De: Séverine steenhuyse <juste@wanadoo.fr>
A: madame Fredi <madamefredi@hotmail.com>
Objet: Re: chiromancie
Date: mardi 28 novembre 2000 13:29
" Linscription flottante "
Comment me retenir de trembler quand les mots effleurent la surface
et que je ne peux les saisir, puisque l' on m'a coupée les deux
mains.
Tapie dans le fond des eaux boueuses, je cherchais en vain la main qui
me rendrait l'accès au monde. Geste du recours ultime, à
ce moment là, tu osais me tendre la tienne. L'étang contenait
donc l' identité d'un corps morcelé. Une histoire avait
répandu le corps de la fille au fond de l' étang : celle
d'une perte. Le message qui flottait à sa surface serait de nature
différente suivant la main qui le saisirait : celui d'une nouvelle
fondation, puisqu' il fallait renouveler l' ancienne, ou celui d'une complainte
sans fin si la main n' ètait pas assez preste.
Le ton douceâtre des filles qui se noient dans les eaux limoneuses
pouvait-il vous toucher ? D' abord, elle racontait son histoire.
La fille qui habite au bord de l' étang, dans le dernier cabanon
du Bolmon, est tombée malade. Il lui est arrivé quelque
chose de terrible : elle a perdu son amoureux. Il s' est écrasé
dans une voiture, ramassé en miettes, comprimé, écrabouillé,
plus de corps intact, un corps Éclaté, abîmé.
Les journaux ont raconté la violence du choc: à la sortie
de l' autoroute, perte du contrôle du véhicule, et hop, en
plein dans le rond point. Alors son amoureux mort, elle a perdu l' intégrité
de son corps. Elle a construit l' idèe de son corps meurtri, blessé
par l' acier qui rentre dans les chairs, les membres broyés, désarticulés.
Elle n'a pas voulu savoir, pourtant, elle imagine. Elle se noie de désespoir
dans le fond de l' étang.
Elle est tombée malade et s' est construit un corps souffrant.
Il se manifeste dans un profond tiraillement des chairs, à un endroit
bien localisé du corps de la femme. Elle se tord, gémît,
se recroqueville quand cette douleur lui tombe dessus, son souffle qui
siffle. Elle retient, elle contient le plus lentement possible la douleur,
pour écouler la douleur hors du corps par le souffle. Elle ouvre
sa cage thoracique, force encore pour lui donner l' ampleur nécessaire
à l'apaisement. Mais la cage est raide, obstruée, elle s'
est figée d'un coup avec la douleur. Elle a perdu le premier réflexe
de l' inspiration. Elle ne sait même plus parler. Elle ne sait plus
entendre sa voix. La parole s' est faite souterraine.
C' est la complainte de la fille endolorie qui flotte à la surface
de l' eau pour l' instant, quand il est impossible de respirer dans les
eaux infectées. Quand la douleur devient trop pénétrante,
dans une lamentation sourde, son gémissement inonde les marais
étendus. Un râle sort de ses membres, vibrant. Ahhhh
Le milieu aquatique rend pourtant les parcelles du corps moins pesantes,
leur douleur se dissout dans les eaux stagnantes. La main flotte, disponible,
offerte, détachée du corps, lui-même éparpillé.
Qu' advient-il de la conscience poreuse des filles diluée dans
les eaux de l' étang ? A partir de quel moment les parcelles du
corps reprennent-elles forme dans ces régions marécageuses
?
Mais quelque chose arrive dans cette terre oubliée. Un jour, un
cirque s' installe sur le terrain vague, pas loin de chez elle. Par curiosité,
et parce que la souplesse du corps maîtrisé l'a toujours
fascinée, elle tourne autours, observe les rythmes de vie, l' évolution
des acteurs. Elle s' approche au plus près des animaux à
défaut d'oser approcher les hommes. Elle leur murmure sa souffrance
à l' oreille et ils sont attentifs.
Dans ce no man' s land de terres imbibées par les rejets de la
civilisation, le cirque de la Lune s' est installé. Il propose
les figures du mythe et du sacrifice, s' identifie un jour au démon
et le lendemain au prophète. Il transgresse tous les codes et s'
affranchit des règles établies. Il raconte l' èpopèe
des Dieux dans une frénésie guerrière de survie.
C' est l' histoire des héros éperdus qui flotte à
la surface de l' étang. Pour que les hommes restent fiers dieux
même quand les corps se déchirent.
Si tu me tends la main, maintenant, je n' en prendrais pas une autre et
j' irais raconter ton histoire à la surface des eaux : Au début,
il y avait la terre uniforme et toute nue. Les ténèbres
couvraient la surface de l' abîme. Et il y avait aussi l' os de
mes os, et la chair de ma chair, prise de l' homme ... désormais
ils seront deux dans une même chair.
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