faite par tous, d'un textecollectif sans cesse redéployé, d'une oeuvre inappropriable et en un sens inexistante, in-étante parce que toujours en progrès, jamais fixée et s'évadant de toute forme, éphémère, insaisissable, inclassable, cet horizon décliné par l'expérimentation poétique consonne prophétiquement avec le monde informatique.Comme toujours la lettre rejoint sa métaphore. L'ordinateur accomplit Queneau, Schwitters, Pound et Joyce, Petronio et Raoul Haussman,et tandis qu'internet matérialise l'art inobjectal ou le mail art, l'end of file des avant-gardes s'écrit en un zaum binaire qui code avec la même aisance la matière son-image-mots.
Les poètes ici connectés ne font ainsi qu' explorer avec plus de système, d'aisance ou lucidité, l'arc-en-ciel des directions que la poésie avait dégagées d'elle-même et que DOCKS, sans puis avec &laqno;barre», chalute depuis vingt ans. Exploration qui ne va pas sans surprise, sans émerveillement, sans déception aussi. La liste des &laqno;effets» qui ne sont plus que des "effets" s'allonge à l'infini, le propre d'un effet étant de vieillir à la vitesse de la lumière: i.e mourir avant que de naître. Des tics?- même pas: des trucs. L'ordinateur est cruel par sa puissance de banalisation, de multiplication gratuite et froide. Ses menus sont des self service. Charlatans, mages et auréoles de pacotille en sont les premières victimes. L'ordinateur démystifie, c'est très bien: il oblige l'homme et le poète, qui par lui reviennent au même, à s'occuper de ce qu'eux seuls peuvent, au risque un jour de constater que ce propre indicible et négativement délimité s'identifie à la modeste et incompréhensible stupéfaction d'un rien, celui que nous avons à faire, ou à vivre, je et jeux au delà des egosterroirsgroupesidentitéslieuxdates, de toute Histoire. Que reste-t-il de "moi" ôtée la pierre, l'insecte, le métal de la routinerie calculante ?- Qu'est-ce-qu'un esprit ? - Désencombré de tous ses grincements de charette arthicritique et ratiocyneuse, d'engrenages chichitineusement scholastiques, de ses insupportables tic-tac de montres rhétoricothéologiciennes ? - Deus sine machina, un beau strip tease. Deep Blue-Marcisse, quel miroir cognitif pour le siècle de Narcel Duchamp... Qu'est-ce-qu'un esprit sans gènes ?- Pour une pensée fluide, ailée, huilée, pervasive, pelliculaire, métamorphe, mutantesurfante...
Philippe CASTELLIN - 1996-1997