Notes
de mécano poétique
[sans mode d’emploi] philippe boisnard [présentation : ces sept notes sont extraites, d’un essai appelé Mécano [sans mode d’emploi] (à paraître au printemps 2006). Je les ai réélaborées afin qu’elles puissent s’enchaîner, alors qu’elles ponctuent le parcours de l’essai. Elles tentent de délimiter des distinctions précises, par catégories, permettant de distinguer les enjeux et les différences de la poésie moderne et d’autre part de ce que l’on pourrait nommer, provisoirement, une dimension post-moderne du poétique.]
[note n°1 : l’incarnation
et la présence]
La question de la présence
pleine se cache derrière la plupart des recherches modernes en
poésie [Artaud
étant l’une des figures tutélaires de cette question]. Comment à
partir de la re-présentation
atteindre la pleine présence. Comment renouer
avec le réel ? Comment assumer
que dans tout effort de dire de l’animal parlant, s’échappe
ce qu’il aurait voulu dire, ce qu’il y avait pour lui à
dire ? Ils sont nombreux à demander cela, à en appeler
à cette expérience de retour, que cela soit par le passage
(Blaine) ou par l’impossibilité endurée de l’aporie
(Prigent). Se joue en coulisse la question de l’incarnation. Blaine :
poésie-action, où l’acte se fait art, se fait signe,
langage, trace prégnante d’une origine toujours en acte
dans la présence [cf. ecfruiture]. Prigent, corps voûté, propre
à la rugosité de la voix, propre au hoquettement, au trépignement
d’une gorge qui racle et souffle [cf. entre autres La liste des langues que je parle]. Mais cette
question de l’incarnation passe bien évidemment par d’autres
lignes de fait, d’autres manières de se raccorder à
la généalogie de ceux qui ayant aperçu la perte
de l’aura du corps (Ball, Hausmann, Benjamin), se pose dans l’horizon
de s’y raccorder.
Que l’on considère la
question du souffle, du corps, organe propre de l’écriture,
comme chez Chopin, ou bien, mais autrement, chez Montessuis, ce qui
est en jeu c’est le surgissement dans la modernité de leur
pratique [retravail sur bande ou bien travail live sur MAX MSP de la
voix] du corps dans sa dimension archaïque, originelle. Tel que
l’exprime Frontier : « la poésie devient alors une exploration systématique de
tous les bruits que peut produire le corps » [La poésie, p.345].
C’est bien là l’enjeu
que poursuivait dans sa première création vidéo
Joachim Montessuis. La danse
des fous se présente tout à la fois comme patrimonial,
une œuvre d’hommages et tout à la fois se détachant,
par réappropriation, de ce qui s’est déjà
présenté. Dans ce travail de vidéo/live-sonore,
si Montessuis met bien en représentation Chopin, Giroud, Blaine,
etc… toutefois il les insert selon ses propres modalités
de réappropriation de cette ligne généalogique,
à savoir il en poursuit l’horizon
[1]
. Si son concert trouve sa force aussi bien dans la
musique bruitiste des futuristes, que dans le travail du souffle de
Chopin, ou dans l’excavation de la langue de Blaine, ce qu’il
vise c’est de créer un dispositif qui permette une incarnation
de ce que ces poètes visaient eux-mêmes.
L’incarnation selon une telle
pensée recherche à faire advenir en présence ce
qui ne semble se donner que comme idée, vague présence
inatteignable : le corps plein. Le corps : ce qui se retire de toute représentation
du monde et de la réalité, ce qui expérimente la
fêlure de toute adhésion immédiate à ce qui
nous fait face. Le dispositif est d’abord et avant tout à
impact esthétique, plus qu’à affect cognitif. Par
une surexposition de l’articulation du corps [souffle, cris, volume
sonore, violence visuelle par le déferlement stroboscopique des
images, les modélisations 3D qui fulgurent l’écran],
ce type de poésie tente de le faire advenir pleinement, dans
sa pleine énergie. La présence n’est plus alors
l’enjeu de la mimésis représentative (art illusionniste)
mais elle se constitue dans l’excès qui brise l’homogénéité
symbolique de la représentation. La représentation voit le caractère intrinsèque
de son redoublement ontologique (re), annihilé par la force de
la présence du représenté qui déferle et
sur-attise l’affect, en le propulsant dans une ligne de devenir
de l’ouverture généalogique
[2]
.
Là comme Blaine, mais autrement
au sens où Blaine travaille sur l’origination des langues
dans les signes alors qu’ici on est dans la dimension prélinguistique
de forces corporelles à l’état purement vibratoire,
le travail poétique ne s’affronte pas à une aporie,
mais est le seuil d’une ouverture à ce qui était
en retrait par rapport à la constitution de la réalité
par des représentations sociales ou culturelles.
C’est là que se constitue
une liaison aussi bien au chamanisme qu’à certaines pratiques
tantriques pour ces poètes de l’incarnation. On peut voir
cela aussi bien chez Montessuis que par exemple dans les lectures de
Serge Pey, qui sont reliées au travail de vocifération,
d’incantation. La lecture par ses boucles, les présences
incantées de cultures ancestrales, les liaisons matérielles
agencées (bâtons où sont gravés les poèmes,
espace visuel où s’agencent les textes qui peuvent être
brûlés ou bien broyés), n’est pas du tout
spectacularisation, ou théâtralité, mais ouverture
à une scène originelle de la vocifération magique
ou alchimique du corps : scène de son incarnation.
Adonis, préfaçant
Dieu est un
chien dans les arbres de Serge Pey, écrit que lorsque
pour la première fois il l’a « vu et entendu lire
sa poésie, il <lui> a paru venir du
sein même de la nature, et que c’est d’entre les bras
de celle-ci que montait son chant », au point que
« sa poésie vient s’incarner dans le corps s’identifiant
avec l’univers ». L’incarnation
se concrétise dans la transpassibilité du corps à
des intensités telluriques qui sont inapparentes pour la perception
quotidienne. Ce qui implique dans le processus de ses lectures, une
lente transe, une plongée dans la matérialité spatiale
de la présence. Le temps de ses lectures n’est plus alors
de l’ordre d’un Chronos, mais pour entrer en écho
avec Deleuze, il est celui de l’Aîon, de l’instant
qui se révèle instant par son retrait permanent de la
présence. La transe incantatoire n’est plus appel de la
transcendance, mais position dans l’immanence où sourd
l’intensité d’une origination permanente.
La langue, le souffle dans ces différentes
recherches deviennent les médiations vibratoires pour qu’advienne
le réel voilé par la représentation. La représentation
se déjoue d’elle-même (de sa glaciation, de sa fixation)
par la médiation de sa présentation. Dimension poétique
sans aporie, la pratique vibratoire agit 1. comme un processus de mise
entre parenthèse de la conscience réflexive rationnelle ;
2. ligne de fuite où une autre conscience se forme, incarnant
l’être originaire de l’être, lui permettant
de se dévoiler. …. Artaud, une histoire de souffle
et de respiration …
[note n°2 : corps]
Il est évident que dans ces
démarches, se joue la question du corps. Le corps n’a eu
de cesse d’être réfléchi, pensé, interprété
depuis les années 60, en tant que lieu de la question même
de la poésie et de la littérature : à savoir
du surgissement de la langue
[3]
. Mais, bien antérieurement, déjà
chez des penseurs comme Diderot ou Nietzsche, était mis l’accent
sur le fait que c’est bien selon une représentation du
corps que née l’ordonnancement du langage. Toutefois, ici, j’aimerai revenir
sur cette question, non pas pour la reprendre à son début,
mais pour questionner deux attitudes distinctes dans le rapport au corps. Si on considère Pennequin par
exemple, mais il y aurait bien d’autres poètes à
nommer, l’écriture tente de mettre en lumière l’hétérogène
interne au corps-sujet. Le corps qui est pris dans les boucles de l’écriture
se réduit à celui du sujet qui rencontre l’hétérogénéité
des structures du monde. Le corps, s’exprimant dans sa mortalité,
sa fragilité semble allergique à une extériorité
qui est corrosive, agressive. L’extériorité est
réduite à la trouée intérieure d’un
insaisissable, en même temps que l’intériorité
apparaît toujours dépossédée de sa propre
présence par les agglomérats qui l’encombrent. Double dérobade : ce que la langue éprouve
est l’impossibilité tout à la fois de désigner
ce qu’est l’extérieur (toujours dit en soi, mastiquer,
ressassé, percuté par la matrice-corps) et de représenter
ce qu’est l’ipséité (toujours démultipliée,
contaminée par l’extériorité) : « Comment je fais pour
être des nôtres. D’être des miens. Je veux dire
comment je fais pour être de moi. Comment je fais pour me faire.
(…) Comment je fais pour vivre à plusieurs à l’intérieur.
Sans pourtant sembler y être. Être à plusieurs. Ou
être seul. Je suis même pas quand je suis seul en moi. (…)
Comment se fait-il qu’il me semble avoir déserté
si longtemps cet être-là. (…) J’en serai à
ne pas être. Et à nommer tout ça. Le tout que je
ne suis pas. J’appellerai ça bibi. » [Bibi,
pp.20-21] La question que pose le corps, qui
implique la langue non pas en tant que représentation, mais diction-même
du corps, amène à une langue qui s’empâte,
insomniaque et asphyxiée, dans la définition de soi en
tant que morcelée. Cela ressort de l’obsession de ce qui
se constitue dans la seule intériorité de la tête,
de ce qui tourne en rond au-dedans. Si on considère Christophe
Manon, nous n’avons pas la même détermination du
corps. Le corps n’est pas constitué comme une intériorité
en implosion infinie sur soi, qui n’arrêterait pas de s’effondrer
sur sa propre masse d’être, au rythme de la succession des
déconstructions de soi. Il ne se pose pas face à une limite,
mais dans le frayage des mots, il est tout à la fois intérieur
et extérieur, il est infiniment ouvert comme lieu de croisement
des êtres des choses et des organes qui coexistent en lui. Cette
configuration du corps se construit par les associations métaphoriques,
les analogies, les qualifications qui viennent enceindre le corps, en
donner la présentation dans une impossible représentation : « cœur noir bouffé
par fourmis / et vers piétiné dans aube crue par biches
assoiffées bouté par vaches et mâché et remâché
et digéré et répandu ainsi bouse fraîche
sur pré boueux ou sur chemin d’étable / (…)
corps dispersés éparpillés écorchés
déchirés brisés / écrasés cassés
corps sans nom / mutilés oubliés /(…) œsophage
intestin poumons / pharynx nid de limaces dans / bassine d’eau
noire branchies / farcies de pétrole de cresson / écarlate
de cartilage mais captant ondes d’algues par tuyauteries / (…)
œil embourbé dans souvenirs / de corails d’alevins
de congre fier » [Ruminations, p.25-29]. Avec Manon, on rencontre une poésie où le sujett
se réalise dans la nature. On peut penser à d’autres
poètes, qui ont investi cette ligne de mélange entre corps
et monde, de poètes de la terre, tel Ivar Ch’vavar ou bien
Lucien Suel. Dans les derniers livres de ce dernier, Canal Mémoire et Visions d’un
jardin ordinaire, s’affirme de plus en plus cette constitution de soi comme chose
du monde emplie de ses intensités. « Nous agonisons
ourlés par les épines, gonflés par les vents de
l’histoire (…) comme un domino délavé éragré
sous la table du jardin » [canal mémoire, p.49] Vision atomiste du corps, où
à l’instar d’Epicure ou de Lucrèce, toute
entité n’est qu’un tourbillon d’atomes, de
molécules qui s’enchevêtrent avec celles des autres
tourbillons, tout cela dans la précarité d’une vie.
Corps éventré car corps jamais circonscrit au lieu de
son enveloppe, mais toujours déployé en volume dans le
tissu de la nature qui se développe comme autant d’organe
du corps. Ontologiquement c’est la scène/drame de la nature
qui se joue dans le corps et non pas le sujet en tant qu’entité
déliée. Cette perspective sur le corps conduit elle aussi
à l’insaisissabilité de soi, à l’impossibilité
de se saisir du commencement de son propre être (aussi bien spatialement
que temporellement). Même s’il est évident
que ces deux horizons de constitution du corps appartiennent à
la modernité, en héritent et s’en nourrissent, toutefois,
il y a un écart dans la détermination ontologique du corps.
Écart séparant le jeu infini de la dissection de soi d’un
Pennequin issu d’un travail profond de la métaphysique
du sujet, et d’autre part d’une poésie qui fait l’épreuve
du chaos qui par ses intersections voient naître des corps. Avec Prigent semble apparaître
une synthèse de ces deux rapports au corps. Certes Prigent se
focalise sur ce plus intérieur, ce ça intérieur
qui ne se laisse intuitionner que par le trou, toutefois, penser ce
corps pour lui, ce n’est pas seulement tourner dans la scène
intérieure de soi comme chez Pennequin, mais c’est s’ouvrir
aux fourmillements du corps du monde. Il retrouve dans l’accomplissement
de cette percée de soi la scène originaire des phénomènes,
l’entrelacement du sujet et des choses, dans la seule et unique
chair de la nature. Le corps, motif des plus prégnants est d’abord
et avant tout investit par le réel, qui y laisse sa trace profuse.
La langue entière de Prigent, en tant que corps-langue, témoigne
de cette fusion et ceci par la profusion du vocabulaire, sa précision,
et la marque insistante de cette extériorité qui constitue
le corps-âme.
[note n°3 : sublime et modernité]
Jean-François Lyotard, dans
L’inhumain explique qu’avec « l’esthétique
du sublime, l’enjeu des arts au XIXème siècle et
au XXème siècle est de se faire les témoins de
ce qu’il y a de l’indéterminé » [p.113] et il relie cela au travail des avant-gardes.
Au cœur de la modernité se joue selon lui la question
du sublime, c’est-à-dire de la survenue dans la matérialité
d’une impossible saisie par l’imagination de ce qui fait
lieu dans sa présentation. Cette question du sublime, s’il
la reprend de Kant, qui lui-même l’héritée
du retournement de Burke, toutefois il la réélabore. Le retournement opéré
par Burke puis Kant, tient au fait que l’aesthéton n’est
pas objectivement posé au niveau de l’œuvre, mais
du récepteur, de sa faculté de recevoir l’œuvre
en tant qu’œuvre par le biais de sa sensibilité [jugement
réflexif]. Alors que les critères de l’art étaient
attachés à l’objet, le sujet est réinvesti.
Le sublime se constitue en tant que se crée une disjonction entre
l’entendement et l’imagination, et que l’imagination
(faculté de représentation) est incapable de réaliser
une image de ce qui se présente.
Cette réélaboration pour Lyotard se constitue au
niveau de la finalité élaborée du sentiment de
sublime. Si le sublime ouvre à un insaisissable, ou bien un imprésentable
qui est dans une liaison morale pour Kant, reste que pour Lyotard, avec
la modernité, le sublime court-circuite tout horizon moral pour
seulement ouvrir à la pure matérialité en tant
que matérialité [tautologie des œuvres qui ne renvoient
dans leur re-présentation qu’à la présentation
matérielle d’elle-même]. Et c’est dans cette
saisie de la matérialité, dans la présentation
de la présentation elle-même [et non pas la re-présentation
de la présentation] que s’accomplit selon lui toutefois,
une certaine forme de romantisme. Certes différent du romantisme
que nous avons déjà mis entre parenthèse ,
mais qui partage une certaine forme de relation avec l’intentionnalité
du projet esthétique : « la défaillance
du réglage stable entre le sensible et l’intelligible » [p.138]. Toutefois, dès lors que les modernes, les avant-gardes
ont enduré la limite aporétique du rapport à l’imprésentable
[cf.Prigent], ne le cherchant « pas au plus loin, comme
une origine ou une fin perdues, à représenter (…) mais au plus près
dans la matière même du travail artistique »
[idem], ils sortent de l’illusion transcendantale de l’origine
romantique. Dans l’inhumain,
il écrit : « cet intérêt pour
la matière comporte un paradoxe. La matière ainsi alléguée
est quelque chose, qui n’est pas destiné. Elle n’est
nullement un matériau dont la fonction serait de remplir une
forme et de l’actualiser. Il faudrait dire qu’ainsi pensée,
la matière serait essentiellement ce qui n’est pas adressé,
ce qui ne s’adresse pas à l’esprit (ce qui n’entre
aucunement dans une pragmatique de la destination communicationnelle
et téléologique) » [p.154].
La modernité, les avant-gardes semblent se donner ainsi,
dans chacun de ses moments, la nécessité de reformuler
ce qui s’échappe de toute appréhension communicationnelle
ou formelle : la matière de la création. La matière :
la Chose, ce qui jamais donnée, jamais tournée vers nous,
pourtant nous interpelle et nous oblige à en répondre
dans une matérialité qui ne peut trouver une forme préétablie,
la Chose se soustrayant à toute volonté de mise en lumière,
la Chose n’ayant de cesse d’arriver.
Du point de vue littéraire, Lyotard donne rapidement l’horizon
des recherches qui pourraient être en relation avec ce qu’il
décrit au niveau des arts plastiques. « Peut-être les mots eux-mêmes sont-ils,
au plus secret de la pensée, sa matière, son timbre, sa
nuance, c’est-à-dire ce qu’elle n’arrive pas
à penser. Les mots disent, sonnent, touchent toujours avant la
pensée. (…) Les mots ne veulent rien. Ils sont le non-vouloir,
le non-sens de la pensée, sa masse. (…) La pensée
essaie de les ranger, de les arranger, de les contrôler et de
les manipuler. Mais comme ce sont des vieillards et des enfants, les
mots ne sont pas obéissants. Écrire, comme le pensait
Gertrude Stein, c’est respecter leur candeur et leur ancienneté. »
[p.155 ; ref aussi p.138] Chaque tentative poétique est
ainsi une réécriture de cette modernité. Il n’y
a pas une histoire de celle-ci, ou bien une logique, mais prenant son
corps dans la parcellisation des vécus de sens singuliers se
tenant transpassible pour un « il arrive … »,
elle est ce qui se donne dans des « micrologies » [Adorno, La dialectique négative]. Donc : la question des avant-gardes,
n’est pas tant celle de la question de la constitution de groupes,
tel que Badiou tente de l’affirmer dans Le siècle
et sa partie sur les avant-gardes, mais chaque singularité est
prise dans l’infinie ouverture de l’insaisissable de la
présence qui (a/in)ffectant la pensée la pousse vers l’im-présentable
matérialisé en tant que matière. Si la question
du groupe a pu être déterminante dans la rencontre des
auteurs et la constitution de leur intentionnalité, toutefois,
c’est que d’abord et avant tout est en jeu pour chacun d’eux
cet indicible qui les creuse en eux-mêmes. Badiou dans cet essai devant faire
le tour d’horizon du XXème siècle s’évertue
de rabattre le geste avant-gardiste vers un(e) geste politique :
« Avant-garde veut dire groupe, même s’il
est réduit à quelques personnes (…). L’art pour les avant-gardes, est
beaucoup plus que la production solitaire d’œuvres géniales.
Il y va de l’existence collective (…). L’art ne se conçoit
pas sans un violent militantisme esthétique »
[p.189]. C’est pourquoi, il privilégie comme signe des
avant-gardes, non les œuvres, mais les manifestes. Le manifeste
en tant qu’il élabore dans sa représentation, non
pas un présent, mais un indéterminé à présenter
et qui ne s’est pas encore présentifier.
C’est là que la question éthique est posée
par les tentatives d’avant-garde, au sens, où, en privilégiant
l’aestheton, l’apparaissant matière/langage,
l’écriture moderne quitte toute logique de la forme (de
la répétition selon l’abstraction du concept) pour
se laisser investir par l’infinie différence qui se répète,
à savoir la radicale altérité de ce qui devance
sans cesse le dire en sa dite, mais qui appelle le dire à se
dire dans son infinie mastication matérielle. Geste éthique :
car il pose la question fondamentale de la liberté, de l’immanence
de l’être face au monde. Geste éthique qui implique
une dimension politique : car, tel que l’analyse Rancière :
elle charge « l’avant-garde de préserver
la nouveauté artistique de tout retour en arrière vers
des formules dépassées, de tout compromis avec les formes
de l’esthétisation marchande » [Malaise
dans l’esthétique, p.127].
La modernité, dans son rapport au sublime, s’inscrit
dans une perpétuelle mise en jeu des ruptures. Mais non pas au
sens de la création d’une communauté et d’un
militantisme esthétique, mais au sens de la constitution d’une
infinité de plis singuliers, qui s’ils sont en inter-relations
et ceci selon toujours certains rapports généalogiques,
se présentent cependant comme autant de point(es) distinctes
qui viennent déchirer, chacun à leur façon, l’homogénéité
du tissu intra-mondain.
[note n°4 : rumination
et ritournelle]
La rumination est importante quand on considère des poètes
comme Prigent, Verheggen, Pennequin ou Tarkos. Certes la rumination
des mots ne se fait pas d’une seule manière.
La rumination est une opération de broyage de la part
du singulier, de digestion, de dissection, de décomposition (compost),
d’atomisation de la langue par mastication. Mais elle entraîne
aussi la répétition, le cycle de mastiquage, une sorte
d’essorage linguistique d’où ressort un inouï.
C’est pourquoi elle n’est pas à proprement parlé
liée à la vocifération ou à des gestes précis
du corps. Même si bien entendu, elle ne les exclut pas. Ici, il faut bien faire attention
à ce dont on parle, il ne s’agit aucunement de revenir
à la question de l’incarnation, tel que cela a été
déjà élaboré dans ses pages. La rumination
ne doit pas être entendue d’abord et avant tout comme effort
musculaire qui implique un travail sonore. Nous sommes ici loin de la
question du cri ou du crirythme (François Dufrêne),
de la voix comme « orchestre infini » (Chopin)
ou encore de la poésie sonore ou poésie action. La question
de la rumination, est celle d’une opération sur la langue
qui explore des contrées de sens à partir de destructuration/déconstruction
des unités linguistiques données, qu’elles soient
syntaxiques ou syntagmatiques.
Ruminer, c’est conserver tout en broyant. Broyer afin de
digérer la langue. C’est là que se place par exemple
Pennequin. Ces longues monologies, qui répètent des phrases,
en les inversant, en créant des dissonances de narrations, en
martelant certains motifs, ne sont aucunement des ritournelles, mais
du broyé de langue, d’une langue qui ne cesse de revenir
en bouche pour être de nouveau formuler/mastiquer. C’est
de même ce qui ressort du pâte-mot de Tarkos. Ou des inventions verbales
par compositions, arrachages de syllabes et réassociations chez
Verheggen : Que l’on se souvienne, entre autres, de NiNietzsche,
peau d’chien !, où Verheggen, à partir de l’œuvre et du nom
de Nietzsche, décompose syllabe après syllabe le texte
nietzschéen, afin de le confronter à des motifs qui semblent
a priori extérieurs à son intention : « Il
parle au médecin du sexe — cette fois précisé !
— de
Mademoiselle Lou von Salomé. De tout ce qu'il lui a fait ! Peloter ses Nietzschons. Masser son Nietzscheliaque et faire sauter
l'agrafe de ses bas Nietzschecro-mèches. Trifouiller l'endroit de son Nietzschion. La posséder. Enfoncer son Nietzschekey Nietzschetalope
dans le Nietzschetigri de sa motte ! Faire quéquette ! » La mastication syllabique introduit des décalages permanents,
qui ont une force d’affects importantes, en tant qu’ils
paraissent absurdes. Comme Prigent l’a analysé dans La
langue et ses monstres, s’il y a « répétition rythmique »
[p.150] cela tient d’abord à un travail de décomposition,
décomposition afin 1. de montrer l’inadéquation
du langage communicationnel au réel ; 2. de faire ressurgir
par ce travail l’occulté du corps, ses sécrétions ;
3. pour aboutir à l’œuvre qui n’est autre que
le résiduel de cette rumination. ou encore le travail de répétition cycloïdale
inversée de Michèle Métail, qui par la paronomase
vient s’incarner mastication/rumination.
Alain Frontier analyse parfaitement dans la partie La saturation
sonore [p.268] de son essai, le travail de paronomase qui est à
l’œuvre dans les Compléments de noms de Michèle
Métail : « Le corse du cirse du cirre du cidre du cêdre
de la plaine le torse du corse du cirse du cirre du cidre du cêdre
la tarse du torse du corse du cirse du cirre du cidre la tarte de la tarse du torse du corse du cirse du cirre » On
perçoit dans ce mouvement cycloïdal non pas seulement un
effet de répétition, mais une forme de mastication liée
à la paronomase. La langue est concassée, broyée
et mastiquée, le sens est déproprié dans le masticage
homo-phonétique qui régresse.
Les ritournelles se détachent de ces distorsions de la
langue. C’est là une des différences majeures au
niveau linguistique entre la tradition moderne héritée
de la recherche d’une langue du réel, et de l’autre,
les langues qui travaillent sur les ritournelles, qui me semblent entrer
davantage dans le champ post-moderne.
Disons tout d’abord que la ritournelle se fonde sur un
travail de séquençages, d’échantillonnages,
de compositions des énoncés qui tourneront en boucle et
qui seront répétés. Le séquençage
n’a rien à voir avec le travail de pourrissement du langage
(Prigent), ni avec les jeux de mots et autres calembours qui creusent
la langue et la densifient, même s’ils s’élaborent
sur des contenus médiatiques (Verheggen), ni avec la ligne monologique
compacte qui densifie l’écart entre chaque mot (Beckett).
Le séquençage se détermine comme l’opération
d’extraction de la dimension linguistique du monde, d’énoncés
préexistant, ou encore la structuration d’énoncés
que l’on peut répéter en boucle comme une petite
chanson ou une petite mélodie. Il nécessite une sélection,
un travail de découpage dans le magma des énoncés.
Ce choix repose non pas sur un arbitraire, mais sur les impacts cognitifs
propres aux énoncés. La séquence qui tourne en
boucle n’est pas alors un énoncé destructuré,
mais qui en tant que dit possède une forte lisibilité
première. La ritournelle est donc la boucle
qui se répète à partir d’un premier séquençage.
La boucle : travail de la répétition, non pas à
l’identique, mais travail de la répétition dans
l’ordre de la profusion, des plis qui séparent chaque séquence
répétée, en tant que ce n’est jamais le retour
à l’identique qui se produit dans la ritournelle, mais
la ligne fuyante d’une différance, c’est-à-dire
d’un écart temporel qui s’accomplit. Le travail de
la ritournelle n’est pas celui d’une décomposition,
mais d’une juxtaposition d’énoncés, qui par
leur proximité déterminent des jeux de sens. Alors que
l’énoncé dans son contexte premier se doit d’être
clos en sa signification, la ritournelle le recontextualisant, et le
soumettant à une récurence, produit un effet ouverture
de sa signification. La répétition n’ouvre pas à
l’identique de la signifiance, mais à son ouverture. Il est bien évident qu’ici,
outre l’origine philosophique de Deleuze et de Guattari, se détermine
tout l’enjeu de l’anti-manifeste de Christophe Fiat surtout
: La ritournelle [surtout, car cette notion, comme tant d’autres
/rhizome, machine de guerre, plan d’immanence, etc… sont
devenus des expressions communes pour la description des expériences
littéraires. Toutefois, bien souvent, nous n’avons à
faire qu’à des activations de bricolage. Tout au contraire,
il y a une homogénéité épistémologique
du rapport à ce vocabulaire chez Fiat]. Ce que je retiens de ses analyses
et par conséquent de son travail poétique, c’est
que la ritournelle, loin de déterminer un approfondissement du
langage par sa décomposition/rumination, se répand comme
un effet de surface au niveau linguistique. Tel qu’il l’indique,
la ritournelle ne se bâtit pas selon une logique d’arborescence
[donc de l’origine en direction de ses ramifications : effet
de profondeur], mais selon un processus rhizomique [expansion horizontale
de liaisons qui ne s’ordonnent pas selon une logique de la hiérarchie]
[p.95]. La ritournelle en ce sens ne se comprend que par l’endurance
de sa temporalité de répétition, et jamais ne peut-être
saisie dans un de ces moments qui pourraient sembler privilégié
ou encore être l’assomption du sens [pp.24-25]. Alors que
la rumination entraîne une complexification progressive du phrasé,
la juxtaposition de la ritournelle ne produit aucune complexification,
mais est motrice de relations impensées. La répétition
ne s’enferme pas et ne se replie pas sur elle-même [rumination]
mais elle se déplie et se connecte à des objets qui lui
sont extérieurs, et ceci parce qu’elle libère dans
le répété l’intentionnalité, la projetant
vers le monde où elle se répète. Ce qui apparaît dans cette distinction,
c’est que les effets de rumination produisent un brouillage et
une requalification du sens par les explosions et les anamorphoses qui
sont provoquées au niveau des signifiants (de la matérialité
linguistique). La rumination fonde une négativité au sein
du langage. À l’inverse, la ritournelle, selon son mode
de légèreté revendiquée, évite cette
négativité, en poursuivant des effets de sens liés
à des potentialités critiques quant à ses liaisons
et ses opérations de jonctions au réel.
[note n°5 : nouvelle épistémologie] Approcher les nouvelles constitutions
poétiques, telles celle de Anne-James Chaton, de La Rédaction
ou de l’Agence_Konflict_SysTM, par exemple, cela implique la mise
en place d’un nouvel appareillage critique au niveau de la considération
des textualités ou des productions. On se souvient encore de
la tentative de Christophe Hanna, avec Poésie action directe.
Certes, des reproches lui auront été faits
[4]
, qui peuvent effectivement être légitimes,
toutefois, il est nécessaire de remarquer le risque épistémologique
qui a été le sien. À savoir la transformation non
seulement de la formulation, par l’emprunt d’un vocabulaire
scientifique et mathématique, mais en plus le déplacement
logique de la relation à l’œuvre. Au lieu de considérer
le médium en tant que simple support d’où pourrait
être abstrait un sens, il a déterminé sa réflexion
en liaison étroite avec une étude des supports, et des
stratégies communicationnelles. Mario Costa, que cela soit dans Le
sublime esthétique (1990) ou bien plus récemment dans Internet et Globalisation
esthétique
(2003), met parfaitement en évidence, de quelle manière
ce tournant dont on vient de parler est une nécessité
épistémologique si l’on veut étudier les
nouvelles formes offertes par les œuvres d’art. Tel qu’il
l’exprime, la différence faite entre l’objet esthétique
et le produit physique ne peut plus être posée. L’objet
esthétique, dans les arts numériques, se tient en totalité
dans la présentation du produit physique. Ce qui se montre n’est
autre que l’objectalité de l’objet. Ce qu’il
s’agit de comprendre c’est comment est disposé, est
conçu ce qui est montré. Ce qui dès lors demande
de changer le paradigme d’approche : il n’est plus
esthético-linguistique, mais il devient esthético-cognitif.
Il ne développe pas une logique du singulier (la langue du poète),
mais il tente de montrer les frictions processuelles, les inter-actions
cognitives et critiques entre le monde où appartient l’œuvre
et de l’autre l’œuvre en tant qu’elle se destine
en son sein [fin du paradigme du monde clos de l’œuvre, fin
de l’essence du poétique]. Les poésies qui s’inscrivent selon nous à
la transformation post-moderne du monde exige une telle transformation
épistémologique. Employé le terme de « post-moderne »
est bien entendu pas anodin, et implique des précisions. 1/ La notion de post-modernité, est entendu ici d’abord
et avant tout selon une description du monde issu de la réflexion
de Lyotard dans La condition postmoderne. Fin de la transcendance. Fin
des méta-discours emblématiques d’une époque.
Fin de la recherche de l’authenticité. 2/ cela implique une critique et une mise en perspective de
la modernité littéraire, par exemple celle de Christian
Prigent. Ce qui semble pour l’instant peu questionné, c’est
le rapport qui est établi entre d’un côté :
le positionnement de la modernité du point de vue du monde (que
cela soit à partir de l’ouverture du perspectivisme du
Quattrocento) ou bien de l’émergence des sciences hypothético-déductives
qui pérennisent la domination de la rationalité et sa
mondialisation, et
de l’autre la généalogie moderne qui s’ouvrirait
selon l’exorde de Rimbaud, en tant qu’il faudrait que la
poésie soit absolument moderne. Etrange rapport, peu interrogé.
Comme s’il était évident que la notion de modernité
renvoie à la même définition. Qu’est-ce qui
distingue ces deux modernités ? Rapidement, nous pouvons constater qu’elles sont hétérogènes,
alors que d’un côté est posé le suprématisme
rationnel selon la logique d’un progrès infini, de l’autre
s’annonce la critique des plus radicales de celle-ci notamment
en tant qu’elle serait productrice de l’aliénation
humaine (cf. Verhaeren et Les villes tentaculaires,
cf. Ball et son attaque de l’évidemment du langage par
la logique journalistique dans Flucht aus Zeit, etc…). Et pourtant, c’est là que
justement nous pouvons percevoir ce qui a défini la modernité
poétique : un contre-investissement posant une inversion
des valeurs — au sens nietzschéen de La naissance
de la tragédie
—. Alors que d’un côté est proposé le
perspectivisme de la communauté mondiale et de la transcendance
du progrès technique et scientifique, de l’autre la transcendance
est posée au niveau de l’individu-singulier et de son authenticité
à re-découvrir, à dévoiler par la violence
d’une autre langue (chaque fois singulière chez les poètes
modernes, chaque fois mono-logique, chaque fois auto-positionné
selon des processus autistiques de composition). Ceci impliquant
premièrement : que la poésie moderne, qu’elle
le veuille (Ponge, Char, Verhaeren, dada, etc…) ou qu’elle
s’y refuse par constat circonstanciel (Prigent depuis son abandon
du maoïsme et de son positionnement aporétique), à
chaque fois projette cependant un réel à distance
de la réalité construite, un réel qui aurait un
degré de vérité supérieur, étant
plus propre à l’individu-singulier. De là, une deuxième
implication : la monstruosité de la langue se positionnant
comme l’hétérogène articulation du singulier
face à l’homogénéisation de la langue par
les critères rationnels et pragmatiques qui gouvernent la mondialisation.
3/ De ce fait la post-modernité poétique, selon
cette analyse, est l’abandon : a/ de la logique de l’aliénation
du propre par l’impropre, selon un déplacement du questionnement
portant sur notre être-au-monde ; b/ l’abandon de la transcendance
(y compris aporétique) du réel face à la réalité.
c/ l’ouverture à la nécessaire réflexion
épistémologique sur les conditions de notre constitution
dans un monde saturé par des institutions symboliques tout à
la fois divergentes et convergentes, concurrentielles et solidaires
(cf. Debord La Société du spectacle, §.62). Les poésies qui ouvrent la
post-modernité, ainsi ne tournent plus autour de la question
du sujet et de sa langue (ce que l’on retrouve chez de jeunes
poètes comme Christophe Manon ou Fabrice Bothereau), mais elles
interrogent la constitution des strates symboliques qui déterminent
la représentation du monde et le sujet. Il n’y a pas d’horizon
de sortie, de transcendance. Lorsque l’on considère le
travail de Anne-James Chaton, il est évident que la pro-position
symbolique de la matérialité de son langage ne renvoie
pas à une autre réalité possible, mais il décrit
précisément, chirurgicalement, comment se compose la réalité
symbolique de celui-ci (accumulation de référencements,
de paiements). De même La Rédaction,
dans son dernier travail, Visages-flashs Ultimes [publié par
al dante et en extrait dans la revue Talkie-walkie], présente
une réflexion sur les visages d’otage et sur le rapport
qu’il y a entre la légende et ce qu’elle
présentifie et de l’autre la photographie du visage de
ces otages en tant qu’elle a été déterritorialisée
se sa circonstance, de son cadre initial et repositionnée dans
le cadre homogène de portraits robots qui posent alors la question
du rapport entre textualité descriptive, conative et de l’autre
l’élément référentiel. L’Agence_Konflict_SysTM semble
travailler dans une direction concomitante : son travail sur les
petites annonces, met en perspective le rapport qu’il y a entre
agencement formel et contenu linguistique, à partir d’une
hyperbole des intentionnalités symboliques contenues initialement
dans les processus formels médiatiques. C’est en ce sens,
que travaillant sur les petites annonces [comme cela se voit dans le
visuel publié dans la revue Talkie-walkie], il reprend la logique
compositionnelle stricte, et en vient à la saturation des signifiés
par le développement hyperbolique des logiques intentionnelles
des messages d’annonce. Non pas d’un point de vue critique
[car aucune critique n’apparaît] mais neutralement, objectivement.
En cela, ces œuvres ne demandent pas d’abord et
avant tout un rapport esthétique, ou encore la connivence d’un
combat ou d’une transcendance de l’authenticité,
mais bien plus de penser l’esthétique cognitivement [analyse
des matériaux, des formes utilisées, des croisements référentiels,
de la logique d’utilisation de certaines technologies —
tel par exemple le powerpoint qui est un outil d’entreprise et
qui a été utilisé par Franck Leibovici puis Christophe
Hanna pour leur diaporama]. C’est en cela que le passage
[lent, progressif, issu aussi de généalogies à
l’œuvre] vers la post-modernité repose pourtant sur
un tournant épistémologique radical quant à l’appréhension
de l’œuvre, ce qui pour l’instant, je le dis, n’est
pas fait au niveau général de la poésie contemporaine,
au sens où est majoritairement publié encore des recherches
idiolectales, au sens où les lectures publiques et les interventions
laissent peu de place encore à ce type de travail.
[note
n°6 : informations et archivages]
La
textualité aura donc changé en poésie. Suite à
des travaux comme ceux de Heidsieck ou de Ponge, c’est assez certain.
Ce qui est au cœur de ce changement tient à la nature du
langage et de ces processus [cf. note n°4 : rumination et ritournelle].
Le langage comme j’ai commencé à l’expliquer
est issu d’un travail de captation et de séquençage.
Celui-ci est en rapport avec les énoncés paralittéraires
qui prolifèrent et se reproduisent dans les dimensions médiatiques
qui structurent la représentation de la réalité.
Ce qui va être au centre de ce travail dans de nombreuses pratiques
est un traitement de l’information, et une mise en perspective
des effets cognitifs de celle-ci sur le sujet. Comment la réalité
se construit-elle à partir des énoncés informatifs,
quel en est le sens (degré de signifiance), et pour quelle raison
implique-t-elle pour le sujet une réappropriaton/réévaluation
de la signifiance ? D’un
point de vue intramondain, les énoncés se destinent sans
autre opacité que l’évidence et la postulation du
vrai : un énoncé informatif postule qu’il est
complet et qu’il est en adéquation avec ce qu’il
dit. Principe d’adaequatio rei et intellectus. Or, et ici,
c’est dans l’essence même du politique ou du médiatique,
tout énoncé véhiculé n’est toujours
que parcellaire, réduction du réel et reconstruction de
celui-ci selon les logiques en œuvre dans le discours et les intérêts
en jeu [cf. Chomski]. Les littératures cognitives interviennent
comme décryptage, re-médiation des dispositifs informationnels
conventionnels, qui ont pris en charge de mettre à disposition
la réalité pour l’homme. C’est
ici par exemple que le travail de Manuel Joseph avec Heroes are heroes
ou de Patrick Bouvet avec Shot en 2000 ou Direct en
2002 ou de Chaton, dès ses événements 99. Dans
Direct comme dans Shot Bouvet met en question par ses
dispositifs la mise en scène documentaire de l’actualité.
Cela apparaît parfaitement avec Shot, où,
à la place de photographies, se succèdent des mini-bloc-textes
descriptifs qui simulent la présence de photographies en tant
qu’elles en sont les indexiquaux descriptifs. De
la saisie immédiate et intuitive donnée par la photographie,
on passe à la saisie linéaire et discursive du contenu
photographique, ce qui fait ressortir avec crudité le contenu
donné en un seul coup par la représentation photographique
(photographie liée à la guerre, à la mort, à
la destruction). Ces
poésies ressemblent à un archivage documentaire, elles
se font reflet en distorsion et critique des énoncés qui
traversent le monde et qui par leurs densités/intensités
médiatiques sont coercitives pour le lecteur. Elles postulent
la possibilité d’un démontage des logiques énonciatives
et documentaires du monde. Mais ce processus n’est pas que déconstructionniste,
il s’accompagne d’un remontage, d’une opération
de restructuration : de re-présentation. Chaos boy de Bouvet :
en démontant les langages sécuritaires, et économiques,
il remonte des dispositifs dont les effets sont critiques : « l’insécurité
s’installe / dans les villes impuissantes / les jeunes sont livrés
/ à eux-mêmes / drogue / violence’ / suicide / les
jeunes explosent / de plus en plus / et malheureusement / ils sont protégés
/ par lepouvoir / oui / nous avons besoin / d’un retour / dans
les villes et les villages / nous avons besoin d’une explosion
de la peur » [p.36] « le
patron voulait nous convaincre de
la nécessité de licencier avez-vous la mémoire des
noms » (p.47)
Si l’information est bien le
matériel qui est choisi par Bouvet pour construire son texte,
toutefois, il opère un déplacement des logiques, non pas
pour parvenir à autre chose que l’information, mais pour
mettre en lumière le fond idéologique qui guide la structuration
de l’information et des représentations. Dans les deux
passages ici cités, nous nous apercevons, qu’agissent,
reliés à des énoncés liés soit à
la politique sécuritaire, soit à l’activité
salariale, des contre-points qui interrogent l’évidence
des premiers. Vannina
Maestri dans son travail de séquençage et de cut’up
établit pour sa part des télescopages dans des énoncés
qui apparaissent dans les magazines, dans la publicité etc…
Ce travail de composition au lieu de faire apparaître la monstruosité
des liaisons organiques inapparentes du sens en jeu dans le monde des
représentations, travaille par la saturation des télescopages
à un évidemment du sens dans la formation d’une
entité expérimentale des énoncés singuliers.
La composition qui se nourrit des informations aboutit à l’insensé
du parcours, d’un frayage du regard qui montrant le regardé,
donne à voir un monde morcelé, fragmenté, insynthétisable
en une seule identité, contrairement à ce que les pouvoirs
hégémoniques voudraient faire croire. Le titre Débrits
d’endroits en témoignait déjà. Vie
et aventure de Norton poursuit et approfondit cette perspective,
réfléchissant au fur et à mesure de ses trajectoires
télescopées au processus interne de composition du livre.
Le sous-titre indique immédiatement ce dont il sera question,
non pas travail sur l’invisible, sur l’inapparent, mais :
« ce qui est visible à l’œil nu ».
MAIS QU’EST-CE QUI EST VISIBLE DE CET Œil-LÀ, DE CET
ŒIL NU, SANS FARD ? la profusion constellée de tous
les énoncés qui saturent l’espace perceptif. Pour
quelle raison cet œil est-il nu : pour mieux se défendre
face à « the incredible universe ».
De quelle manière se fait cette défense : « CALQUER
/ COPIER / cerner la qualité de la relation établie avec
les différents protagonistes : / rituels défensifs »
[p.110]. Le télescopage, les frictions, les liaisons et les relations
que déclenchent le travail de cut de Maestri, ne sont pas ainsi seulement des contingences
accidentelles anéantissant tout sens. Ni non plus des jeux de
cadavre exquis devant renvoyer à une instance intérieure
du sujet. Il s’agit bien plus, à partir d’un travail
d’archivage des énoncés intramondains, de percevoir
un ordre de conjonctions réelles entre les phrases et qui pourtant
du fait même de la logique de représentation médiatique,
sociale ou économique n’apparaît pas. La signifiance
intramondaine est appréhendée comme insignifiante. Du
fait que la signifiance intramondaine soit posée sans reste,
elle réduit le spectre virtuel des significations, à la
seule élaboration posée médiatiquement. La trajectoire
Norton, devient celle de la répétition en différence
des bribes de mots abstraits de leur contexte et reposées dans
la dynamique propre du trajet personnel. « Donner à
voir / extraire directement / les appositions, les éclats, les
moments d’intensité » [p.115]. Cette trajectoire
qui ouvre au possible du sens ne peut se produire qu’en tant que
le sujet ne se réfugie pas en lisière du magma symbolique,
mais qu’il se pose en sa stricte intériorité :
« c’est l’entrée au cœur qui détermine
/ la rotation / la spirale dynamique » [p.69], Ce qui provoque
une intensification du sens et « non seulement le reflet »[p.105].
Alors que par exemple chez Game il y a effondrement de la phrase qui
est caractérisée par l’origination première
d’une articulation personnelle [c’est pourquoi il en reste
à répéter la clôture de la modernité],
ici l’effondrement de la phrase est distinct, au sens où
il n’existe qu’autant que l’énoncé saisi
ne l’est que partiellement selon le temps de contact entre l’énonciateur/télescopeur
et de l’autre le tissu linguistique mondain. Si le premier dès
lors me semble appartenir à la tradition moderne, la seconde
se situe bien au-delà de cette modernité. Ces
poésies sont ainsi des expériences d’archivage de
la réalité, non plus selon des critères épistémologiques
fondés sur la rationalité scientifique (sociologie, histoire,
économie) mais selon le prisme du sujet qui se pose au centre
des interactions du monde et qui en expérimente rationnellement/sensiblement
les flux selon la possibilité de la déconstruction/reconstruction,
du démontage/montage. Tout
le travail de Jacques Donguy est élaboré dans cette question
de frictions des données produites par le monde et le trajet/télescopage
du sujet lui-même pensé selon une forme symbiotique quant
à sa réception (enregistrement du temps par caméra,
par notation informatique…). Dans sa préface de Tag surfusion, il traduit une réévaluation
ontologique du sujet humain par rapport à la modernité.
Comme cela est apparu la modernité s’élabore, quelque
soit ses lignes, dans la constitution d’une singularité
du sujet distanciant par son contact au réel la dimension intramondaine.
Or, comme il l’analyse, et ceci à partir de McLuhan, les
artistes, avec la révolution électronique « devront
abandonner la tour d’Ivoire et se diriger vers la tour de contrôle »
[p.7]. Quelle est cette tour : c’est une connexion directe
aux données intramondaines fournies, leur stockage et leur recombinaison
selon des problématiques issues de leur propre production. Tag
surfusion du point de vue de la version livre se présente
ainsi comme un ensemble de données extraites aussi bien de la
culture informatique que cybernétique, que des motifs appartenant
proprement à la société médiatique ou spectaculaire.
Leur assemblage, loin de dépendre d’une élaboration
personnelle [ce que l’on perçoit chez Maestri par exemple]
est produit par un logiciel de combinatoire. Si la collection d’archives
est liée au trajet personnel, la composition est issue de la
perspective de la littérature informatique (e-criture) et de
la production infinie d’un texte selon un traitement des archives
comme des variables numériques. Ontologiquement, du point de
vue de son être, le sujet humain est conçu alors comme
étant totalement intégré au processus d’évolution
technique, ceci l’amenant d’ailleurs à se référer
à l’expression de Stellarc de « corps
amplifié et accéléré » [p.10].
À travers la question de la perception des compositions et éléments
symboliques du monde, Jacques Donguy propose via la prothèse
technique du numérique et de l’informatique une perception
amplifiée et accélérée.
[note n°7:
cartographies]
Lorsque l’on regarde les efforts de Blaine, ou de Prigent,
on constate que les cartographies qu’ils esquissent — que
cela soit spatialement ou dans les signes analysés poétiquement
par Blaine, ou que cela soit dans l’agencement du corps-désirant
chez Prigent — à chaque fois
s’inscrivent dans une perspective de mémoire, de
composition d’un espace relié à un originaire.
Retrouver la scène originaire, en donner une représentation :
quand on suit les démabulations de Blaine, on a tout un faisceau
de traces qui se ramifie, se condense, pour peu à peu dessiner
une carte du surgissement des symboles originaires de la langue. Que
cela soit Prigent ou chez des auteurs plus récents tel Manon,
dans un horizon proche de Savitzkaia, c’est une tentative de représenter
la scène origininaire du corps/monde, avant leur disjonction,
tentative de faire ressentir comment se donne le réel sans dichotomie
entre le sujet et l’objet. D’où des configurations où l’intériorité
du corps est mêlée avec l’extériorité
[cf. Note n°1 : incarnation et présence et note n°2 :
corps], où plus rien ne distingue les mouvements biologiques
du corps des grouillements organiques de la nature. Anatomie de l’impossible,
anatomie d’un choas sive natura fondamental
dans lequel s’inscrit la corporisation, les cartes produites sont
celles de territoires en marge de tout ordonnancement pensé par
les représentations conventionnelles.
Ces cartographies, du monde et du corps, implique alors la constitution
d’un idiolect capable de transcrire ces ordres de composition
et de répartition, de les inventorier dans une langue propre.
Artaud ne s’y était pas trompé, inaugurant là
cette modernité prigentienne entre autres, « Je me suis mis souvent dans cet état
d’absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi
de la pensée. Nous
sommes quelques uns à cette époque à avoir voulu
attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie,
des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir
trouver place dans l’espace » [OC, t.XII, p.82]. Espace pour une autre configuration organique de soi,
espace dont il faut rechercher la cartographie inouïe, quitte à
plonger dans un langage hiéroglyphique aux incantations magiques
et opaques. Les poésies,
à effet cognitif ou informationnel, semblent à contrario
s’atteler à des cartographies du présent. Par décryptage
des régimes symboliques, analyse des caractères connotatifs
et performatifs des effets de sens des représentations homologuées.
Certaines se donnent même comme des poésies schématiques,
telles les compositions de Laurence Denimal. L’espace qui
entre en jeu dans ces poésies, étant composés des
énoncés et symboles du monde contemporain, de leur présence
hégémonique, il vient représenter la cohérence
ou l’incohérence de celui-ci. La question du sujet, d’une
révolte de la singularité face au monde est évacuée
[fin du tragique] au profit de la focalisation sur des micro-espaces
agencés et de leur recontextualisation [dramatisation cognitive]. La question de la cartographie
est ainsi assez cruciale dans les poésies à effets cognitifs.
Mais cette cartographie est celle des énoncés préexistants
[issues des représentations hégémoniques] et tente
d’en comprendre les articulations, d’en faire surgir les
jonctions ou disjonctions. Donc de réarticuler l’espace
de leurs apparitions/incidences. On peut percevoir cela
à travers un travail comme celui de Yves Buraud, dans son Petit
Atlas urbain illustré. Cet Atlas met en perspective l’espace-monde-contemporain
selon un réinvestissement du rapport signifiant/signifié
qu’il choisit. Ce réinvestissement est de l‘ordre
interprétatif/cognitif, au sens où il ne vise pas une
métamorphose des espaces et des symboles, mais un décryptage
permettant de se saisir des effets pragmatiques de chacun d’eux. Buraud, reprenant la logique formelle
de l’atlas, et de ses catégories connotatives, décrit
l’espace urbain contemporain soumis à l’aliénation.
Cela commence par la définition de l’abribus (pp.14-15)
jusqu’à la Zoning-ville (pp.153-155), en passant par les
typologies aliénantes qui se diffusent et structurent ces topoï
: Contrée de la tolérance zéro : „régions
industrielles, développées et riches, du continent euro-américain
(…) Pour mener à bien
cette politique de la Tolérance Zéro, il est nécessaire
de décupler les effectifs de police“. (p.47).
De même les travaux
de Laurence Denimal, par un schématisme, tente d’indiquer
des structures à l’oeuvre dans le secteur marchand (Joubor) ou
de la ville pensée comme espace de série-TV (Projet_Gasmol).
Ses créations sont comme autant de cartes qui mettent en jonction
des composant(e)s du monde occidental et qui les déclinent selon
des interrelations spatiales. Les cartographies ne
sont pas que spatiales, mais elles sont aussi relationnelles. Dans Peuplements, Daniel
Foucard travaille sur ces principes de répartition spatiales
des relations à plusieurs reprises en relation aux espaces décrits.
Foucard dans Nos sibéries, premier chapitre de Peuplements, s’inscrit
dans la circularité entre lieu [qui en tant que désert
n’est autre que le monde occidental] et variation des relations
entre les protagonistes. Il étudie et questionne les rapports
de jonction : „Imagine que la somme des ustensiles conservés
jusque là nous donnerai le pourquoi. Les effets sont autant d’indications
topographiques. (…) Rapproche un pneu des plans du
serveur. Le pneu a été ramassé sur la pisste d’un
circuit fermé. Les plans du serveur imprimés tradivement
au moment de l’errance“ … (p.29) Foucard met en évidence
les processus d’aliénation à partir de cette description
des jonctions entre lieu et protagonistes. Mais ce travail
peut aussi révéler le chaos géographique des énoncés.
Je pense ici aux recherches, liées au cut’up, de Vannina
Maestri, qui comme je l’ai déjà dit travaille sur
le séquençage d’énoncés liées
aux journaux, magazines féminins, etc… Dès ses Débrits
d’endroit, le travail de Maestri se penche sur la question
du lieu, non pas lieu physique de la réalité, mais lieu
de la langue, de l’espace-langue- monde qui est à l’oeuvre
dans les procédures communicationnelles. Par les télescopages
qu’elle opère entre des énoncés issus de
dimensions médiatiques, journalistiques hétérogènes,
elle redistribue l’espace énonciatif du monde, elle produit
des effets de mouvement qui étaient inaperçus, ou encore
intensifie ou interrompt certaines jonctions symboliques. Ses textes
deviennent alorrs des cartographies dynamiques qui investissent des
liaisons inouies au niveau des énoncés communicationnels.
Le monde contemporain,
en tant que magma de signes/significations instaurées par la
société, est ainsi le lieu où la poésie
post-moderne vient élaborer ses trajectoires. C’est bien
ce qu’a compris Éric Sadin lorsqu’il élabore
72. Son livre se présente comme un feuilletage/listage
des signes qui se croisent et s’amplifient au niveau de la jonction
à New-York de la 7ème avenue et de la 49ème rue,
mais aussi en relation avec la prolifération liée au développement
du numérique [série webcam]. Si chaque partie décompose
une strate matérielle de cette profusion des signes (donc se
replie sur son hétérogénéité), toutefois les séries ne font pas que se juxtaposer,
mais elles se composent pour donner l’unité d’un
récit. Dans l’ensemble,
nous pouvons constater qu’existe une différence de rapports
à l’orientation entre les poésies qui portent en
elles la négativité moderne et celles qui visent des effets
cognitifs : d’un côté est cherchée une réorientation
du sujet vers le propre qui le constitue au risque et au défi
de ne rencontrer que le jeu infini d’une aporie, de l’autre
une réappropriation de l’espace monde en tant qu’il
se constituee d‘énoncés.
On pourrait même allé plus loin en disant, que si
pour la modernité le paradigme géographique tend vers
l’implosion dans la négativité du sujet, pour les
poésies post-modernes le paradigme géographique tend vers
la réappropriation de l’expansion symbolique et hégémonique
des représentations qui se donne d’emblée comme
morcelée et indialectisable.
[Note n°8 : lisibilité
et autrui]
Il est indéniable que les modernes
se seront tenus dans l’illisible. Hantés par la négativité,
les textes, par leur prolixité ou leur aridité, auront
sans doute rebuté plus d’un lecteur, qui malgré
sa bonne volonté aura lâché le livre en décrétant
que tout compte fait, tout cela est illisible. La question de la lisibilité
pose donc nécessairement la question d’autrui. Cette résistance pour autrui,
face aux modernes, est inhérente à l’entreprise
d’écriture que j’ai tenté de mettre en évidence
selon certaines de ces lignes : poser le sujet singulier comme
moteur d’idiolect, moteur du rapport au monde. Bien souvent, ce
qui s’effectue dans ces trajectoires, tient plus d’une lecture
de soi, d’une articulation
de soi pour soi, d’un touché de sa propre monstruosité,
que de la tentative de se rendre compréhensible, et par là
appréhendable par autrui. Mais pour quelle raison ? Parce
que ce qui est supposé, c’est la possibilité de
faire ressentir dans l’autre, le lecteur, cette part obscure,
profonde, qui s’incarne dans la langue [cf. dialogie n°5 sur
la question de la différence entre affect esthétique et
affect cognitif]. Et ceci, jusqu’au sacrifice de toute constitution
linguistique, jusqu’à la réduction de soi aux forces
profondes du corps [cf. note n°1 : l’incarnation et présence]. Dès TXT, Christian Prigent
interrogeait cette question de la lisibilité des modernes, et
ceci par le biais des lectures d’Artaud, de Rimbaud et de tant
d’autres. Cela en quelque sorte a donné La langue
et ses monstres, où il explorait les « grandes
irrégularités de langage » pour reprendre
Bataille, ce lieu où se dessine l’étrangeté
de la langue « ce qu’on appelle parfois l’illisibilité » [p.10]. Et il indiquait que cette illisibilité
était assurément reliée à la question du
corps, au corps impossible à articuler pour « la
langue amène et lisible de l’échange communautaire ». L’illisible ainsi implique
non pas une position dans un contexte, mais la décontextualisation
du lecteur de tout contexte pour son implosion au lieu de ses langues
monstrueuses. De fait est présupposé alors que le lecteur
soit transpassible à cette négativité à
l’œuvre dans la langue, qu’il puisse y être impliquée,
non d’abord par un impact, mais par sa propre composition de vécu
de sens. Si la modernité n’a pas fini de revenir, d’être
le revenant vécu de corps se posant en différence du monde
ambiant, cependant, et Prigent ici ne se fait d’ailleurs aucune
illusion, seul celui qui est dans une telle posture peut ressentir ces
écritures. S’il les rencontre, c’est qu’elle
révèle d’abord et avant tout le profond secret de
son être. À lire Fiat, ou d’autres
comme Quintane ou Hanna, nous rencontrons non plus de l’illisibilité,
mais une lisibilité des plus accrues, voire des plus crue : « Même si leurs coins n’étaient
pas à angle droit, les murs ne s’écrouleraient pas »
(Quintane) Cette lisibilité bien évidemment ne va
pas sans question, au sens où elle ne correspond pas exactement,
à la lisibilité communicationnelle. La lisibilité communicationnelle,
fonctionne sur un pré-acquis énonciatif redoublé
par un pré-donnné intellectif et cognitif. L’énoncé
communicationnel, certes peut amener des nouveaux contenus, mais jamais
il ne déroge aux structures et logiques du pré-acquis
énonciatif : à savoir la capacité indexicale
ou performative à corresponde avec ce que les représentations
hégémoniques proposent comme réalité. Ce
qui est sous-tendu dans les énoncés communicationnels, c’est une
conception homogène du monde qui est assumé dans un vocabulaire
pré-défini qui se forme selon un sens a priori de chaque
mot et des relations causales elles aussi déjà établies.
Nietzsche a été certainement
l’un des premiers a focalisé son attention sur le caractère
construit du réel lié à la logique et au concept.
« La logique est la tentative pour
comprendre le monde réel selon un schème de l’être
posé par nous-mêmes, pour nous le rendre plus exact, formulable,
calculable » [fragment posthume, 1887]. L’homogénéité apparente
du monde ne provient pas pour lui de ce qui se donne réellement
à nous (l’expérience originale, première,
toujours posée en différence), mais provient de l’articulation
rationnelle du monde par la pensée scientifique, philosophique
et morale occidentale. Ainsi, s’il est « temps de se
libérer de la duperie des mots » [Par delà
le bien et le mal §.20], c’est qu’il
faut réinterroger tout à la fois les rapports entre phénomène
qui ont été établis par les sciences et la raison
et de l’autre ce qui est intuitivement contenu dans chaque identité
conceptuelle, en tant que le contenu n’est pas inhérent
à la chose, mais est lui-même construit selon un ordre
de croyances. C’est selon cet horizon que le travail des littératures
liées à la post-modernité justement se constitue.
La lisibilité des poésies
remédiées, ou de la facialité de Quintane, de la
poémathématique d’un Espitallier ne correspond aucunement
à celle-ci. Le lisible est l’apparent. Le lisible apparaît
du fait que les énoncés sont bâtis, stratégiquement
même construits, en relation avec la langue communicationnelle
et à ses apparents agencements, tout en la débordant par
les relations/jonctions/rapprochement tissés, les détournements,
les subversions accomplis au niveau de l’usage des symboles et
contenus ou encore l’usage des tautologies. Cette lisibilité ne correspond
pas à un pré-acquis du sens et de la structure, mais est
davantage un travail du voir. Voir en faisant croire que tout a été
vu. Voir les jonctions symboliques et linguistiques à l’œuvre
dans le tissu intramondain des représentations. Toute le travail
de Quintane dans ses premiers textes se concentraient sur cet aspect :
interrogation du lieu commun et de l’inaperçu quotidien.
Du point de vue mathématique, ou des rapports d’évidence,
Espitallier subvertit les contenus déjà fixés en
produisant de nouveaux rapports (tautologie, analogie, homologie, connections
d’impensés, etc…). De même, lorsque l’on
considère des textes comme Huntsville, la honte du monde de
Franck Laroze, c’est ce travail de jonctions qui est effectué.
Dans Huntsville, il relie d’un côté une description
anodine d’une ville du Texas située aux Etats-Unis, avec
les anti-chambres de la mort. Travail qui n’a de cesse donc de
croiser la tranquillité du bourg et la sourde inquiétude
de la condamnation qui traverse tout le texte à travers la récurrence
d’une élision, qui redouble sa prégnance. « Là-bas, il paraît que certains se
détendent / le soir / et qu’ils finissent par approuver
la règle du jeu / c’est prouvé / c’est aux
Etats-Unis d’Amérique / là-bas après la mer
/ sous nos yeux sans avoir à franchir l’horizon / on y
fait des films / et les vaches y sont heureuses / là-bas où
tout est sur écran géant / où tout est miroir béant
/ violence fascinée par elle-même / en attendant / en attendant
la ». Si la modernité, par sa négativité
visait à briser l’ossature conventionnelle du sujet pour
qu’il puisse se relier à une origine qui lui serait devenue
étrangère, le travail de cette lisibilité, qui
part du même constat face au monde, cherche davantage une réappropriation
par le sujet de ses moyens critiques face au monde et la constitution
de sa représentation. La lisibilité se constitue alors
en tant qu’apprentissage de la lecture. Et éthique de la
vigilance, éthique critique. Alors que l’illisibilité
se formait en s’affrontant à un réel débordant
toute saisie et impliquant l’idiolect de la langue, la lisibilité
annoncée dans les nouvelles démarches poétiques
ne propose plus d’expériences en direction d’un réel,
mais une réappropriation pragmatique de la réalité
produite dans la représentation. Ce n’est pas pour rien que tant
de textes (Arlix, Foucard, Quintyn, Hanna, Laroze, Fiat, …) questionnent
la jonction de la loi à l’homme. Ce n’est pas tant
pour dénoncer, que pour mettre en lumière les logiques
linguistiques qui impliquent la coercition de la loi sur l’esprit. La lisibilité et le rapport
à autrui entre ici en considération. Christophe Hanna, dans Poésie
action directe, a particulièrement mis l’accent
sur cette donnée de la lisibilité et de la communicabilité
textuelle en rapport aux effets de sens, non seulement par rapport à
sa propre réception de la poésie [p.17] que par rapport
à la réception de la poésie remédiée
ou informationnelle par des lecteurs/auditeurs étrangers aux
milieux poétiques [suite des protestations]. Il montre, comment
une sorte de malaise peut se produire face à ce type d’expériences
littéraires. Ce « malaise » est
justement un effet de la lisibilité et de la recognition toujours
à l’œuvre chez le récepteur. Alors qu’une
poésie moderne peut échapper en totalité à
la recognition de l’auditeur, en tant qu’il n’y entend
rien, ce ne peut être le cas dans les poésies informationnelles,
dès lors que les énoncés connotatifs, que les aspects
performatifs des énoncés, sont issus de la matière
linguistique prédonnée au niveau social, économique
en bref médiatique. Ce « malaise »
ne tient pas à un entendre, ni non plus à un comprendre,
du fait que les énoncés sont par eux-mêmes compréhensibles.
Le malaise provient au contraire de l’engagement restructurant
de ces énoncés au niveau des contextes particuliers qui
sont visés. C’est ce sur quoi il aboutit à la fin
de sa première partie [p.62], qui achève sa thèse :
Les
poésies-P’ sont épistémologiquement engagées :
c’est leur manière d’être politiques. DANS
LES CIRCONSTANCES ACTUELLES, LEUR ACTION CONSISTE À DIVISER
LA VÉRITÉ.
[1] La question de la ligne généalogique, et de la réappropriation-exploration, on la retrouve déjà dans des pièces sonores de 1998, tel Particules d’Iris, publié en texte et enregistrement sur le site de Hache (www.dext.com/hache/montessuis1.html) [2] Il y a là au niveau énergétique et au niveau de la volonté esthétique de la présentation, un rapport avec ce qui ets dit au niveau de Hausman ou Ball. Chez Montessuis, il y a une tentative de retrouver les accord magiques, chamaniques. [3] Etrangement, les surréalisates sont entrés dans une question touchant davantage la dichotomie inconscient/conscient. Ainsi, il est possible de voir comment Ferdinand Alquié, qui partageait certaines avancées des surréalistes, analyse la question de l’écriture automatique, et de la manière dont elle se détermine en tant que méthode quasi-rationnelle d’incarnation de liaisons/connexions de l’inconscient à partir du manifeste de Breton (La philosophie du surréalisme). La modernité des années 60, a interrogés autrement par la question du corps (Nietzsche, Artaud, Sade). [4] Cf. Action_Doc(K)S, et mon article theory hackt°, où je mettais en évidence certaines limites de son approche.
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